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Rose-Croix

  • Epreuves élémentaires ou baptêmes successifs ? (1)

    1. Combien d’éléments dans la Flûte ? –  Mardi dernier, 20 août, l’émission Secrets d’histoire était donc consacrée à Mozart. Je reviendrai dans un post ultérieur sur ce qui fonde mon affirmation et peut justifier mon hypothèse relative à l’origine des épreuves sur les éléments dans les rituels maçonniques, quand on les rapproche de l'opéra de Mozart. Pour l’instant, je m’en tiens à un point préjudiciel : y a-t-il, oui ou non, quatre éléments dans le livret de la Flûte ? Certains semblent en douter. Comme toujours en histoire, retournons au texte.

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    On pourrait presque dire que tout est extraordinairement simple : il suffit de lire ! Voici ce qu’annonce le chœur des hommes en armure avant que Tamino ne s’engage vers l’initiation finale, sous la conduite de Pamina :

    « Der, welcher wander diese Strasse voll Beschwerden,
    Wird rein durch Feuer, Wasser, Luft und Erden ;
    Wenn er des Todes Schrecken überwinden kann,
    Schwingt er sich aus Erde Himmel an. »

    Soit en français :

    « Celui qui avancera sur cette route pleine d'obstacles
    sera purifié par le feu, l'eau, l'air et la terre ;
    S'il peut surmonter les frayeurs de la mort,
    Il s'élèvera de la terre jusqu'au ciel. »

    Tout est donc dit avant même que les choses ne s’accomplissent !

    Ce qui peut expliquer le doute de certains c’est le fait que, plus loin, la mise en scène de ces quatre éléments est moins évidente. Toutefois, le « candidat », conduit par Pamina qui partage son sort initiatique, s’étant engagé entre « deux énormes montagnes, une cascade sur l’une ; l’autre crache des flammes », est entrainé dans une épreuve en deux temps ainsi décrits par le livret :

    1. « Tamino et Pamina se tournent vers la montagne qui crache des flammes. Ils traversent le fracas du feu et le hurlement du vent
    2. « Ils se tournent vers l’autre montagne, descendant dans la cascade et en remontant quelques instants après. » 

     

    Il est donc clair que nous retrouvons ici au moins trois éléments sur quatre – et pas seulement deux, car le vent est évidemment destiné à souligner la furieuse présence de l’air. C’est donc la terre qui pose un petit problème. On ne voit quand se produit au juste « l’épreuve de la terre », si j’ose dire. Mais, soulignons-le au passage, n’est est-il pas de même de nos jours dans les Rites où l’initiation utilise les quatre éléments (essentiellement le REAA) ? On dit au candidat que c’est son séjour dans le cabinet de réflexion qui, symboliquement, représente sa descente dans les entrailles de la terre. Admettons…mais convenons aussi que ce n’est guère spectaculaire.

    C’est en fait un simple problème de mise en œuvre scénique : on peut allumer une flamme passagère, plonger la main d’un candidat dans l’eau ou l’en asperger – comme dans l’opéra de Mozart – mais le macule-t-on de terre ? Apparemment non.[1] Si l’épreuve de la terre est donc toujours assez immatérielle dans les rituels maçonniques, que dire d’un livret d’opéra, qui doit se soucier d’une certaine fluidité de l’action, éviter les lourdeurs scéniques et tenir compte des possibilités matérielles ! Un livret d’opéra n’est pas calibré comme un rituel…

    On pourrait éventuellement suggérer que la « terre » est représentée dans le livret par les « deux énormes montagnes ». En effet, qu’avait-on besoin de montagnes pour encadrer le feu, l’eau – et le vent ? Ces montagnes sont  après tout deux gigantesques masses de terre entre lesquelles l’initiation va se produire. J’admets que cela ne saute pas aux yeux, mais on ne voit d’abord guère d’autre solution. Sauf si l’on se trouve dans un temple, ou un lieu clos et sombre…

    Or, si l’on revient an arrière dans l’action, au moment où Papageno accompagne encore Tamino, ils sont accueillis puis laissés seuls dans un « hall » (Halle), disons une sorte de grande salle, où ils sont soumis à la consigne du silence, que Papageno va s’empresser d’enfreindre. Tandis que ce dernier se livre aux plaisirs de ce monde, Tamino est conduit vers une « voûte » où il retrouvera Pamina, et la porte qui y mène se referme sur lui. Papageno se retrouve donc reclus dans le premier lieu. Il réalise alors qu’il ne peut suivre Tamino. Le Premier Prêtre surgit et lui dit :

    « Mensch ! Du hättest verdient, aus immer in finsteren Klüften der Erde zu wandern. »

    « Homme : Tu aurais mérité d’errer éternellement dans les sombres entrailles de la terre. »

    Il finira d’ailleurs, comme le précise le livret, par disparaître dans le sol…

    zauberflote_a1_s3_color-711959.jpgLa clé que nous recherchons est donc peut-être là. Pour filer la métaphore maçonnique, je dirais que Papageno est « resté dans le cabinet de réflexion », qu’il n’a pas surmonté l’épreuve de la terre et que pour cette raison, comme le lui annonce le Premier Prêtre, il ne connaîtra « jamais les joies célestes des initiés ». Tamino, lui, ayant retrouvé Pamina, vole vers d’autres épreuves dont il triomphera aussi, nous l’avons vu.

    Il me semble en tout cas que cette question préliminaire est réglée : l’opéra de Mozart évoque bien les quatre éléments de la physique classique, empruntés plus tard par l’alchimie, et il le fait même – quoique peut-être involontairement – avec une dramaturgie étonnement proche de celle des rituels maçonniques en ce qui concerne les « quatre épreuves élémentaires » !

    Mais la question centrale se pose alors : d’où tout cela vient-il ? De la franc-maçonnerie ou bien d’ailleurs ? Où, quand et comment les rituels maçonniques l’ont-ils intégré ?

    C’est ici que notre recherche se corse un peu... (à suivre)

     

     



    [1] Sauf dans une version tardive des rituels du RER. Mais c’est là un tout autre sujet, sur lequel je reviendrai un jour ou l’autre.

  • Les "Mystères" de la Rose-Croix (2)

    4. Comment formuler un rosicrucianisme utile et sérieux pour notre temps ?

    On comprendra qu’il ait été nécessaire d’effectuer le survol précédent [Voir ma note Les "Mystères" de la Rose-Croix (1)] et de poser, à chaque détour, certaines questions, avant de s’interroger sur le temps présent.

    Je voudrais proposer ici une définition provisoire en forme de programme de travail qui s’assigne certaines bornes. Les éléments « limitants », je veux dire ceux qui nous éviterons de divaguer – sont les suivants :

    1.La SRIA est le modèle du rosicrucianisme moderne. A ce titre, nous pouvons certainement reprendre le projet que lui assignaient ses fondateurs dès 1867 :

    sria.gifAim of the Society

    « The aim of the Society is to afford mutual aid and encouragement in working out the great problems of Life, and in discovering the Secrets of Nature; to facilitate the study of the system of Philosophy founded upon the Kabbalah and the doctrines of Hermes Trismegistus, which was inculcated by the original Fratres Rosae Crucis of Germany, A.D. 1450; and to investigate the meaning and symbolism of all that now remains of the wisdom, art and literature of the Ancient World. »

                    C’est-à-dire :

    Objectifs de la Société

    « L’objectif de la Société est de procurer à ses membres aide et encouragement mutuels pour un travail portant sur les grands problèmes de la Vie et sur la découverte des Secrets de la Nature ; de faciliter l’étude d’un système philosophique fondé sur la Kabbale et les doctrines d’Hermès Trismégiste, système transmis aux premiers Frères de la Rose-Croix, vers 1450  [sic]; de rechercher la signification et d’approfondir le symbolisme de tout ce qui nous est parvenu de la sagesse, de l’art et de la littérature de l’Ancien Monde. »

     

        2. Nous avons aussi sous les yeux des contre-modèles qui adoptent parfois l’étiquette rosicrucienne mais où ne règnent que la confusion intellectuelle, le mélange de toutes les traditions, une histoire douteuse, la simplification abusive de  questions complexes, etc. Le programme, à peine caricaturé de cette navrante errance : "tout est dans tout et réciproquement", de l’ésotérisme supposé des temples Incas aux mystères de l’Agartha en passant par le calendrier des Druides, tout cela sans aucune réflexion critique, sans mise en perspective, sur fond d’inquiétante inculture. Dans la même veine, Les Grands Initiés d’E. Schuré, un roman onirique qui trace la continuité de « la tradition ésotérique », de Rama à Jésus ! Rien de scandaleux ni de suspect au demeurant, simplement un chemin d’illusion et une voie sans issue.

    Si l’on veut à présent exprimer des valeurs positives et originales de « refondation » de la Rose-Croix, je suggérerai alors les points suivants :

    1. La Rose-Croix des origines est un mouvement chrétien, né en terre protestante, ayant pour objet de régénérer le christianisme et d’établir les bases d’une foi vivante, profonde, d’un christianisme véritable et sincère, au-delà des institutions religieuses elles-mêmes mais pas  nécessairement contre elles. Sans cette affirmation chrétienne et, disons-le, sans cette dimension mystique, il n’y a pas de Rose-Croix authentique : rien alors qu’une vague spéculation plus ou moins occultisante, empruntant un vocabulaire chrétien saisi comme un décor et non comme un fondement. La Rose-Croix, dans sa pratique, doit refléter cette tension religieuse, au sens le plus élevé, le plus noble et le plus libre du mot. Dans le contexte protestant de sa fondation cela suppose, par exemple, une réelle fréquentation des textes sacrés, et notamment une lecture spirituelle de la Bible.

    Alchemist's_Laboratory,_Heinrich_Khunrath,_Amphitheatrum_sapientiae_aeternae,_1595_c.jpg

    2. La Rose-Croix a également toujours mis en avant la compréhension, l’étude et la recherche. Sans travail intellectuel, conçu non comme une fin en soi mais comme une nécessaire préparation à la vie spirituelle, nombre de voies sont possibles mais la voie rosicrucienne est ignorée. N’oublions pas, nous l’avons vu, qu’elle est aussi fille de l’humanisme, et songeons à cette magnifique gravure qui sert de frontispice au fameux ouvrage d’Henry Kunrath (publié en   1595), L’Amphithéâtre de l’éternelle sapience : on y voit un homme, un cherchant, disons un « vrai » Rose-Croix, agenouillé devant un oratoire (l’endroit où l’on prie) qui lui-même est placé immédiatement en face d’un laboratoire (l’endroit où l’on travaille et cherche). Tel est le programme implicite que fixe ce frontispice : travailler avec son esprit pour élever son âme ; chercher la vérité avec intelligence pour trouver Dieu avec le cœur. Mystique, la Rose-Croix l’est sans doute, mais c’est de mystique spéculative qu’il s’agit, de cet effort vers le Divin qui s’aide d’une tentative intelligente de décrypter l’univers à travers tous les signes – la tradition hermético-kabbalistique dit : « les signatures » – qu’il a laissées à notre intention dans un monde qu’il habite depuis toujours et où il faut le retrouver par la conversion de notre regard en tâchant une fois encore, selon le conseil de St Paul, d’entrevoir au travers des choses visibles ce qu’il y a d’invisible dans la création (Colossiens, 1, 15-17).

    3. Le domaine de prédilection de cette double recherche, intellectuelle et spirituelle, qui caractérise la Rose-Croix, est l’ésotérisme chrétien dans sa plus grande extension, c’est-à-dire l’ésotérisme occidental issu de la Renaissance, véritable époque axiale, mais à l’exclusion de tout autre sujet. J’insiste sur ce point. Sans prétendre aucunement décerner de bons ou de mauvais points, rappelons simplement que la Rose-Croix n’est pas la Théosophie de Mme Blavastsky, ni le New Age et moins encore le « bazar » moderne des Nouveaux Mouvements religieux (NMR). La fascination pour un Orient de pacotille, pour une parapsychologie naïve, pour un pseudo-ésotérisme qui confond l’hermétisme avec l’occultisme le plus terre à terre, n’a rien de commun avec la tradition rosicrucienne authentique.  Son objet n’est pas non plus de réfléchir sur les mérites comparés – et certainement très grands – du bouddhisme ou de l’hindouisme – généralement envisagés, du reste, de façon très superficielle et souvent erronée – et moins encore sur les prétendus mystères de l’Egypte ancienne, largement fantasmée,  voire sur ceux du vaudou  – j’allais dire : « Grand Dieu » ! – mais bien plutôt d’aller à la découverte du vaste et inépuisable domaine des études et des contemplations qui, de Pic de la Mirandole à Boehme, de Reuchlin à Agrippa, en passant par Paracelse, Fludd ou Maier, pour ne citer que les plus illustres, ont tenté de dépasser une vision strictement confessionnelle et dévotionnelle du christianisme institué pour s’efforcer de retrouver Dieu en chaque chose et le Christ au cœur de nous-mêmes.img136.jpg

    4. Enfin, et cela fait lien avec ce que je viens d’évoquer, la tradition hermético-kabbalistique qui sert de colonne dorsale à la Rose-Croix, repose avant tout sur un monde peuplé d’images. La pratique des médiations, de l’imagination créatrice, est un fondement du regard ésotérique, comme l’ont magnifiquement établi de nos jours A. Faivre ou J.-P. Laurant[1]. Il s’agit-là du « monde imaginal » selon H. Corbin[2] – d’autres diraient, avec C. G. Jung, celui des archétypes et de l’inconscient collectif [3] – de ces structures et de ces figures essentielles qui, bien que tracées de main d’homme, renvoient au monde céleste ou tendent vers lui, suggèrent son contact ou du moins son approche, en évoquant le numineux et le « Tout Autre »[4]. Cette confrontation « opérative » – ou opératoire –, à la fois intelligente et méditative, avec les emblèmes de la tradition hermético-kabbalistique doit donc constituer l’une des activités encouragées et mises en œuvre par les Rosicruciens.

    Les perspectives que l’on vient de tracer sont exigeantes et, à divers égards, assez neuves. Disons qu’à tout le moins elles sont inhabituelles dans le monde de ce qu’il est convenu de nommer le rosicrucianisme à notre époque…

    Pour finir, je reprendrai les termes mêmes de la Confessio, publiée en 1615 :

    « La philosophie secrète des R.C. est basée sur la connaissance de la totalité des facultés, sciences et arts. »

    Insistons bien sur le fait que la « totalité » qui est ici envisagée est moins une totalité encyclopédique – ambition assez vaine, au demeurant – que la totalité de l’être, où les dimensions intellectuelles, morales et spirituelles sont inséparables.

    La Confessio poursuit d’ailleurs, un peu plus loin :

    « Le portail de la sagesse s'est actuellement ouvert au monde ; mais les Frères ne pourront se faire connaître qu'à ceux qui méritent ce privilège car il nous est interdit de révéler notre connaissance, même à nos propres enfants. Le droit d'accéder aux vérités spirituelles ne s'obtient pas par héritage, il doit s'acquérir par la pureté de l'âme. »

    Et enfin :

    « Nous déclarons qu'avant la fin du monde Dieu fera jaillir un grand flot de lumière spirituelle pour alléger nos souffrances. Tout ce qui aura obscurci ou vicié les arts, les religions et les gouvernements humains et qui gêne même le sage dans la recherche du réel, sera mis au grand jour, afin que chacun puisse recueillir le fruit de la vérité. »

    Par un travail rigoureux, modeste et sincère, faute de voir ce grand jour, efforçons-nous d’en préparer l’avènement…



    [1] J.-P. Laurant, Le regard ésotérique, Paris, 2001.

    [2] « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les Formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. » Prélude à la 2ème édition de Corps spirituel et Terre céleste, Paris, 1978.

    [3] Les racines de la conscience, Paris, 1971, Chapitre 1 : « Les archétypes de l’inconscient collectif ».

    [4] R. Otto, Le sacré [1917], Paris, 1995.

  • Les "Mystères" de la Rose-Croix (1)

        Mon propos n’est évidemment pas ici de reprendre en détail cette histoire elle-même ! Il y a pour cela d’excellents instruments de travail et de bonnes références textuelles – sachant qu’en ce domaine, malheureusement, règnent trop souvent encore la fantaisie la plus débridée, quand ce n’est pas le délire et la confusion les plus inquiétantes ! Tout membre d’un Ordre rosicrucien digne de ce nom doit, je crois, posséder une connaissance au moins approximative de ces sources sérieuses. Cela tient du reste, pour se limiter à la littérature en langue française, en trois ou quatre ouvrages de base [1] qu’il me semble indispensable de lire et de travailler.

    1.  Pourquoi a-t-on créé la Rose-Croix ?
     Cette question préjudicielle n’a en fait jamais reçu de réponse satisfaisante. On peut simplement tenter d’approcher la vérité en s’interrogeant sur le milieu intellectuel des fondateurs (le « Cénacle de Tübingen ») et en les situant dans leur environnement philosophique, politique et religieux.
     Les éléments de jugement tiennent en quelques constats :

    1.  Rose-Croix a été « inventée » par un groupe informel de jeunes théologiens luthériens qui, près d’un siècle après l’avènement de la Réforme, en Allemagne principalement, constataient avec tristesse que ce mouvement religieux, initialement conçu comme annonciateur d’une libération chrétienne, avait en peu d’années généré une nouvelle orthodoxie  – le « luthéranisme », fondé sur le socle devenu intouchable de la Formule de Concorde adoptée en 1577 –, le tout sur fond de mise au pas politique en vertu du principe « cujus regio, ejus religio » (« tel roi, telle religion » [i.e. catholique ou strictement luthérienne selon le choix du Prince]), principe consacré par la Paix d’Augsbourg dès 1555. C’est donc avant tout en raison des risques politiques et religieux impliqués par ce contexte que nos auteurs choisirent l’allégorie pour s’exprimer et l’anonymat pour se protéger;
    2.  Pendant le siècle qui venait de s’écouler (le XVIème), deux courants avaient marqué et infléchi la réflexion de certains cercles chrétiens en Europe : a) l’humanisme érasmien – Erasme (1469-1536), l’un des contributeurs involontaires de la Réforme, avait en tout cas imposé l’étude des textes « authentiques » et le retour critique aux sources comme l’une des voies inévitables d’un nécessaire renouvellement religieux ; b) la découverte par des érudits – eux-mêmes souvent liés à l’humanisme renaissant, comme Johannes Reuchlin (1455-1522), véritablement emblématique à cet égard – de la kabbale juive, puis son adaptation au cas du christianisme pour approfondir la compréhension de ce dernier (la kabbale chrétienne) ;
    3. La vogue considérable dont jouissait alors une certaine vision du monde, ou plus précisément une philosophie de la nature, prenant ses racines dans le mouvement hermétiste néo-alexandrin né à Florence vers 1460 avec la redécouverte et la traduction du Corpus Hermeticum par Marsile Ficin (1433-1499), mais ayant pris corps et consistance dans l’œuvre séminale de Paracelse (1493-1541), à la fois philosophique, mystique, médicale et alchimique ; c’est par le biais de tous ces hommes que naquit une nouvelle synthèse, encore confuse et indistincte dans ses contours, ce que F. Yates nommera « le courant hermético-kabbalistique » [2] : une clé de décryptage du monde qui ouvrait des perspectives insoupçonnées et, à son tour, n’était évidemment pas sans implication religieuse.Rose de Luther.jpg

    Or, venant au terme de 150 ans de spéculations diverses et souvent désordonnées dans ces domaines, la Rose-Croix, à travers ses manifestes fondateurs (Fama Fraternitatis, 1614 ; Confessio, 1615 ; Noces chymiques de Christian Rosenkreuz, 1616), évoque sans effort toutes les influences et tous les débats qu’on vient de mentionner et elle tente de les conjuguer :

    1.  Ils font clairement référence à la situation religieuse de leur temps, aux déceptions issues de la Réforme luthérienne, à la nécessité d’une « nouvelle Réformation », autant intellectuelle que spirituelle et religieuse - rappelons en outre que le "Rose de Luther" associe déjà cette fleur à la croix ;
    2. Ils font une place de choix à Paracelse, à sa philosophie de la nature et, d’une manière générale, à la tradition hermétique et à l’alchimie exclusivement envisagée sous son angle spirituel;
    3. Ils évoquent également John Dee (1527-1608), avec une mention explicite de la Monade hiéroplyphique (publiée en 1564) dans les Noces chymiques, et cette nouvelle référence n’est pas indifférente
    4. Ils expriment, sous la forme d’un mythe générateur (la vie de Christian Rosenkreuz, sa mort et la découverte miraculeuse de son tombeau, dont dérive la création de l’Ordre), l’espoir de susciter un mouvement qui pourrait conduire à la réformation précédemment évoquée ;
    5.  Ils privilégient enfin la « discipline de l’arcane, en tout cas l’anonymat (les Rose-Croix sont en ce sens « invisibles » - je n’ose dire « Inconnus »).

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     Il reste que, comme cela a été désormais clairement établi, les auteurs des manifestes n’ont jamais constitué de véritable Société ou Ordre de Rose-Croix au sens propre de ces termes. Ils n’ont pas non plus laissé d‘autres instructions ni d’autres messages que ceux contenus dans les manifestes rendus publics et, naturellement, n’ont jamais connu le moindre rituel dans leurs rencontres intimes et leurs échanges informels. Au reste, si Johann Valentin Andreae (1586-1654) publie, en 1619, une utopie intitulée Christianopolis, en lien direct avec la fabulation Rose-Croix et que l’on pourrait considérer comme un « quatrième manifeste », après 1620 on n’entendit plus jamais parler du groupe. Seul Andreae reconnaitra, très tard, sa paternité effective à l’égard des Noces chymiques, mais en  qualifiant cet ouvrage de ludubrium (c’est-à-dire une plaisanterie, un canular, on n’ose dire une « farce »…).

    Finalement, les premiers Rose-Croix avaient posé un problème, jeté une bouteille à la mer sous la forme d’un appel (c’est le sens du mot latin « Fama ») un peu désespéré, mais ils s’abstinrent d’aller plus loin et notamment de répondre aux multiples réactions que suscitèrent leur initiative – ce qu’ils étaient sans doute bien loin d’avoir envisagé !

    A la fin de leurs vies respectives, occupés à d’autres tâches – mais Andreae écrira plusieurs versions d’une utopie d’inspiration rosicrucienne, Christianoplis –, ils durent penser que tout cela n’avait servi  à rien.  Du reste, comme une cinglante réplique de l’histoire, entre 1618 et 1648 devait se dérouler la Guerre de Trente ans qui éleva notamment l’opposition entre Protestants et Catholiques au rang d’un conflit européen. Les « Chefs de l’Europe » n’avaient manifestement rien entendu…

     Vient alors assez naturellement la question suivante :

    2. Sur quelles bases la tradition rosicrucienne se constitua-t-elle, malgré l’effacement et la disparition de ses premiers concepteurs, et comment fut-elle malgré tout transmise pendant le siècle suivant ?

    La publication des trois manifestes aurait n’être qu’un feu de paille, sans lendemain, une mystification littéraire comme il y en eut tant. Or, entre 1614 et 1620, on compte plus de 200 réponses publiées en Europe, émanant parfois d’intellectuels de premier plan (comme Robert Fludd ou Michael Maïer) et, jusqu’au cœur du XVIIIème siècle, on dénombre près de 1000 publications relatives  la Rose-Croix : bien plus qu’un phénomène littéraire, c’est un fait de société, un moment dans l’histoire des idées en Europe. Une fascination sans précédent s’est emparée d’une partie significative des milieux intellectuels européens pendant plus d’un siècle. La Rose-Croix en est ressortie toujours vivante mais profondément changée, en tout cas diversifiée. C’est de cette « deuxième » Rose-Croix que nous avons principalement hérité, il faut insister sur ce point.

    Il faut en effet distinguer la Rose-Croix originelle – celle des manifestes – de ce que l’on peut appeler la « tradition rosicrucienne », laquelle s’est élaborée et enrichie pendant plusieurs décennies, sans ordre ni méthode, grâce aux apports désordonnés et parfois contradictoires d’auteurs qui, pour la plupart ne se connaissaient pas, ignoraient même le plus souvent ce qui avait déjà été publié, et s’intéressaient à des aspects très divers de la « révélation » initiale. Certains se demandaient encore ce qu’elle avait pu dissimuler, croyant sincèrement en l’existence des mystérieux Rose-Croix ; d’autres se présentaient, plus roublards, comme missionnés par ces derniers ; d’autres enfin saisissaient ce prétexte et l’intérêt de curiosité suscité par le mystère rosicrucien, pour attirer l’attention sur leurs œuvres et se faire connaitre, sinon entendre.

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    Johann Valentin Andreae

    C’est ainsi que peu à peu, s’éloignant à plus d’un titre du projet initial – pour autant qu’il ait été clairement formulé par ses auteurs –, le rosicrucianisme est devenu l’un des principaux courants de ce qu’il est convenu de nommer l’ésotérisme occidental. Rappelons brièvement les autres, par ordre d’apparition : l’hermétisme néo-alexandrin (milieu XVème), la kabbale chrétienne (fin XVème), le paracelsisme (début XVIème). [3] En dehors de la Rose-Croix elle-même, il ne reste, pour compléter le paysage, que la théosophie chrétienne incarnée Jacob Boehme – lequel est exactement contemporain des manifestes mais n’y fait aucune allusion, même s’il est probable qu’il en ait entendu parler.

    On voit que dans l’histoire de ces courants, la Rose-Croix tient une place à part : elle ferme la marche, si l’on peut dire et elle emprunte à chacun de ceux qui l’ont précédée. Elle y ajoute une dimension qu’ils n’avaient pas : à savoir, l’idée d’une fraternité secrète chargée de conserver et de transmettre ces enseignements. Le rosicrucianisme en est ainsi venu à se présenter, dans le courant du XVIIème siècle, sans avoir alors jamais existé réellement en tant qu’institution, comme le modèle de la société secrète, de l’Ecole des mystères dans l’Europe moderne. Il lui manquait une seule caractéristique pour l’achever ou le parfaire : la notion d’initiation – parfaitement absente des manifestes, bien que l’idée d’une expérience de la transmutation y soit présente, comme l’un des invariants majeurs des courants ésotériques. [4] Il est probable que le modèle maçonnique, développé en Grande-Bretagne dans la deuxième moitié du XVIIème siècle – où l’on retrouve d’ailleurs des propagateurs de la littérature rosicrucienne en Angleterre ou en Ecosse, comme Robert Moray (1608-1673)  ou Elias Ashmole  (1617-1692) – a joué ici un rôle d’entrainement, par capillarité sociale en quelque sorte, pour donner corps à la synthèse finale.

    De simple corpus littéraire qu’il était à l’origine, le rosicrucianisme s’est donc transformé en une voie initiatique par une sorte de parcours inverse de celui de la franc-maçonnerie spéculative : dans ce dernier cas, un rituel opératif, assez simple et de caractère coutumier, aurait précédé l’incursion de préoccupations philosophiques visant à lui donner un sens nouveau et plus riche, tandis que dans le cas de la Rose-Croix, un courant philosophique complexe et vieux de plus d’un siècle s’est finalement inscrit dans une pratique rituelle  nouvellement créée à cet effet !

    Tout  cela s’est opéré en Allemagne – encore ! –  et à un moindre degré en France, au cours du XVIIIème siècle, puis en Angleterre sur une échelle bien plus impressionnante au cours du siècle suivant. Toute la question est ici de juger des relations qui peuvent exister entre ces différentes filières.

    3. Quels enseignements tirer de la généalogie des premières Sociétés de Rose-Croix ?

    Une remarque préliminaire s’impose ici. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, l’expression « Rose-Croix » était devenue une appellation rigoureusement non protégée. Elle servait à désigner  à peu près tout ce qui relevait de l’occulte, du mystérieux, depuis les superstitions populaires, ou presque, jusqu’à la théurgie, en passant par la magie, les arts divinatoires et bien sûr l’alchimie. On n’est donc pas surpris que, vers 1760, venant apparemment d’Allemagne, un grade maçonnique qui fera son entrée en France par l’est du pays (Nancy, Metz), sous le nom de « Rose-Croix », se soit présenté – avec succès – comme le nec plus ultrades connaissances maçonniques. Or, si ce grade est effectivement chrétien dans son contenu comme dans ses décors, il n’emprunte rien, notons-le bien, qui soit spécifique à la tradition rosicrucienne. Rose-Croix voulait simplement dire ici : « très secret, très mystérieux, très vénérable »…

    Symboles secrets.jpg

    Planches tirées des Figures secrètes,

    ouvrage publié à Altona entre 1785 et 1788

     Les cercles rosicruciens proprement dits, en fréquent compagnonnage avec la franc-maçonnerie mais bien distincts d’elle,  se sont structurés en deux temps principaux : c'est en 1710 que parut à Breslau, en Allemagne : La véritable et parfaite préparation de la Pierre Philosophale de la Confrérie de l'ordre de la Rose-Croix d'Or — Die Wahrhafte und Vollkommene Bereitung des Philosophischen Steins, der Brüdeschafft aus dem Orden des Gulden- und Rosen-Creutzer. L'auteur est Sincerus Renatus, pseudonyme du prédicateur silésien Samuel Richter, disciple de Paracelse et de Jacob Boehme. Ce texte est un traité d'alchimie se terminant par La Profession des Rose Croix d'Or qui énumère 52 règles de la Fraternita Aureæ et Roseæ Crucis, ou Fraternité de la Rose Croix d'Or. Mais rien, à cette époque, ne témoigne de l’existence réelle de cet Ordre, pas davantage qu’un siècle auparavant. Cela paraît encore, à l’exemple des manifestes un siècle plus tôt, une sorte de fiction littéraire. En revanche, vers 1757 l’existence de petits groupes organisés est plus assurée, et surtout entre 1777 et 1786 un Ordre véritable va apparaître sous le nom d’Ordre de la Rose-Croix d’Or d’Ancien système. Ses rituels et ses usages, qui nous sont en partie parvenus, méritent d’être étudiés [5] : ce sont, à proprement parler les plus anciens rituels rosicruciens proprement dits. Cette société, qui prospérera surtout en Allemagne et en Europe du nord, compta plusieurs dizaines de cercles et peut-être jusqu’à 1000 adeptes mais  ne vécut pas  au-delà de la 1785. Pourtant, elle laissera une empreinte ineffaçable et notamment deux legs importants pour la suite de la tradition rosicrucienne qui en dérive :

    1. Une échelle de neuf grades :

                                                            I.            Juniores

                                                          II.            Theoretici

                                                         III.            Practici

                                                        IV.            Philosophi

                                                          V.            Minores

                                                        VI.            Majores

                                                      VII.             Adepti Exempti

                                                    VIII.             Magistri

                                                        IX.            Magi.

    2.  Une iconographie somptueuse et déroutante, celle qui orne les magnifiques Geheime Figuren der Rosenkreuzer (Figures secrètes des Rose-Croix), ouvrage publié à Altona entre 1785 et 1788 et qui apparait comme une création typique de l’Ordre finissant.

    Mesurons ici le chemin parcouru : au moment de se structurer avec un rituel, des symboles et des enseignements transmis institutionnellement dans le cadre d’un ordre hiérarchisé, la Rose-Croix avait en quelque sorte amalgamé tout ce qui avait trait à l’hermétisme et la kabbale, en adoptant la révélation chrétienne comme fil conducteur, sous la métaphore du Grand Œuvre, tout  comme celle de la remontée de l’Arbre séphirotique, thème à peine esquissé mais déjà présent chez les Rose-Croix d’Or. Cependant, elle avait assez largement laissé de côté les spéculations d’origine relatives à la « nouvelle Réformation ». Quant à Christian Rosenkreuz et à sa légende, ils paraissaient très oubliés.

    Le rosicrucianisme « moderne » est donc finalement né en Angleterre au milieu du XIXème siècle avec la Societas Rosicruciana in Anglia (SRIA), définitivement établie en 1867 et qui a vu défiler à sa tête, depuis 150 ans, les plus grands noms des études maçonniques et ésotériques en Grande-Bretagne.

    Ce n’était toutefois que le début d’une nouvelle histoire qui s’est prolongée jusqu’à nos jours, parfois pour le meilleur (ou presque) et trop souvent pour le pire…   (à suivre)   Les "Mystères" de la Rose-Croix (2)



    [1] Citons avant tout : R. Edighoffer, Les Rose-Croix, Que Sais-je ?, 1982 ; J.M. Vivenza, B.A.-BA de la Rose-Croix, 2005 ; et, plus étoffé : P. Arnold, Histoire des Rose-Croix, 1990 ; sans oublier, dans une perspective particulière (et du reste en partie contestée depuis, mais toujours stimulante) : F. Yates, La lumière des Rose-Croix, 1972. Des ouvrages assez prisés dans les milieux maçonniques sur ce sujet, comme ceux de J.-P. Bayard ou S. Hutin par exemple – pour ne pas parler de certaines publications de trop nombreux Ordres rosicruciens contemporains –  sont en revanche à éviter car trop remplis d’inepties, au milieu de quelques généralités assez exactes, naturellement…

    [2] F. Yates, La philosophie occulte à l’époque élisabéthaine, Paris, 1987.

    [3] Cf. A. Faivre, « Sources des courants ésotériques modernes », in Accès de l’ésotérisme occidental, Paris, 1996 (2 vol.), t. I, 50-137.

    [4] Sur ces invariants : A. Faivre, « Réflexions sur la notion d’ésotérisme », ibid., 15-47.

    [5] B. Beyer, Das Lehrsystem des Ordens der Golg- und Rosenkreuzer, Leipzig, 1925, rep. 1978, 1987.