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"J'ai bien reçu mon salaire"...

Quand un maçon a été intéressé par les travaux auxquels il vient de prendre part, que la soirée s’est bien déroulée, que les débats lui ont plu, il se sent obligé de le témoigner en disant avec effusion : « J’ai bien reçu mon salaire ! ». C’est une coutume charmante. Elle appelle cependant quelques commentaires.

On chercherait vainement au XVIIIème siècle, et encore pendant une bonne partie du XIXème, la moindre allusion à des questions de salaire – de même qu’on ne disait comme aujourd’hui, pour désigner le passage d‘un grade à un autre, que l’on recevait à cette occasion « une augmentation de salaire ». La raison en est simple : les aristocrates puis surtout les bons bourgeois et les dignes notables qui composaient alors l’essentiel des loges, ignoraient absolument le salaire, rémunération réservées aux ouvriers du monde industriel, absents de la franc-maçonnerie jusqu’à une époque tardive dans le XIXème siècle.

Il faut s’y résoudre : ce vocabulaire, dont n ne trouve guère de trace avant le premiers tiers du XIXème siècle, de façon éparse, se généralisera bien plus tard et doit, pour l'essentiel, être considéré surtout comme un héritage récent de l’ouvriérisme qui, avec une orientation philosophiquement progressiste et politiquement socialisante, a peu a peu établi ses assises dans la franc-maçonnerie française à partir de la IIIème République.

On pourrait faire observer que cet usage est bien innocent, plutôt sympathique et ne porte tort à personne – d’autant que la plupart des francs-maçons contemporains sont eux-mêmes devenus des salariés. Certes. Toutefois, il ne faut pas méconnaître les messages subliminaux que convoient les mots les plus anodins. A force de parler de « chantier » – au lieu de « tenue » –, « d’atelier » – au lieu de « loge » – et « d’ouvrier touchant son salaire » pour désigner le franc-maçon spéculatif du XXIème siècle, on perpétue évidemment le mythe des origines, au-delà même de l’ouvriérisme du XIXème siècle, c’est-à-dire la conviction que la franc-maçonnerie ne tire sa légitimité que par sa référence fondatrice aux « oeuvriers des chantiers du Moyen Age ».

Or cette conviction, outre qu’elle est en grande partie historiquement infondée,[1] ne peut qu’alimenter une autre idée, bien plus pernicieuse : de même que ces ouvriers « ne savaient ni lire ni écrire », de même la « culture » en général ne serait pas essentielle à la démarche maçonnique : la rude franchise et le « bon cœur » naturel de l’ouvrier doivent suffire.  N’oublions pourtant jamais que ceux qui ont créé la franc-maçonnerie spéculative l’ont fait, soit pour mettre en place une structure et un réseau d’entraide et de solidarité humaine, soit pour s’emparer d’un corpus allégorique mis au service d’un projet intellectuel, et pour nulle autre raison.


Les "Opératifs" de Stretton : une forgerie pseudo-opérative

qui a totalement abusé René Guénon...


Dans cette référence lexicale au monde ouvrier, référence prise au pied de la lettre, il y a aussi l’idée, assez populaire dans les loges, que c’est précisément en retrouvant le message des opératifs, en travaillant au besoin de ses mains – réputées « intelligentes » – qu’on peut le mieux comprendre la maçonnerie. Ici se profile l’alliance imprévue et assez surprenante de l’ouvriérisme, déjà évoqué, et d’une influence guénonienne à travers le thème, cher au Maître du Caire, de la « dégénérescence spéculative » opposée à « l’authenticité opérative ». Cette opinion, qui soulève bien plus qu’il n’y paraît des problèmes fondamentaux quant à la compréhension même de ce qu’est la franc-maçonnerie, et repose sur de graves méprises, a fait l’objet de divers commentaires.[1] Pour aller à l’essentiel, outre qu’elle est très imparfaitement fondée dans l’histoire de la maçonnerie, je l'ai dit,  elle méconnaît simplement le fait que la transformation spéculative de la franc-maçonnerie – de quelque manière qu’elle se soit opérée – a en effet introduit une mutation d’une nature telle qu’elle rend illusoire et tout simplement dépourvue de sens toute tentative de retour à l’origine : le travail intellectuel sur des concepts n’est pas le travail matériel sur des pierres, et si un lien peut certainement se concevoir entre les deux, il est et ne peut être que d’ordre exclusivement métaphorique.

En d’autres termes, et pour évoquer une autre mode maçonnique contemporaine, si un stage de taille de pierre peut être intéressant, enrichissant et curieux, il faut dire simplement mais sans crainte qu’il n’est réellement d’aucune utilité pour structurer le travail maçonnique qui, de nos jours, est purement intellectuel et moral. Par conséquent, si nous parlons d’ouvriers et de salaire, ne soyons cependant pas dupes de ces coutumes verbales, récentes dans l’histoire de l’Ordre, et qui risquent de nous faire oublier son objet essentiel, lequel est aujourd’hui d’édifier des œuvres de l’esprit et de nous bâtir nous-mêmes en tant qu’êtres humains, et non de nous aider à construire notre maison de campagne...

 
N.B. Merci à Richard B. de ses judicieuses remarques.

[1] Cf. notamment : R. Dachez, « René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie – Les limites d’un regard », in Etudes d'histoire de ésotérisme (dir. J.P. Brach et J. Rousse-Lacordaire), Paris, 2007, 183-200.

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