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  • Des figures masculines en maçonnerie...

    On en apprend tous les jours et, lorsqu’on déserte un moment les sinueuses mais paisibles allées de la recherche pour parcourir les gazettes - ce qu’il m’arrive de faire, je l’avoue -, on découvre des théories originales. L’une d’entre elles, récemment exposée par un Auteur, constate que « le rite [maçonnique] ne nous présente que des figures masculines » et qu’il en découle naturellement que la mixité en maçonnerie est un non-sens – bien que les Sœurs se voient décerner un hommage final.

    Je veux souligner que mon ambition n'est pas d'aborder ici le sujet de fond, car cela suppose une discussion autrement plus sérieuse et plus approfondie. Mais dès cet instant, notre Auteur se prend déjà les pieds dans le tapis, si je puis dire, car de deux choses l’une : ou bien ce qu’il dit est vrai, et dans ce cas, non seulement la mixité est une coupable transgression, mais en outre les Sœurs qui font entre elles de la maçonnerie ne se livrent alors qu’à une regrettable et douteuse parodie, ou bien l’Auteur déraisonne gravement. C’est toute la question.

    Ce n’est évidemment pas la première fois que l’on entend proférer des sornettes dans l’univers maçonnique. Malheureusement, cela n’atteint pas seulement les dignitaires – ce serait, du reste, le moins grave – mais également nombre de maçons.  Discuter ces absurdités ne mène généralement pas très loin car pour échanger utilement, il faut parler la même langue, celle de l’intelligence distanciée qui ne confond  pas la controverse courtoise et la polémique de réunion publique.

    Mais, cette fois, surpris par la nouveauté de l’argument, je me suis quand même décidé à réfléchir un moment sur ce qu’il faut bien appeler une niaiserie.

    « Tant qu’il y aura des hommes »…

    La théorie de notre Auteur se heurte en effet à quelques obstacles.

    Prenons, par exemple, la tradition chrétienne. Sa « figure » fondatrice, cruciale, est un homme – qui, cependant,  ne méprisait pas les femmes, chose plutôt rare en son temps. Cela veut-il dire que seuls les hommes peuvent être chrétiens et que cela est interdit aux femmes ? Que penser alors de l’accueil que Jésus fit à la Samaritaine, femme et hérétique ? Que songer aussi de ce que dit Paul – peu suspect de féminisme ! – dans Galates, 3, 28 : « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni personne libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. »

    Le même Paul, du reste, enseignait à tous les chrétiens, me semble-t-il, les trois vertus théologales : la Foi, l’Espérance et la Charité (ou l’Amour). L’iconographie postérieure unanime a toujours représenté ces trois vertus sous l’aspect de trois femmes : l’une portant la croix (la Foi), une autre soutenant une ancre (l’Espérance) et la troisième allaitant des enfants (la Charité). Ces trois femmes figurent du reste sur le tableau de loge au premier grade en Grande-Bretagne. Est-il possible d'en déduire que l’exercice de ces vertus est réservée aux femmes et que les hommes en seraient incapables ?

     

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    Trois femmes figurent sur ce tableau de loge...anglais !

     

    Si maintenant, du champ religieux, nous passons à celui de l’emblématique sociale et politique, une « figure féminine » se dresse immédiatement devant nous : Marianne, une femme puissante et souvent un peu dénudée – son sexe ne fait aucun doute ! Faut-il donc comprendre que seules les femmes sont à même de réaliser et de mettre en œuvre les valeurs de la République ?

    Enfin, si nous revenons à la maçonnerie elle-même, rappelons-nous qu’un Rite  important – et qui m’est cher –, je veux parler du Rite Ecossais Rectifié (RER) a pour emblème central le Phénix et que le grade le plus révéré de toute la tradition maçonnique française du XVIIIe siècle, celui de Rose-Croix, place à son sommet l’image d’un Pélican. Si l’on suit notre Auteur, faut-il en conclure que ce Rite et ce grade sont réservés aux volatiles ?...

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    Le Rose-Croix : un grade pour la volaille ?

    On me pardonnera d’avoir mené à son terme, par une innocente dérision,  la logique absurde qui nous est proposée. Toutefois, cette proposition aberrante pose un problème  qu’il faut tenter de résoudre.

    Passons-donc aux choses sérieuses.

    Inculture et fétichisme

    D’où provient l’erreur ? Au-delà, une fois encore, du fait que l"on soit éventuellement opposé à l''idée de mixité maçonnique, comment peut-on en arriver à une telle ineptie pour justifier cette opposition ? La source me parait double.

    D’abord, c’est, une fois de plus, la formidable inculture maçonnique qui est un des fléaux les plus redoutables de la vie maçonnique en France – mais pas seulement, qu’on se rassure. Quand on s’enferme dans son Rite, dans sa loge, dans son Obédience, comme dans autant de bunkers intellectuels, sans chercher à savoir ce qui se passe ailleurs, dans le temps et l’espace de la maçonnerie, dans la profondeur de son passé et la diversité de son présent, on se condamne aux pires contresens. Si notre Auteur avait un peu effectué cette sorte de voyage, il saurait, par exemple, qu’une très importance cérémonie maçonnique de souche écossaise, qui a tous les caractères d’un grade, met le candidat en présence d’une haute « figure féminine » de la Bible : la Reine de Saba elle-même ! Cela n’empêche pas ladite cérémonie d’être pratiquée depuis un siècle et demi par des maçons britanniques encore peu enclins à la mixité en loge, il faut le reconnaitre. On pourrait du reste citer d’autres exemples.

     

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    La Reine de Saba : une héroïne maçonnique outre-Manche

     

    Mais plus fondamentalement, il s’agit d’une erreur touchant la nature même du symbolisme. Le symbolisme n’est pas le fétichisme et les symboles ne sont ni des totems ni des dieux païens. Si leur forme varie (signe, objets, être vivant humain ou animal), ils nous proposent toujours de surmonter les conditionnements culturels et historiques qui les ont vus naître – et les éclairent, cependant – pour atteindre à une région de l’esprit et du cœur où se résolvent toutes les oppositions irréductibles de notre monde : objet/être vivant, frère/étranger, animal/être humain, femme/homme. Le dessein du symbole est bien de nous conduire au-delà de lui-même et de son apparence.

    Nous conduire vers ce point ultime où prennent sens toutes les questions communes à tous les êtres humains sans aucune distinction : d’où viens-je ?, qui suis-je ?, où vais-je ?, que dois-je faire ? Ce point oméga du parcours de l’esprit que, pour ma part – et je n’oblige personne à me suivre – je nomme Dieu, le Grand Architecte de l’Univers.

    C’est évidemment un long et patient travail qui mérite mieux que des pirouettes et des entrechats. Il est clair que pour certains, il y a encore du pain sur la planche…