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Une évolution du modèle maçonnique français ?

A regarder les choses de près, il n’est pas rigoureusement exact de dire que le monde maçonnique est divisé en deux camps car une subdivision plus subtile peut y être décelée. Certes, il y a, d’un côté, les pays où la maçonnerie « régulière » est exclusive ou très largement majoritaire, ne laissant aux Grandes Loges qui s’en écartent qu’une place parfaitement marginale : c’est le cas des Etats-Unis par exemple ou des anciennes colonies anglaises comme l’Inde. D’autre part, on connait aussi des pays où, à l’inverse, la maçonnerie parfois appelée « libérale » – ou, pour employer un néologisme plus récent et assez équivoque, « adogmatique » – est très largement dominante, les Grandes Loges régulières y apparaissant au contraire comme  des « objets exotiques » – c’est une situation fréquente en Europe continentale. Cependant, la France, quant à elle, ne s’inscrit pas exactement dans ce schéma.

Parmi les quelques pays de vieille et forte tradition maçonnique, elle est l’un des rares à posséder à la fois une maçonnerie libérale importante, institutionnalisée, très ancrée dans le paysage maçonnique – et du reste majoritaire –, mais aussi, et depuis un siècle environ, une maçonnerie régulière (toujours au sens anglo-saxon) devenue dans les décennies récentes assez puissante pour être la troisième plus importante obédience du pays et rassembler, au moins jusqu’en 2011, environ 30%  de l’ensemble des effectifs. C’est probablement en raison de cette situation un peu exceptionnelle que le conflit relatif à la régularité maçonnique y a pris une dimension si importante, une nature peut-être plus complexe qu’ailleurs et un ton parfois très – ou trop ? – passionnel. Mais c’est aussi pour la même raison que les évolutions récemment constatées en France peuvent laisser entrevoir, à travers la possible mutation du modèle maçonnique français, une préfiguration éventuelle du futur paysage maçonnique mondial ou dévoiler certains des facteurs qui contribueront à le modeler.

 

 

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Une fascination qui ne cesse pas...

 

La France est un pays dont la riche histoire politique et culturelle a produit une franc-maçonnerie elle-même toujours très diverse, très vivante, voire passablement agitée. De même que la nation ne s’est constituée que tardivement en fédérant des régions dont les particularismes sont souvent demeurés très forts, de même que l’autorité politique centrale a eu du mal à s’y imposer, de même enfin la franc-maçonnerie française a toujours été spontanément divisée, indisciplinée et prompte aux querelles fratricides.

Ce seul fait, qui ne renvoie qu’à la seule culture française en général, suffirait à expliquer que le modèle d’une maçonnerie univoque et exclusive soit certainement inenvisageable en France où il n’a jamais existé et n’a même jamais été vraiment souhaité. On comprend que, pour cette seule raison, l’affiliation à régularité anglo-saxonne – fixée par l’antique « ennemi héréditaire » –  ne pouvait s’y imposer unanimement. Pas davantage que son rejet pur et simple, au demeurant, même si l’introduction de la maçonnerie « régulière » y est, somme toute, un fait récent.

Une couche de complexité supplémentaire a été ajoutée, en France, du fait que le différend intellectuel ou plus spécifiquement religieux qui sous-tend habituellement le refus de la « régularité » n’y répond pas exactement à la césure entre les Grandes Loges régulières et les autres : en effet, on trouve dans notre pays, et depuis longtemps, des obédiences qui tout en n’acceptant pas de faire allégeance à Londres affirment en partager les vues, ou du moins accepter les principales d’entre elles – on parle ici volontiers de « régularité initiatique ». On voit donc aisément que le résidu qui les empêche de rejoindre le camp de la régularité « administrative » s’explique davantage par des raisons historiques et culturelles que par des divergences proprement doctrinales.

Enfin, pour que la mesure soit comble, ajoutons que dans la composante féminine et mixte qui, tout en étant nettement minoritaire, est proportionnellement la plus importante au monde – et qui, par nature ou par « genre » est forcément impossible à « reconnaître » pour les Anglais – on trouve également des sensibilités très variées dont certaines peuvent être très proches des conceptions anglo-saxonnes.

Or, la situation tendue et conflictuelle qui s’est maintenue pendant plusieurs décennies, parsemées de quelques escarmouches verbales et de deux ou trois scissions mineures dans différentes obédiences, semble désormais pouvoir évoluer sous l’effet de trois facteurs nouveaux, indépendants et d’inégale importance mais curieusement tous apparus presque en même temps et assez récemment :

-         l’effritement indéniable du système diplomatique de la franc-maçonnerie régulière anglo-saxonne dans le monde, ouvrant à des évolutions d’ailleurs évoquées par la Grande Loge Unie d’Angleterre dès 2007;

-         la décision du Grand Orient de France, actée en 2010 et confirmée en 2011, d’abandonner la masculinité exclusive et d’admettre la mixité dans l’obédience historique en France, et la plus importante par le nombre, pour celles de ses loges qui le choisiront ;

-         la crise grave et sans précédent européen qui a éclaté publiquement au cours de l’année 2010 au sein de la Grande Loge nationale française, l’obédience « régulière » française, conduisant à sa véritable désagrégation en quelques mois.

 Certains de ces facteurs peuvent sembler de pure circonstance – comme l’affaire de la Grande Loge nationale française, bien qu’elle révèle en fait des problèmes de fond – et d’autres étrangers à la question de la régularité – le Grand Orient de France ne s’étant jamais soucié de reconnaissance anglaise –, et pourtant, dans tous les cas, des effets significatifs leurs sont potentiellement liés. D’une part en raison des sérieuses répercussions internationales qu’on suscitées les problèmes troublant l’obédience régulière française, d’autre part parce que la décision du Grand Orient de France ne peut manquer d’affecter, de diverses manières, plusieurs autres obédiences en France.

Plusieurs conséquences sans doute durables peuvent être aperçues dès à présent.

En premier lieu, la régularité risque fort de redevenir, dans notre pays et pour assez longtemps, un sujet secondaire ayant peu d’impact sur la vie maçonnique en général, comme c’était le cas il y encore une quarantaine d’années. Une parenthèse de quelques décennies se refermerait ainsi. Non qu’une Grande Loge régulière, reconnue comme telle par Londres, ne puisse à nouveau voir le jour, prospérer et vivre en paix – tout le monde sait, désormais, que son rétablissement officiel sera chose faite dans quelques jours ! – mais la question de la régularité a de grandes chances de ne plus se présenter comme « l’horizon indépassable » du débat maçonnique français. Les dégâts entrainés par l’enfermement dans la régularité resteront longtemps dans les mémoires.

Ensuite, la recomposition du système internationale de la régularité pourrait justement s’opérer en commençant par la France qui offrirait à ce New Deal un terrain de choix pour une expérience en vraie grandeur. Quels pourraient en être les contours ?

Le point sans doute le plus important est de comprendre que la multiplicité des obédiences est consubstantielle à la franc-maçonnerie française et que le pôle « régulier » qui doit incessamment s’y reconstituer ne le fera peut-être pas indéfiniment pas sur la base d’un Grande Loge unique mais éventuellement  sur un groupe de Grandes Loges aux liens plus ou moins lâches. La marque identitaire de chacune d’elles pourrait être soit une filiation historique particulière, soit encore la spécificité d’un Rite – en réglant librement dans chaque cas, et selon des principes propres à chaque structure, le problème des relations entre les loges bleues et les hauts grades –, car souvent les querelles intra-obédientielles ont trouvé leur source dans une navrante « guerre des Rites ». Le schéma, qui fonctionne en Allemagne depuis l’immédiat après-guerre, pourrait recevoir dans divers pays, notamment en Europe continentale mais sans doute aussi ailleurs, d’autres applications. C’est certainement une voie d’avenir.

Un autre point concerne ce que l’on nomme dans le langage de la diplomatie générale, le « niveau des relations ». En d’autres termes, devant la complexité des structures maçonniques, de leurs histoires et des cultures nationales, certains obstacles à d’éventuels rapprochements seront plus difficiles à vaincre que d’autres. La question suivante pourrait alors se poser pour tenter d’en sortir « par le haut » : n’y a-t-il aucun intermédiaire concevable entre l’intégration pure et simple au modèle anglais, ouvrant à la reconnaissance et à la « régularité » classique, et l’absence totale de toute relation ? Ne peut-on concevoir qu’il existe un espace entre « la régularité maçonnique » (au sens anglais) et l’absence de caractère maçonnique – c’est-à-dire, en clair, toujours pour les Anglais, l’irrégularité ? Peut-être les obédiences du camp anglo-saxon comprendront-elles un jour prochain que dans notre pays, par exemple, plusieurs obédiences accepteraient sans doute un certain type de relations avec la Grande Loge Unie, un certain niveau d’échanges, sans pour autant tout admettre et tout approuver. Si l’on généralisait cette conception, à une maçonnerie mondiale bipolaire et figée ferait suite une maçonnerie multipolaire et à géométrie variable. Le privilège d’ancienneté que tous consentiraient probablement à reconnaître à l’Angleterre en serait-il finalement  affecté ? Probablement pas.

 

 

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 On ne contournera pas Londres par Washington...

 

Mais pour parvenir à ces résultats, il faudrait que les autorités maçonniques anglaises le souhaitent véritablement. Or nul ne sait, à ce jour, si tel est le cas. Ignorer ce « détail », c’est aller droit dans le mur.  C’est ce qu’ont montré les initiatives récentes, lancées par quelques Obédiences européennes qui méconnaissaient manifestement la complexité du paysage maçonnique français. Leur échec, aujourd’hui assuré – que d’aucuns, dont je suis, avaient sereinement annoncé sous les sarcasmes – doit être médité. La transformation radicale du système de reconnaissance qui, à ce jour, reste solidement ancré en Angleterre – car le « contournement » par les USA, fantasmé par certains, s’est révélé parfaitement illusoire – ne se fera pas sans l’accord explicite et préalable de Londres, si la GLUA estime que son intérêt le commande. Au vu de l’évolution des choses, on ne peut donc  placer d’espoir que dans le fameux pragmatisme anglais…

S’agissant de la franc-maçonnerie française, en revanche, une fois libérée de l’absurde concurrence entre les « réguliers » et les autres, une nouvelle route pourrait s’ouvrir pour elle. Là encore, des niveaux de relations diversifiés pourraient être trouvés entre des obédiences renonçant à se juger mutuellement pour admettre leurs différences tout en reconnaissant leur commune origine. Et, pour la France, cette origine est contemporaine du surgissement même de la franc-maçonnerie spéculative organisée, soit au début du XVIIIème siècle. Au-delà des postures, des plaidoyers pro domo et des manipulations de l’histoire – vers la gauche ou vers la droite –, un tel patrimoine impose des devoirs aux francs-maçons de tous bords, bien plus qu’il ne leur crée des droits sur lui.

Ce serait du reste l’occasion de nourrir collectivement les études maçonnologiques, soit à travers d’authentiques sociétés savantes, soit au moyen des « loges de recherche », sur le modèle anglo-saxon, dont l’archétype est la loge Quatuor Coronati 2076, à Londres, dont les inappréciables travaux, depuis plus d’un siècle, ont tant apporté à la connaissance de la franc-maçonnerie et à la réappropriation de ses sources. Un tel travail, pour être authentiquement fructueux, ne devrait pas se situer dans l’orbe des concurrences obédientielles classiques puisqu’il s’adresse à la nature fondamentale de la franc-maçonnerie.

Cela aurait pu être – aurait dû et devait être – le travail de l’Institut maçonnique de France : l’égoïsme obédientiel, les initiatives destructrices de quelques dignitaires en mal de reconnaissance personnelle et les intérêts particuliers de certains petits milieux maçonniques ne l’ont pas permis. Il faudra pourtant bien que ce projet prospère un jour d’une manière ou d’une autre…

Nous sommes ainsi ramenés – et c’est par là que nous devons finir – à la question préjudicielle de toute histoire possible pour les décennies à venir : ce que les francs-maçons transmettent depuis plus de trois siècles, se trouvera-t-il encore des hommes – et des femmes – pour le désirer demain ?

 

 

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