Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« La maçonnerie pure et ancienne ne comprend que trois grades et pas davantage…» (1)

La question du nombre des « vrais » grades maçonniques est une question presque aussi ancienne que la franc-maçonnerie spéculative elle-même et c’est une question probablement  sans pertinence aucune car le mouvement irrésistible de l’histoire maçonnique a tranché le débat depuis bien longtemps : qu’on le veuille ou non, les grades maçonniques sont innombrables !

On cite volontiers comme exemple des acrobaties intellectuelles auxquelles le sujet a pu donner lieu, ces lignes contenues dans les Articles de l’Union, c’est-à-dire dans le texte qui, en 1813, permit l’union des deux Grandes Loges rivales qui se querellaient depuis alors une soixantaine d’années en Angleterre, notamment sur la question des grades :

« La maçonnerie pure et ancienne ne comprend que trois grades et pas davantage, à savoir ceux d’Apprenti entré, de Compagnon du métier et de Maître maçon, y compris l’Ordre suprême du Saint Arc Royal de Jérusalem ».

On a souvent admiré, à juste titre, la subtile rhétorique de cette « motion de synthèse » qui explique qu’on ne peut considérer comme « authentiques » que les trois premiers grades…y compris le quatrième !

1813_ARTICLES_OF_UNION_01.jpg

Les Articles de l'Union - 27 décembre 1813


Au fond, on ne saurait mieux dire : en Angleterre comme ailleurs, la distinction entre la maçonnerie symbolique ou « bleue » et celle des hauts grades – parfois dénommés « side degrees » dans la tradition anglo-saxonne – est pratiquement sans aucune substance.

Quelques rappels s’imposent ici sur l’origine de ces dénominations et sur leur contenu.

Pendant la période opérative documentée (XIIème-XVème siècle) en Angleterre, on sait que l’Apprenti (Apprentice) est un jeune homme en formation, pratiquement sans aucun droit. Les formalités de son admission « symbolique » sur le chantier étaient selon toute apparence très réduites : une lecture des Anciens Devoirs et sans doute un serment sur la Bible – ou du moins l’Evangile. Le Compagnon (Fellow) est en revanche un ouvrier accompli, libre de chercher de l’emploi mais qui ne peut lui-même s’établir comme maître – c’est-à-dire comme employeur ou, sur un grand chantier ecclésiastique ou princier, comme « chef de chantier ». Rien ne dit que le Compagnon, à cette époque en Angleterre, ait dû prendre part à un cérémonial spécifique pour être reconnu comme tel, et même tout laisse à penser le contraire. La qualité de Maître n’était, quant à elle, qu’un statut civil.

En Ecosse, à la même époque – ce qui durera en ce pays jusqu’au XVIIIème siècle –, le schéma est un peu différent : l’Apprenti est d’abord simplement « enregistré » (booked ou registered) par son Maître avant d’être officiellement et rituellement présenté à la loge de son ressort, quelques années plus tard. Il devient alors, après une cérémonie dont nous connaissons, à la fin du XVIIème siècle en tout cas, les traits essentiels [1], un Apprenti entré (Entered Apprentice). Pour beaucoup d’ouvriers, la carrière s’arrêtait à ce stade. Devenus des Journeymen, hommes payés à la tâche, ils exerçaient leurs métier leur vie durant comme « éternels apprentis »…

Pour d’autres, une seconde étape rituelle les attendait : celle du Fellowcraft ou Craftman (Compagnon ou Homme du métier), qualité également acquise lors d’une réception rituelle dans la loge. Là encore, nous en connaissons les éléments principaux. En fait, cette progression n’avait de sens que si l’on envisageait, non plus dans le cadre privé de la loge mais dans celui, public et civil, de l’Incorporation (la guilde municipale des Maîtres bourgeois) le parcours pour devenir Maître à son tour : par succession familiale, mariage ou achat. Le statut de Maître, là encore, n’était qu’une qualification dans la cité et ne comportait aucun aspect rituel.

C’est à peu près ce dernier système qui était pratiqué à Londres, en 1723, lorsque la première Grande Loge publia son Livre des Constitutions, compilé par le Révérend James Anderson, Ecossais de souche dont le père avait lui-même appartenu à la loge d’Aberdeen.

Constitutions 1723.jpg

 

Vers 1725, une nouveauté apparaît à Londres : le « Maître » devient à son tour un grade qui s’acquiert en loge au cours d’une cérémonie spécifique – et donc nouvelle. L’apport majeur est celui de légende d’Hiram qui structure ce nouveau grade. En 1730, la très fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected, va consacrer cette division en trois grades qui s’imposera – mais en quelques décennies seulement – comme le standard de la maçonnerie dite « symbolique ».

Entre 1733 et 1735, alors même que le grade de Maître n’est pas encore universellement adopté – loin s’en faut – en Angleterre, apparaissent déjà de nouvelles dénominations et notamment celle de « Scots master ». Même si on ignore la nature exacte de ce grade (?) et donc son contenu, il est certain que vers 1740-1745, il se pratiquait, au moins en Irlande, un grade de l’Arc Royal considéré comme l’achèvement de la maçonnerie symbolique et qu’à Paris on connaissait alors au moins quatre ou cinq grades après le grade de Maître (notamment ceux de Maître Parfait, de Maître Irlandais, d’Elu et d’Ecossais, et très bientôt le grade prestigieux de Chevalier de l’Orient ou de l’Epée). A partir de 1745 et pendant au moins une vingtaine d’années, l’inflation du nombre des hauts grades va être impressionnante : on en compte environ une trentaine vers 1760 et plusieurs dizaines avant la fin du XVIIIème siècle…

masonry_dissected.jpg

Masonry Dissected (1730) - Première divulgation du grade de Maître

On voit donc qu’opposer une maçonnerie de type « opératif » en trois grades, à une maçonnerie d’origine exclusivement « spéculative » en un nombre indéfini de grades, est à la fois erroné et sans objet. En premier lieu parce que dans la période opérative il n’y eut sans doute qu’un seul grade et en Ecosse parfois deux, mais jamais trois au sens strict du terme. Ensuite parce que la transformation spéculative a d’abord et avant tout affecté les « grades du métier » eux-mêmes et que l’évolution du système des grades s’est faite insensiblement et sans heurt à cette époque fondatrice – même si certains protestèrent contre le grade de Maître à Londres vers 1730, mais sur des arguments très différents. Enfin parce que la trame légendaire qui définit et caractérise ces grades établit entre eux une indéniable continuité : ce n’est, tout au long, que le développement de virtualités symboliques contenues dans les premiers grades.

Faut-il donc rayer d’un trait de plume toute l’évolution qui s’est accomplie et, au nom d’une prétendue « pureté opérative » en réalité parfaitement illusoire, ne s’en tenir qu’aux grades « purs et anciens », c’est-à-dire aux trois premiers ? A suivre cette logique, on pourrait en arriver à la position extrême qui verrait dans le seul grade d’Apprenti toute l’essence de la maçonnerie, renonçant à poursuivre au-delà – et du reste, certains l’ont fait ! Or, que peut-on penser d’une telle position ?

D’abord, qu’elle aboutit inconsidérément à tenir pour rien tout le patrimoine légendaire, rituel et philosophique que les hauts grades ont mis devant nos yeux et qui a fait, en trois siècles, toute la richesse de la franc-maçonnerie, ce qui est difficilement soutenable. Ensuite, qu’elle pèche aussi gravement en oubliant que le grade de Maître, présenté par certains comme l’accomplissement suprême des grades de la tradition opérative, n’est pourtant lui-même qu’une création tardive, opérée dans le premiers tiers du XVIIIème siècle, au sein d’une franc-maçonnerie déjà devenue entièrement non-opérative. Enfin, elle consiste à ne pas voir que ce grade de Maître est surtout, par sa structure même, le premier des hauts grades et fut sans doute le modèle d’un grand nombre de ceux qui le suivirent immédiatement.

S’il paraît donc insoutenable de contester par principe la légitimité historique et traditionnelle des hauts grades et absurde de prôner une régression qui viserait à les abolir, l’existence même d’un courant d’opinion hostile à ces grades au sein de la franc-maçonnerie, depuis longtemps déjà et à toutes les époques de son histoire, doit pourtant nous conduire à examiner la nature de ces grades et à en préciser l’intérêt. (à suivre)



[1] Cf. les manuscrits du groupe Haughfoot (1696-c.1715).

Les commentaires sont fermés.