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Des maçons errants ? La légende des Maîtres Comacins

Une certaine historiographie postromantique, puisqu’on peinait à mettre en évidence une continuité institutionnelle entre les organisations de maçons du Moyen Âge et des associations professionnelles bien plus anciennes, a jugé qu’un lien personnel serait peut-être plus plausible : la transition ne se serait pas faite au sein des structures mais à travers des individus. Là encore, les vecteurs de cette transmission ont été désignés : les Maîtres Comacins. La désinvolture avec laquelle certains ouvrages les mentionnent encore, sans la moindre enquête sur l’origine de cette thèse ni la moindre évaluation de sa vraisemblance, oblige à aborder brièvement la question. Elle est en effet pittoresque et curieuse.

On doit à un auteur imaginatif de la fin du XIXe siècle, Giuseppe Merzario, d’avoir fait un sort particulier à d’énigmatiques architectes ou maçons italiens de l’époque pré-romane, les Magistri Comacini, ainsi dénommés probablement en raison de leur origine dans la région du lac de Côme1. Ces bâtisseurs auraient élaboré un style architectural, le « système lombard » dont Merzario affirme qu’il se serait répandu, grâce à leurs voyages à travers toute l’Europe, le long du Rhin et dans de nombreux pays comme l’Allemagne et la Hollande mais également l’Espagne. Quelques années plus tard, un écrivain à l’esprit tout aussi inventif ajouta que les Maîtres Comacins n’auraient été que les héritiers en droite ligne des bâtisseurs romains dont ils auraient transmis les secrets, appris dans les fameux Collegia fabrorum2. Quoi qu’il en soit, ces théories ne reposent que sur de rares textes et quelques rapprochements de formes architecturales et n’ont jamais convaincu les historiens de l’architecture.

 

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 Comme les "Quatre Couronnés", les Maîtres Comacins

appartiennent à la légende et non à l'histoire...

 

Or, les Maîtres Comacins ont pénétré l’historiographie fantaisiste de la franc-maçonnerie car ils furent opportunément identifiés à d’improbables « maçons errants », supposés avoir été les fondateurs des premières loges maçonniques, et dont il n’est pas fait mention avant le début du XVIIIe siècle. En 1691, un érudit anglais, John Aubrey, dans son Histoire naturelle du Wiltshire, qui ne sera publiée qu’en 1847, écrivit :

« Sir William Dugdale m’a dit il y a de nombreuses années que vers l’époque de Henri III3, le pape octroya une bulle ou lettres patentes, à un groupe de francs-maçons (Free-Masons) ou architectes italiens pour voyager à travers toute l’Europe afin d’y construire des églises. C’est d’eux qu’est provenue la Fraternité des francs-maçons ou maçons adoptés. Ils sont connus pour avoir entre eux certains signes ou marques (attouchements ?) et mots de guet : elle a existé jusqu’à nos jours. »4

Dès 1719, Richard Rawlinson, éditeur d’une œuvre posthume d’Elias Ashmole, Les antiquités du Berkshire, y ajoute une courte biographie de l’un des premiers francs-maçons spéculatifs dont le nom nous soit connu et rapporte, en évoquant cette appartenance maçonnique d’Ashmole, des propos presque identiques à ceux de John Aubrey. L’œuvre de ce dernier n’avait pas encore été publiée, mais Rawlinson avait eu accès au manuscrit. En 1750 enfin, le petit-fils de Christopher Wren, l’inoubliable concepteur de la cathédrale Saint-Paul de Londres, publiant les Parentalia ou Mémoires de la famille Wren apportait encore une révélation de cette nature :

« Wren était d’avis que ce que nous appelons aujourd’hui communément le Gothique devrait être plus justement et véritablement dénommé l’architecture sarrasine perfectionnée par les chrétiens. [...] Les Croisades donnèrent aux chrétiens qui y participèrent une idée des travaux des Sarrasins, travaux qui furent par la suite imités par eux en Occident. Des Italiens (au nombre desquels se trouvaient quelques réfugiés grecs), ainsi que des Français, des Allemands et des Flamands, se réunirent en une Fraternité d’architectes, avec l’aide de bulles papales leur conférant des privilèges spéciaux. Ils portaient le titre de francs-maçons (Freemasons) et errèrent d’une contrée à l’autre selon qu’ils trouvaient des églises à construire car à cette époque il s’en élevait énormément en tous lieux, par piété ou par émulation. Ils possédaient une organisation réglée et lorsqu’ils se fixaient à proximité de l’édifice à construire, ils établissaient un campement de baraques (Huts). Un géomètre (Surveyor) les commandait en chef, un contremaître (Warden) choisi dans chaque groupe de dix hommes commandait aux neuf autres. »5

 

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Ces trois mentions, qui se réfèrent évidemment à une source unique, sont également l’unique origine de cette légende. On n’en trouve évidemment aucune trace dans les Anciens Devoirs ni dans les Constitutions d’Anderson en 1723 – pourtant peu exigeantes sur la rigueur historique. On chercherait vainement la moindre allusion qui la corrobore un tant soit peu dans les textes médiévaux – nul, en tout cas, n’en a jamais trouvé, y compris parmi les partisans de cette théorie.

Pourtant, là encore, dès 1803, James Hall, dans son Essay on Gothic Architecture, reprend le thème et l’étoffe un peu en spécifiant que les Maîtres Comacins avaient eu « le pouvoir de prendre des apprentis, et d’admettre ou d’accepter dans leur compagnie des maçons approuvés. » Il va sans dire qu’aucune source nouvelle n’est sollicitée pour asseoir une telle révélation. Le travail d’enrichissement ne va pas moins se poursuivre avec en 1835 James Hope qui publie un Historical Essay on Architecture, très estimé, où il précise, détail révélateur, que l’autorité de Sir Christopher Wren, qui s’attache à la théorie des Maîtres Comacins, lui donne tout son poids. Or, comme on l’a vu, jamais Wren n’a rien affirmé de tel, mais seulement son petit-fils, trente ans après sa mort du célèbre architecte, qui rapporte selon la tradition de son père que Wren « était d’avis » que les choses se seraient passées ainsi – et notons que Wren, de toute façon, ne parle pas des Comacins !

Le travail de Merzario, en 1893, amplifia cette jeune légende mais, grâce à l’ouvrage de Leader-Scott, The Cathedral Buillders : The Story of a Great Masonic Guild, en 1899, les idées de Merzario, devenues accessibles aux lecteurs anglophones, connurent une diffusion très large. Le dernier à s’en emparer, mais pas le moindre, sera Joseph Fort Newton, un franc-maçon sans doute sincère mais exalté, doublé d’un pseudo-historien qui en 1914 publia The Builders, une sorte de compilation ahurissante de tous les ragots accumulés depuis alors presque deux siècles sur l’histoire de la maçonnerie : un livre sans méthode ni esprit critique, aujourd’hui illisible. Cette pénible somme, bourrée d’erreurs, de citations erronées, de théories sans preuve, fit la fortune définitive des Maîtres Comacins. On n’a pas cessé, depuis lors, de recopier pieusement cette fable.

Pourtant, dès 1788, un auteur anglais, T. Pownall, lui-même enclin à y adhérer, avait accompli la formalité élémentaire requise de tout historien en cette circonstance : il avait tenté de vérifier les sources. Il raconte qu’ayant pris contact dès 1773 avec le bibliothécaire du Vatican, il lui avait demandé de retrouver la trace des fameuses bulles. Le pape lui-même en avait vivement encouragé la recherche. L’enquête soigneuse était restée infructueuse6. Depuis lors, le silence obstiné des archives n’a fait que confirmer l’absence de ces prétendues lettres papales.

On colporte donc encore parfois une histoire dont on a montré, voici plus deux siècles, qu’elle ne reposait sur rien...

En résumé, on peut dire que si certains ont présenté les Maîtres Comacins comme les acteurs d’une révolution architecturale à travers l’Europe médiévale, c’est en vertu d’une théorie pour le moins fort contestée, et depuis longtemps, par la plupart des historiens de l’architecture. Si, en revanche, on veut faire d’eux les précurseurs de la franc-maçonnerie, le dossier est tout simplement vide.

La leçon est rude mais l’historiographie foisonnante de la franc-maçonnerie nous réserve d’autres surprises…

 

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[1]. G. Merzario, I Maestri Comacini : Storia artistica di mille due cento anni 600-1800, Milan, 1893. D’autres étymologies, que je n’examinerai pas ici, ont cependant été proposées.

[2]. On sait aujourd’hui que ce n’était aucunement l’objet de ces associations funéraires. J’y reviendrai un jour... Cf. G. Teresio Rivoira, Origini dell’architettura Lombarda, Rome, 1901, vol.1.

[3]. Il s’agit ici du roi d’Angleterre qui régna de 1216 à 1272.

[4]. D. Knoop, G.P. Jones, D. Hamer, Early Masonic Pamphlets, Manchester, 1943, p. 44.

[5]. Gould, History of Freemasonry, 3rd ed. 1951, I, pp. 137-138.

[6]. Gould, op. cit. p. 139.

 

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