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Le temps et l'espace de la loge

Comme dans tout cadre rituel, la franc-maçonnerie organise le travail initiatique dans une loge dont la géographie et le temps échappent aux règles communes. On y est ailleurs – ou « nulle part », pour évoquer le rêve utopique (utopia = lieu qui n’est pas) – et l’on y vit un « autre temps » – comme dans la tradition australienne qui évoque le « temps du rêve » et non le temps lointain…

Dans une loge maçonnique, depuis les textes rituels les plus anciens qui remontent à la fin du XVIIème siècle, on est symboliquement orienté plein est et ouest, « comme le Temple de Salomon et toutes les saintes églises » [1] et l’on y travaille – quelle que soit l’heure profane – de midi à minuit, soit entre deux positions remarquables de la course du soleil.

Toutes ces conventions indiquent clairement que l’on a créé un monde virtuel – ou symbolique – au sein duquel tout prend sens. Un lieu commun – sympathique et assez juste, pour une fois – du langage maçonnique est de dire : « Ici, tout est symbole ». Rien n’est plus vrai, et c’est aussi une invitation à ne surtout jamais confondre le symbolique et le sacré. La maçonnerie n’est ni religieuse, ni magique, et le sol de la loge n’est pas saint : n’oublions pas que, pur produit de la culture protestante et ayant repris, à l’exemple de nombre de temples protestants anglais du XVIIème siècle, le plan du Temple de Salomon [2], la loge n’est pas davantage un lieu sacré que le temple protestant lui-même qui, au même titre que le loge, n’est qu’un lieu de réunion, l’abri temporaire d’assemblées dédiées à l’étude de textes, à la rencontre fraternelle, à la méditation et à la prière.

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Cette conception protestante qui veut que le temple ne soit pas spécifiquement un lieu saint s’inspire directement d’une parole évangélique : « Lorsque deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d’eux » [3]. En effet, tout lieu est « saint » s‘il y souffle l’Esprit. On pourrait du reste faire une remarque de même nature à propos de la « sainteté personnelle » et du « sacerdoce universel».

Or ces considérations, tirées d’une tradition religieuse particulière, éclairent la maçonnerie qui est née dans cette ambiance. Le décor symbolique et les procédures rituelles qui s’observent dans la loge n’ont pas valeur opératoire en eux-mêmes. Ils ne suscitent aucun miracle et ne délivrent aucun sacrement collectif ou individuel à ceux qui s’en imprègnent. Ils ouvrent simplement la voie à un travail herméneutique qui seul peut leur révéler de nouvelles dimensions de la réflexion et de la vie.

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La Chambre des Communes

Ainsi, le rituel d’ouverture et de fermeture de la loge n’entraîne évidemment aucun changement substantiel du temps et de l’espace communs, lesquels en demeurent assurément inaffectés. C’est seulement la représentation que l’on s’en forme qui, le temps d’une tenue, est modifiée – ou, plus précisément, c’est une représentation symbolique qu’on leur substitue provisoirement. Ces rituels ne sont donc pas des actes relevant d’on ne sait quelle opération surnaturelle, mais une mise en condition qui objective et rend sensible la rupture que l’on souhaite opérer, pour un temps, avec les préoccupations, les lois et les contraintes du monde profane.

On laissera aux commentateurs le soin de décider si cette rupture et la transformation qu’elle autorise s’opèrent dans la sphère imaginaire – au sens de G. Durand [4] – ou dans le monde imaginal – au sens de H. Corbin [5]. Il reste que, pour reprendre une expression forgée par G. Lapouge, on pourrait suggérer que la loge est en ce sens une « hétérotopie »[6] bien plus qu’une utopie : un monde « à côté » de l’autre, et non un ailleurs inaccessible, ou bien encore une utopie transitoire, réalisée  « ici et maintenant » mais pour quelques heures à peine.

Le rituel transforme les statuts des uns des autres : il leur confère des grades et des fonctions qui n’ont pas de sens ni de correspondance dans le monde profane. C’est donc aussi un jeu de rôle, mais un « jeu sérieux », une fiction signifiante à laquelle on adhère pour en pénétrer le sens.

Ces considérations ne sont pas sans conséquence sur la façon dont on aborde le travail maçonnique et sa composante rituelle. Le rituel doit certainement être « pris au sérieux », ce qui suppose son exécution rigoureuse, attentive et fervente. Mais ce même rituel ne doit pas être conçu comme une fin en soi, un aboutissement, l’unique objet de la maçonnerie  – c’est la dérive dite « ritualiste ». On doit surtout conserver toujours une distance critique à l’égard de textes et de procédures qui ne proviennent pas d’une révélation et n’ont pas la valeur des Ecritures Saintes ! Ils compilent et intègrent une expérience trois fois séculaire et nous relient aux efforts et aux aspirations de tous ceux qui, depuis tout ce temps, ont tenté de faire vivre la maçonnerie et ont contribué à l’améliorer – car il y a, en ce sens, un « progrès » maçonnique – pour la rendre plus efficiente et plus à même d’accomplir le dessein qu’elle s’est fixé.

Les rituels maçonniques ont eu des auteurs – dont les noms nous sont parfois parvenus –, ni mystérieux ni missionnés, mais simplement porteurs d’une certaine connaissance de la tradition maçonnique et soucieux – dans le meilleur des cas – d’aider à sa transmission aussi fidèle et fructueuse que possible. Ces rituels ont donc aussi une histoire, ils ont connu des heurs et des malheurs, des jours fastes et heures sombres, au gré des modes intellectuelles et des sensibilités des uns et des autres. Ils ne demandent pas à être servis mais à être mis à l’épreuve.

Le rituel de loge n’est pas une liturgie ni une expérience mystique mais une aventure de l’esprit et du cœur qui n’exige, selon un texte maçonnique du XVIIIe siècle « qu’un vrai désir, du courage et de l’intelligence. »[7]



[1] Ms Dumfries n°4 (1710).

[2] On notera que plan est encore celui de la Chambre des Communes, ancienne chapelle du Palais de Westminster. Sur les spéculations relatives au Temple de Salomon en Grande-Bretagne au XVIIe siècle, cf. notamment John Bunyan, The Solomon’s Temple Spiritualized, 1688. On en trouve une intéressante analyse dans « ….. » in Protestantisme et Franc-maçonnerie : de la tolérance religieuse à la religion de la tolérance ?, Actes du Colloque de Nantes (25-26 avril 1998), Paris, 2000.

[3] Mat. 18,20.

[4] Cf. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, 1960 : « « Tout imaginaire humain est articulé par des structures irréductiblement plurielles, mais limitées à trois classes gravitant autour des schèmes matriciels du « séparer » (héroïque), de « l’inclure » (mystique) et du « dramatiser » – étaler dans le temps les images en un récit – (disséminatoire). »

[5] Cf. Mundus imaginalis, ou l’imaginaire et l’imaginal, Paris, 1964 : « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages.

[6] Terme qu’il applique du reste au monastère médiéval, dans Utopie et civilisations, Paris, 1973.

[7] Rituel de grade de Compagnon, RER, Lyon, 1783.

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