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  • Faut-il "marquer les angles" ?

    Une origine anglaise

    Cette question est souvent posée car cette pratique, qui consiste à faire un léger arrêt pour former avec les pieds un angle droit lorsqu’on déambule autour de la loge, reçoit souvent des interprétations à la fois abusives et tout simplement erronées.

    Il faut d’abord rappeler un fait très simple : l’usage de « marquer les angles » est d’origine purement anglaise – cela se dit « squaring the lodge » – et fut parfaitement inconnu de la tradition maçonnique française pendant tout le XVIIIème siècle, encore au XIXème et même pendant une bonne partie du XXème siècle…

     

     

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    A cette époque, un maçon français ne savait pas ce que signifiait "marquer les angles"...

     

     

    Et encore, le squaring n’est-il pas universel ni observé de temps immémorial en Angleterre même : on ne le pratique que pendant les pérambulations du candidat, lors des cérémonies de réception aux trois grades, sous la conduite du Deuxième Diacre au premier grade et du Premier Diacre pour les deux grades suivants. En toute autre circonstance, on se déplace librement dans une loge anglaise, sans marquer les angles ni d’ailleurs respecter un sens de déambulation particulier. Dans la plupart des loges – mais pas dans toutes – l’espace central de la loge est d’ailleurs libre, car il n’y a pas de tableau au sol ni de chandeliers ou de colonnes au milieu de la loge. On sait en effet que le tableau du grade, en Angleterre, repose le plus souvent contre le plateau du Deuxième Surveillant, lequel siège au sud – mais c’est un usage que ne prescrit officiellement aucun rituel anglais.

    Les meilleurs spécialistes du rituel, outre-Manche, de H. Inmann à Harry Carr en passant par E. H. Cartwright, ont plusieurs fois rappelé que cette façon de se déplacer ne doit pas donner lieu à des mouvements mécaniques qui confinent au grotesque. Il s’agit, soulignent-ils, de marquer avec un peu de gravité la solennité des cérémonies et non de singer on ne sait quel exercice militaire ou de se livrer à des contorsions inesthétiques. Il semble en fait que le squaring ne se soit vraiment répandu en Angleterre qu’après l’Union de 1813 qui a tendu vers une certaine standardisation du rituel, avec la montée en puissance de loges d’instruction comme la Loge de Perfectionnement Emulation de Londres, raffinant toujours davantage et visant à une perfection formelle toujours plus grande. Les auteurs anglais signalent aussi que certaines loges ont tendance à étendre le squaring mais que tout abus en ce domaine est à proscrire. Dans nombre d’autres cérémonies maçonniques que celles de réceptions aux trois grades (dédicace de locaux maçonniques, consécration de loges) on peut aussi observer à l’occasion de tels déplacements « à l’équerre ». Encore une fois, la tendance anglaise est de privilégier la retenue et de ne pas en faire un système.

    La pratique de marquer les angles n’a en tout cas jamais fait partie des usages maçonniques français, ni dans le Rite Français – le plus ancien dans notre pays, dérivant du système de la première Grande Loge de 1717, introduit en France vers 1725 – ni dans le Rite Écossais Rectifié, très précisément codifié à la fin du XVIIIème siècle avec un grand raffinement rituel, toujours pratiqué de nos jours, et qui l’ignore absolument. On pourrait encore citer d’autres Rites disparus.

     

     

    Ces dignes Frères ne "marquent les angles" autour du tapis que pendant une Cérémonie - et seuls le Candidat et le Diacre qui l'accompagne s'y astreignent...

     

    Une ancienneté … très récente !

    La question se pose alors : quand et pourquoi a-t-ton introduit cet usage en France ? La plupart des textes demeurent muets mais il est assez facile de déduire que, comme beaucoup de pratiques rituelles jugées « très anciennes » dans certains Rites – comme le REAA notamment –, cela ne remonte guère au-delà des années 1950…

    A cette époque la maçonnerie française, se relevant difficilement du traumatisme de la guerre, a commencé une réflexion sur elle-même, tant à la Grande Loge de France qu’au Grand Orient, les deux Obédiences alors très largement dominantes. Une volonté de « retour aux sources » s’est manifestée un peu partout et elle a pris des formes très diverses. On peut en donner quelques exemples.

    La Bible, qui avait disparu de l’immense majorité des loges de la GLDF, fut de nouveau rendue obligatoire en 1953, et l’année précédente, un nouveau rituel y avait introduit l’allumage rituel des flambeaux, ce qui ne s’était jamais vu au REAA. Mais le GODF ne fut pas en reste : dès le milieu des années 1950, alors même qu’on publie le rituel « Groussier » qui marque un retour vers des formes rituelles plus substantielles dans le Rite Français, un petit groupe de Frères, sous la conduite éclairée de René Guilly, y commence un travail d’archéologie maçonnique qui devait aboutir au Rite Moderne Français Rétabli – devenu ensuite le Rite Français Traditionnel – visant à retrouver les formes symboliques, et plus encore l’esprit, de la première maçonnerie française du XVIIIème siècle.

    Le fait de marquer les angles, du reste non documenté dans les rituels de cette période, a dû apparaître en même temps, sans aucun doute d’abord à la GLDF, déjà soucieuse de « régularité » et songeant à copier certaines pratiques anglaises jugées plus « traditionnelles » – sur un fond de solide méconnaissance des antécédents historiques de ces pratiques…

    Avec la foi des convertis, on est même allé bien plus loin que les Anglais, qui ont pourtant inventé le squaring : on s’est mis à l’utiliser pour tout déplacement en loge, et naturellement en dehors des cérémonies elles-mêmes. On a même vu, par la suite, des loges du GODF, suivant pourtant la tradition purement continentale du Rite Français, se mettre à l’adopter par « rigueur rituélique » !

    Trêve de fraternelle ironie : c’est incontestablement un usage qui peut donner une certaine dignité dans les travaux, et c’est pour cela qu’il a été inventé. Il a été introduit originellement pour rappeler au candidat qu’il « trace » la loge par son parcours symbolique lors de sa réception aux différents grades. Si l’on veut en faire un usage constant, pourquoi pas ? Mais à condition de comprendre et de ne pas oublier qu’il s’agit d’une convention récente, que toute la tradition maçonnique française, depuis ses origines, s’en est passée, et qu’en ce domaine tout zèle intempestif risque fort de produire un effet contraire à celui qu’on recherchait…