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  • De retour de Cambridge

    Entre le 9 et le 11 septembre dernier s’est tenue, à Cambridge, dans l’enceinte du Queens’ College, la Conférence du Tricentenaire sur l’Histoire de la Franc-maçonnerie, réunie à l’initiative de la Loge londonienne Quatuor Coronati. J’ai eu la chance, avec une poignée de Français, de compter parmi la centaine de personnes qui ont pu assister et prendre part aux travaux de la Conférence.

    Rappelons en premier lieu ce qu'est la Loge Quatuor Coronati 2076 : c’est la plus ancienne loge de recherches du monde, fondée en 1884. Or, ce point mérite ici un premier commentaire. Ce qu’on entend par « recherche maçonnique » en Grande-Bretagne, est bien différent de ce que l’on désigne souvent ainsi en France. Il ne s’agit pas de « super-loges » qui proposeraient des « super-planches », présentées par des « super-Frères (?) », à propos de tout et de n’importe quoi – ou presque. Cela désigne exclusivement une approche historique des sources, des origines, des documents fondateurs, des personnages et des évènements qui ont fait la maçonnerie à travers le temps et l’espace. On ne produit pas ici de « jus de crâne » : on tente de retrouver, par une approche objective et documentée, la vérité des origines. Les travaux publiés annuellement dans la prestigieuse revue Ars Quatuor Coronatorum depuis 1886 – le thesaurus de l’érudition maçonnique international – qui a été le modèle suivi par René Désaguliers en fondant en 1970 la revue Renaissance Traditionnelle – en sont l’éloquent témoignage.

    La Conférence elle-même réunissait tous les noms les plus prestigieux de la recherche maçonnique anglaise, et la presque totalité des membres de la loge Quatuor Coronati en particulier.

    Un coup d’œil au programme vous permettra de juger de la diversité et de l’intérêt des sujets traités:

     

    Programme Cambridge 1.png

     

    Je voulais juste faire part de quelques impressions.

    La première est l’incroyable liberté de ton des chercheurs britanniques au sujet de l’histoire de la maçonnerie: ce que j'ai appelé, dans un de mes livres, leur "tranquille audace". Ici, pas de querelles d’obédiences rivales ou de prééminence d’un Rite qui, sous couvert pseudo-discussions savantes, instrumentalisait l’histoire maçonnique. Mais au contraire, l’histoire traitée de façon académique, sans arrière-pensée, de manière rigoureuse et distanciée. La critique des contributions présentée est également sans complaisance mais aussi sans acrimonie : on ne défend pas ici un « camp » contre l’autre, comme on le voit faire si souvent en France quand « leur historien » est opposé à un « historien à nous », pour reprendre une niaiserie, restée célèbre, d’un dignitaire maçonnique oublié. Je me dis parfois que si la maçonnerie anglaise est perçue en France, du moins par certains, comme "dogmatique", elle est néanmoins, quant au regard qu’elle porte sur sa propre histoire, incommensurablement plus libre et plus audacieuse qu’en France. Ce n’est d’ailleurs pas un constat joyeux pour nous autres Français, si volontiers donneurs de leçons.

    En second lieu, plus je fréquente mes amis chercheurs anglais ou écossais – je veux citer ici, par exemple, John Acaster, John Belton et Robert Cooper, trois hommes avec qui j’échange depuis des années et pour qui j’ai un véritable respect – plus je suis convaincu que traiter l’histoire de la maçonnerie en France séparément de ce qu’on fait à ce sujet en Angleterre ou en Écosse est une stupidité.  Entendons-nous bien : je ne veux pas seulement dire qu’il faut tenir compte de l’histoire maçonnique des deux côtés de la Manche, car c’est une évidence, mais cela ne suffit pas : on peut, de chaque côté de la Manche, porter un regard erroné sur l’histoire maçonnique du côté opposé ! Je veux dire précisément qu’il faut encourager les rencontres et les conférences où des chercheurs « libres » des deux bords pourront échanger et confronter leurs points de vue.

    Pour cela, il ne faut pas s’enfermer dans un programme qui présuppose les conclusions auxquelles on doit parvenir et, en France du moins, il ne faut pas placer de telles rencontres sous l’égide d’une obédience ou d’un Rite car, quelle que soit la bonne volonté des organisateurs, le biais est pratiquement inévitable. Un tel risque n’existe pratiquement pas en Angleterre…

    Voilà pourquoi je rêve d’une Conférence qui, en Grande-Bretagne, réunirait à part égales des chercheurs français, anglais ou écossais en histoire maçonnique, afin de travailler ensemble à la constitution d’une histoire consensuelle des sources de la maçonnerie franco-britannique dans les trois ou quatre premières décennies du XVIIIe siècle. De même, il faut souhaiter que soient écrits des ouvrages conjoints entre des chercheurs français et anglophones. J’espère un jour voir ce vœu s’accomplir et je n’hésiterai pas à y travailler personnellement dans la mesure de mes moyens.

    Dans l’immédiat voici quelques photos de cet événement :

     

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    Masonic Center - Cambridge

     

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    Déjeuner après la tenue des Quatuor Coronati

    (la Reine nous regarde...)

     

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    L'amphithéâtre des conférences à Queens' College

     

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    Voilà où je loge dans le College...

     

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    Ma petite chambre d’étudiant à Cambridge !

     

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    Apéritif avant le Diner de Gala

     

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    A table entre Bob Cooper et John Acaster !

     

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    Photo finale avec tous les membres de Quatuor Coronati

     

    Un dernier mot. Ces Conférences apportent parfois leur lot de surprises, de « scoops ». La conférence de clôture, présentée par le Pr Andrew Prescott, contenait une révélation de ce genre, assez bouleversante en cette année de célébration d’un tricentenaire : le 24 juin 1717…n’a sans doute jamais eu lieu !

    Patience, j’y reviendrai bientôt (cette fois, c’est promis)…

  • René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie : les limites d'un regard

    3. “L’erreur opérative” de René Guénon

    Lorsqu’on parcourt l’inventaire des revues maçonniques figurant dans la bibliothèque de Guénon, on peut aisément distinguer deux principaux groupes : d’une part des revues très anciennes, se rapportant aux premières années de sa carrière initiatique, comme La Lumière maçonnique, de 1911 à 1914, ou la Revue antimaçonnique [1] pour la même période ; d’autre part des revues françaises plus récentes dont Guénon a parfois rendu compte, comme le Bulletin du Grand Collège des Rites (Grand Orient de France) de 1933 à1935, ou les Cahiers de la Grande Loge de France de 1947 à 1950.

    On note aussi des revues anglophones, comme Masonic Light, de 1947 à 1950 également, ou Grand Lodge Bulletin de l’Etat d’Iowa dont Guénon rendra régulièrement compte et dont tous les numéros figurent de 1929 à 1940.

    Il est cependant une autre revue dont l’importance tranche nettement par le nombre d’exemplaires qu’en possédait Guénon : The Speculative Mason, dont la collection est apparemment complète dans sa bibliothèque de 1932 à 1950, soit plus de cinquante livraisons. Guénon lui accordait une attention extrême et en parlait toujours élogieusement, quoique de façon souvent allusive. Elle figure parmi les quatre revues les plus régulièrement recensées et les plus fréquemment citées dans ses comptes rendus à partir de 1932. [2]

    The Speculative Mason était en fait la continuation, sous un titre nouveau, de la revue The Co-Mason, initialement l’organe de la branche anglaise de l’Ordre Maçonnique Mixte International Le Droit Humain , revue éditée à partir de 1909 sous la direction d’Aimée Bothwell-Gosse. La maçonnerie mixte anglaise, demeurée très marginale, connut des mésaventures diverses mais Aimée Bothwell-Gosse put demeurer à la tête de la revue désormais intitulée The Speculative Mason. A partir de 1945 elle s’adjoignit cependant les talents de Marjorie Debenham qui devait en assurer seule les destinées après le décès de son illustre aînée en 1954.

    Miss Bothwell-Gosse fut en quelque sorte le chaînon manquant entre la “Maçonnerie Opérative” – nous verrons bientôt ce qu’il faut entendre sous cette dénomination – et René Guénon avec qui elle entretint du reste une fructueuse correspondance. Toutes les informations dont Guénon fait état sur la survivance et les pratiques des “loges opératives”, se réfèrent en réalité à cette unique source, laquelle renvoie à l’une des aventures maçonniques les plus curieuses du début du XXe siècle : le  système de Stretton.

    Ce n'est pas ici le lieu de retracer en détail les origines et le déroulement de cette affaire qui a fait couler beaucoup d’encre, notamment dans les milieux guénoniens, et surtout suscité beaucoup de fantasmes. On dispose désormais, pour s’en former une idée exacte, d’un travail remarquable, magnifiquement documenté, très minutieusement argumenté, et qui fera référence pour longtemps sur ce sujet. Je ne peux donc que renvoyer à la communication de Bernard Dat, présentée en 1999 lors du IIIème Colloque du Cercle Renaissance Traditionnelle.  Rappelons-en toutefois les points essentiels.

    Entre 1907 et 1918, plusieurs articles publiés notamment dans la presse maçonnique anglaise, en particulier Co-Mason, ainsi que quelques brochures et livres, “révélèrent” l’existence d’une maçonnerie opérative, ignorée jusque-là, ayant échappé à la transformation spéculative et surtout au pouvoir de la Grande Loge créée à Londres en 1717. Le maître d’œuvre de cette révélation éclatante était un certain Clément Stretton, un ingénieur travaillant pour les Chemins de Fer britanniques. Initié en 1871dans la loge St-John’s n° 279 de la très spéculative Grande Loge Unie d’Angleterre, il avait au fil des années accompli une carrière maçonnique assez classique mais très active, accumulant les grades et les dignités.

    Dans un récit qu’il fit en 1909 devant la Loge de recherche de Leicester, il rapporta avoir été admis en 1867 – soit quatre ans avant son initiation dans la maçonnerie spéculative – au sein de la Worshipful Society of Freemasons, Rough Masons, Wallers, Slaters, Paviors, Plasterers et Bricklayers [3] par les membres de cette maçonnerie opérative réputée secrète et cependant toujours vivante selon lui.

    Pendant quelques années, il distilla d’assez nombreuses informations sur ce système dont il était devenu, à l’en croire,  l’un des plus hauts dignitaires, et l’essentiel en fut publié dans The Co-Mason, en raison d’un lien personnel entre Stretton et  Miss Bothwell-Gosse qui avait elle-même souhaité être à son tour admise dans cette étrange maçonnerie. En 1911 un ouvrage publié aux Etats-Unis par Thomas Carr fut entièrement consacré à cette “résurgence ”, et enfin en 1918, toujours aux Etats-Unis, Charles Hope Merz publia sur le même sujet une somme de près de 500 pages.






     

    Entre 1909 et 1915, deux loges “opératives” furent créées à Leicester – lieu de résidence de Stretton –, rassemblant au total une vingtaine de membres et portant curieusement les numéros 91 et 110 !

    La mort de Stretton en février 1915 mit un terme à la première phase de cette singulière aventure et, pendant de longues années, aucune autre information ne fut publiée à ce propos.

    Tous ces faits se déroulèrent en un temps où le jeune Guénon, dans l’entourage de Papus, était l’un des espoirs de “l’école spiritualiste” et avait déjà acquis les plus hauts grades de la maçonnerie très marginale et très atypique de Memphis et de Misraïm. Il est à peu près certain qu’à cette époque il n’eut jamais connaissance de la réapparition des “Opératifs”. On peut du reste se demander s’il s’y fût intéressé, le cas échéant : sa préoccupation était alors surtout de se faire admettre dans la maçonnerie spéculative “officielle”, en particulier à la Grande Loge de France, ce qui lui procura d’ailleurs de nombreuses difficultés.

    Dans la bibliothèque de Guénon, celle de ses dernières années, on ne trouve pas non plus la moindre trace des ouvrages de Thomas Carr ou de Charles Merz, pas plus que les travaux de Loge de recherche de Leicester, et il n’y fait lui-même aucune allusion dans ses comptes rendus. Il est donc parfaitement vraisemblable qu’il les a ignorés lors de leur publication et qu’il n’a jamais pu les consulter même si, bien plus tard, il a pu avoir connaissance de leur existence.

    A partir de 1932, cependant, un fait nouveau va se produire. Guénon rendra désormais  compte très régulièrement  des livraisons de la revue The Speculative Mason. Or, en octobre 1931, une tentative de refondation du système de Stretton avait eu lieu avec la constitution à Londres du Channel Row Assemblage, un groupe “opératif” de 21 membres, en Grand Assemblage of Operative Free Masons.[4] Pendant quelques années, un regain d’intérêt pour le système de Stretton semble s’être  manifesté dans quelques milieux maçonniques anglais. The Speculative Mason, toujours dirigé par Miss Bothwell-Gosse, elle-même très liée à  Stretton vingt ans plus tôt, s’en fit l’écho et publia des notes, des extraits de rituels et des études relatives à la “maçonnerie opérative”.


    Dès le mois de juillet 1932, Guénon y signale ainsi un article « sur les changements apportés au rituel par la maçonnerie moderne », tandis qu’en décembre de la même année, il relève qu’un autre article de la même revue « envisage les rapports de la maçonnerie opérative et de la maçonnerie spéculative d’une façon en quelque sorte inverse de l’opinion courante. » Jusqu’en 1950, les citations et les commentaires d’articles publiés dans The Speculative Mason vont se succéder sans trêve sous la plume de Guénon.

    Dans ces comptes rendus apparaissent tous les thèmes, toutes les affirmations, toutes les légendes, toutes les caractéristiques rituelles du système de Stretton. Guénon, au demeurant, cite à peine le nom de Stretton. Il ne parle que de la « maçonnerie opérative », comme s’il avait purement et simplement admis le récit de Stretton sans l’ombre d’une nuance, comme si la Worshipful Society était à ses yeux l’héritière incontestable de la maçonnerie médiévale, comme si ses rituels nous donnaient effectivement un fidèle témoignage de ceux dont faisaient usage, en leur temps, les  bâtisseurs de cathédrales !

     L’esprit critique de Guénon, si souvent en alerte et volontiers si caustique, semble avoir été ici annihilé. Seul un scrupule semble l’effleurer dans l’un de ses premiers comptes rendus relatifs à la revue de Miss Bothwell-Gosse, qu’il semble alors découvrir, en décembre 1932 : « Pourquoi, notamment, s’inquiète-t-il, prendre au sérieux les fantaisies “égyptologiques” du Dr Churchward ? ». Hélas, cette intuition fugitive était la bonne, et le patronage jadis accordé au système de Stretton par le très pittoresque John Yarker – en fait le véritable auteur des rituels “opératifs” –  ne valait guère mieux que celui de Churchward et aurait dû renforcer sa suspicion. Il n’en fut rien, sans doute parce que Guénon avait découvert dans cette incroyable affaire une vérité qui s’accordait trop bien à ses propres conceptions. [5]

    Le travail de Bernard Dat, cité plus haut, est cependant sans réplique. Le système maçonnique propagé – sans grand succès, du reste –   par Clément Stretton était manifestement une pure invention de sa part, avec le large et généreux concours de John Yarker dont l’ingéniosité et l’imagination, en ce domaine, étaient sans borne.

    Les conclusions de Dat sont accablantes : tout ce que nous connaissons du système de Stretton n’a pour source que ses propres déclarations, il n’y a aucune preuve documentaire, il n’y aucun lien direct établi avec les diverses sociétés opératives qui ont effectivement existé bien avant le XVIIème siècle et qui existent encore, l’exemple le plus connu étant celui des Livery Companies de Londres ; tous les documents cités par Stretton pour confirmer sa thèse, en particulier les Old Charges, n’ont aucun rapport historique direct avec celle-ci ; aucune preuve, aucun nom vérifiable de participants ne sont donnés quant aux réceptions de  Stretton lui-même dans les différents degrés de son système; enfin, le système de Stretton comporte des incohérences internes criantes et des anachronismes graves qui lui interdisent absolument de revendiquer une origine antérieure au XIXème siècle : c'est du reste ce qu'affirment sans ambiguïté les responsables actuels des Operatives, toujours en activité en Angleterre, lesquels rappellent qu'ils ne revendiquent aucune filiation directe et "ininterrompue" avec les maçons opératifs et ne forment qu'une société "commémorative"…

    Pourtant, lorsqu’en 1938 Guénon affirmait comme « un fait » qu’il avait existé des loges opératives « avant et même après 1717 », ou quand il laissait entendre contre Lantoine, en 1947, « qu’il y a bien des raisons de douter » que dès la fin XVIIe siècle la maçonnerie opérative était réduite à presque rien en Angleterre, il est absolument certain que c’est sur les écrits de Stretton, parvenus jusqu’à lui grâce au Speculative Mason, qu’il se fondait.

    Force nous est d’admettre que la seule fois où Guénon s’est écarté des thèses de l’historiographie maçonnique “universitaire” de son époque, dont il partageait finalement les conclusions, ce fut pour solliciter une source fallacieuse : ce fut son “erreur opérative”.

    4. Ambiguïtés et limites de la vision guénonienne

    J'ai simplement voulu suggérer ici et tenter de montrer ici que le regard de René Guénon sur les origines de la franc-maçonnerie, à travers une œuvre vaste, complexe et souvent provocatrice, comporte des limites qu’il n’est guère possible d’ignorer. 

    La première est le ton volontiers péremptoire dont il fait usage et qui le conduit parfois à porter des jugements téméraires dans des domaines où la vérification des données a conduit à contredire de façon convaincante, nous semble-t-il, certaine de ses thèses. On pourrait faire observer, du reste, qu’il s’agit en l’occurrence d’une caractéristique assez générale – et pas la plus avenante – du discours guénonien, quel que soit le sujet abordé. Je l'accorde sans difficulté, mais quand il s’agit de développer une théorie générale de l’initiation et d’en approcher, sans référence à l’histoire, les invariants anthropologiques, c’est tout au plus une question de style. En revanche, lorsqu’on aborde un champ d’études où la documentation peut confirmer ou au contraire infirmer les hypothèses, la modestie initiale de ces dernières, si elles se révèlent finalement intenables, laisse au moins à leur auteur le bénéfice d’un apport heuristique dont on pourra lui être reconnaissant. L’énormité de certaines de ses affirmations, manifestement infondées, porte ainsi à Guénon un rude coup quant à sa crédibilité générale sur la question des origines de la franc-maçonnerie.

    La deuxième limite, qui n’est peut-être que le développement de la précédente, est une certaine ambiguïté, pour ne pas dire une réelle équivoque. Nous l’avons vu, la rhétorique guénonienne sur la vanité des “méthodes universitaires” ne résiste pas à l’examen. Sur la filiation opérative de la franc-maçonnerie, l’essentiel de ce qu’il a pu affirmer ne faisait l’objet de pratiquement aucun débat dans les milieux “rationalistes et  universitaires” de son temps, et reposait sur une documentation classique et vérifiée dont il n’avait aucunement l’exclusivité et qui ne lui devait rien : l’inventaire de sa bibliothèque en fournit la preuve. Guénon, en l’espèce, s’est donc rangé à l’opinion courante, rien de plus.

    Mais trop souvent, on ne sait plus très bien dans quel registre il se situe. En maints endroits, et sur des sujets forts divers, il a d’ailleurs indiqué ne pas avoir à se justifier ni à citer ses sources ou ses références, en un mot à établir l’autorité en vertu de laquelle il se prononçait. Cet air de mystère que Guénon aimait parfois se donner, laissant supposer qu’il avait connu des expériences rares et bénéficié de correspondants ou d’informateurs hors du commun, est sans doute pour beaucoup dans la fascination qu’il ne cesse d’exercer, de nos jours encore, sur nombre de ses lecteurs.

    Sur la question des “ opératifs ” il est pourtant allé encore plus loin, en n’évoquant même pas ce problème, en n’indiquant jamais la provenance d’informations aussi extraordinaires que des extraits de rituel par exemple, alors qu’il empruntait, on le sait à présent, à une

  • La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (1)

    Beaucoup connaissent, sans doute, le passage fameux qui figure dans l’article II de l’acte d’Union de 1813 qui vit la naissance de la Grande Loge Unie d’Angleterre – par fusion de la Grande Loge des Modernes de 1717 et de celle des Anciens, apparue en 1751 : « La maçonnerie pure et ancienne est composée de trois grades et pas davantage, à savoir ceux d’Apprenti Entré (Entered Apprentice), de Compagnon du Métier (Fellowcraft) et de Maître Maçon (Master Mason), y compris l’Ordre Suprême du Saint Arc Royal de Jérusalem (Royal Arch) ».

    On a souvent commenté, avec un léger sourire, la formulation délicieusement équivoque, illustration de la « logique floue » si propre aux anglo-saxons, qui évoque ainsi la notion de « trois, et trois seulement, y compris le quatrième » ! Tel n’est pas ici mon propos. Cette conception qui cache, en l’occurrence, beaucoup de conflits de l’histoire maçonnique anglaise non (ou mal) résolus en 1813, a une portée bien plus générale.

     

     

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    L'acte d'Union de 1813: "Trois grades et pas davantage..."

     

    Tout maçon français a en effet entendu, plus d’une fois dans sa vie et souvent dès le début de sa « carrière » maçonnique, que la maçonnerie symbolique « culmine » avec le grade de Maître « qui est le dernier de maçonnerie symbolique et confère tous les privilèges de la maçonnerie ». Sous des mots parfois différents, c’est bien la même idée qui est convoyée.

    Dans un post précédent j’ai déjà évoqué, et je n’y reviendrai pas ici, une partie de ce que révèle cette conception : une certaine méfiance envers les hauts grades – réticence, voire hostilité, dont les motivations sont du reste très diverses – et de toute façon, la volonté très nette, surtout en France, de marquer une franche césure entre ces derniers et les trois premiers grades, lesquels sont supposés former un monde en soi.

    Or, un regard un peu attentif sur l’histoire maçonnique, et sur l’histoire du développement du système des grades symboliques en particulier, montre que cette vision des choses et doublement erronée. En premier lieu parce que les trois premiers grades ne sont nullement homogènes et ne se sont associés que par l’addition de deux sous-systèmes (les deux premiers grades d’un côté, puis le troisième de l’autre), ensuite parce que toute l’histoire maçonnique démontre de façon assez frappante que ce que les anglais appelaient en 1813 « la maçonnerie pure en ancienne », est bien en quatre grades, et non en trois, et cela presque depuis les origines de la maçonnerie spéculative organisée…

    1.       La maçonnerie est en deux grades

    Le plus ancien système maçonnique connu, celui que l’on pratiquait en Écosse à la fin du XVIIème siècle, et dont a hérité la première Grande Loge de Londres jusque vers 1725 au plus tard, est un système complet en deux grades, il n’y a pas le moindre doute à ce sujet.

    Dans la pratique écossaise, au sein d’une maçonnerie encore largement professionnelle – mais pas nécessairement « opérative » car elle comprenait déjà de nombreux métiers sans caractère artisanal, comme de petits commerçant et de petits fonctionnaires locaux – on recevait dans la loge le premier grade : celui d’Apprenti Entré. En fait, pour les « vrais » ouvriers du métier, ce grade n’était pas celui que l’on conférait à un tout jeune homme sans expérience. Pour être reçu Apprenti Entré, il fallait déjà plusieurs années de pratique auprès d’un Maître bourgeois, chez qui l’on avait été simplement enregistré ou immatriculé (registrered or booked). En d’autres termes, l’Apprenti Entré n’était pas un néophyte dans son métier. Mais il était alors – et alors seulement – « entré » dans la loge. Il pouvait alors quitter son Maître et trouver de l’emploi.

    Pour beaucoup d’artisans, au XVIIème siècle, la « carrière » maçonnique s’arrêtait là, du reste ! Ils personnifiaient en quelque sorte, sans le savoir, cet idéal de modestie maçonnique qu’on entend si souvent évoquer dans nos loges : celui de « l’éternel Apprenti » !

     

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    "Eternel Apprenti ?"  - En Écosse, au XVIIème siècle, c'était souvent vrai...

     

    Donc, dans cette maçonnerie « opérative » d’Écosse – à ne pas confondre avec la « maçonnerie écossaise » – la maçonnerie ne consistait même tout simplement qu’en un seul et unique grade…

    Mais souvent on pouvait, après quelques années, accéder au grade de Compagnon du Métier. Une seconde cérémonie, dont les détails nous sont connus, le permettait. Cela ne conférait rien de plus dans la pratique quotidienne du métier. Ce grade n’avait en fait qu’un seul avantage : il donnait la possibilité de devenir Maître de l’Incorporation – la Guilde des Maîtres bourgeois. C’est pourquoi nombre d’ouvriers, sans fortune et sans moyens, ne jugeaient pas « utile » d’accéder à ce grade car la perspective de venir « Maître » de l’Incorporation – un statut purement civil, sans cérémonie particulière – leur était à peu près interdite.

    Mary's Chapel, Edinburgh - La plus vieille loge du monde...

     

    Un premier point mérite ici d’être souligné. Dans la pratique écossaise, un maçon « régulier », si l’on peut dire – disons : professionnellement en règle et seul capable d’être employé par un Maître de l’Incorporation – devait avoir été reçu dans la loge. Les autres « maçons de la campagne », dénommés cowans en Écosse, ne jouissaient pas de ce privilège de l’emploi et se trouvaient réduits à des travaux subalternes. Or, pour prouver la qualité d’Apprenti Entré – le minimum nécessaire –, en un temps ou l’écriture n’avait pas la diffusion qu’elle a acquise depuis lors, on confiait au nouveau reçu un mot, le Mot du Maçon (Mason Word). Et ce mot, donné à l’Apprenti, était en réalité composé des deux mots J et B, connus aujourd’hui pour être diversement mais toujours séparément donnés, l’un à l’Apprenti, l’autre au Compagnon.

    En 1691, le pasteur Robert Kirk, rapportant les coutumes de l’Écosse, parle du Mot du Maçon comme « d’une tradition rabbinique en forme de commentaire sur le nom des deux colonnes Jakin et Boaz qui étaient placées à l’entrée du Temple du roi Salomon à Jérusalem ». On le voit : le premier système maçonnique est un système en deux grades dont les secrets essentiels – et souvent les seuls qu’on estimait utile de posséder – étaient renfermés dans le premier !

    Le second point qui mérite d’être souligné concerne la dénomination exacte du deuxième et dernier grade de ce système le plus ancien : on l’appelait « Fellowcraft or Master ». Comprenons bien : il ne s’agissait pas de deux grades distincts, mais d’un seul et même grade qui portait ensemble deux noms.

    Dans le contexte écossais, on comprend sans difficulté ce que cela signifiait : en étant Compagnon du Métier (Fellowcraft) dans la loge, on devenait éligible à la fonction de Maître (Master) dans l’Incorporation. En d’autres termes, un Compagnon du Métier était ainsi un Maître en puissance. Mais cette dernière qualité ne lui serait jamais conférée par la loge, mais seulement par la Guilde des Maîtres – s’il avait la chance d’y être un jour admis…

    Or, lorsque ce système fut exporté vers l’Angleterre, à Londres au début du XVIIIème siècle, il y fut d’abord pratiqué d’une manière sans doute très proche « rituellement », mais avec une différence de taille : la dualité d’appellation « Compagnon ou Maître », parfaitement explicable dans le contexte écossais, n’avait plus guère de sens à Londres où cette alliance de la loge et de l’Incorporation n’existait pas, l’organisation du métier de maçon y état tout à fait différente.

    C’est peut-être pour cette raison simple –  mais pas forcément suffisante ! – que l’idée a pu naître que le « grade » de Maître (jusque-là le mot « grade » n’existe pas dans les textes maçonniques) était un complément nécessaire. C’est à Londres, dans des conditions encore mal élucidées, que ce grade va surgir. Pour autant, ce ne sera pas la naissance d’un « système en trois grades symboliques » qui en résultera, mais bien plutôt l’ajout d’un grade d’une nature entièrement différente et, pendant longtemps, administré séparément comme tel : le grade purement spéculatif de Maître Maçon… (à suivre)