Juste pour divertir un peu nos vacances - parfois intellectuellement ternes - voici une petite information estivale de la franc-maçonnerie anglaise qui donne à réfléchir : le service religieux annuel, dans la cathédrale (anglicane !) de Gloucester, ayant rassemblé, le 5 juin dernier, plusieurs centaines de Frères de la région, accueillant en grande pompe leur Grand Maître, l'inoxydable Duc de Kent.
Le cousin de la reine, Grand Maitre depuis 1967 - et réélu annuellement depuis - état accompagné du Lord Lieutenant de Gloucestershire, Dame Janet Trotter, et des dignitaires locaux de la Grande Loge Provinciale ainsi que de plusieurs édiles - francs-maçons ou non.
On ne peut pas réellement comprendre la franc-maçonnerie anglaise, britannique en général - ni saisir ce que pouvait être la franc-maçonnerie des origines - si l'on ne réalise pas à quel point l'institution maçonnique est profondément liée aux coutumes et mœurs anglaises dans tous les domaines. Pas seulement sur un plan purement formel ou administratif, mais par la mentalité, je dirais presque, l'image du monde...
Chaque année, la Grande Loge fait ainsi célébrer des services religieux dans les églises de la religion "établie" et les Frères en décors y participent avec joie. Quel étonnement - voire quel scandale ! - pour nombre de maçons français, pénétrés de l'idée que la franc-maçonnerie est avant tout une institution laïque, "gardienne de la République" !
Arrivée du Duc de Kent dans la cathédrale de Gloucester
Et pourtant, les Anglais n'ont rien à nous envier en matière de défense des droits individuels (l'habeas corpus a été inventé par eux et n'existe toujours pas en France), de démocratie représentative (leur Parlement est doté de droits réels depuis le début du XVIIIe siècle) et de respect de la liberté de conscience (aucune religion ne s'impose aux autres depuis 1689). Simplement, les Anglais ont intégré toute leur histoire - et elle fut mouvementée - sans jamais rien rompre ou éradiquer : ils ont un jour décapité leur roi...avant de rétablir son fils sur la trône douze ans plus tard; à la monarchie absolue a succédé la monarchie parlementaire - sans qu'aucune Constitution n'ait jamais été adoptée !
Les Anglais, à la différence des Français, ont cette capacité unique d'embrasser tout leur passé sans rien en retrancher. Marc Bloch exprimait sans doute un regret autant qu'une conviction lorsqu'il écrivait : « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». Oui, certes, mais combien de Français sont-ils vraiment capables de double devoir de mémoire ?
Pour un Britannique, on doit être tolérant en matière de religion - ils l'ont été bien avant nous ! - , mais on ne peut pas ne pas avoir d'appartenance religieuse - et cela avec la plus grande délicatesse et un savoir-vivre extrême, qu'il faut constater pour en mesurer l'ampleur. Les francs-maçons anglais ne sont d'ailleurs pas atypiques dans leur pays, car la grande majorité des sujets de Sa Gracieuse Majesté partagent encore cette vision du monde.
Le Grand Maitre de la GLUA accueilli par le Doyen de la cathédrale
Certes, le tempe passe, lui aussi, en Grande-Bretagne comme ailleurs : selon des sondages récent on y dénombre à présent environ 25% d'athées ou d'agnostiques déclarés. Une évolution comparable se produit aussi en Écosse.
Les institutions anglaises ne sont cependant pas figées ni "passéistes" comme on le croit parfois sottement en France, ce qui conduit certains à en sourire niaisement. Elles intègrent le passé dans le présent. Le Duc de Kent n'a pratiquement aucun pouvoir - beaucoup moins que ses "collègues" français en tout cas - au sein d'une Grande Loge qui est en fait gouvernée par le Board of General Purposes, dont les membres sont très majoritairement élus par les loges. De même, l’assistance en corps au service religieux annuel est, pour les francs-maçons anglais, une façon de célébrer publiquement, et tout ensemble, leur attachement aux vieilles traditions du pays, mais aussi leur affection pour leur loge, leur fierté de voir à leur tête le cousin de la reine, et enfin - que les laïques français ne s'en émeuvent pas ! - leur tolérance religieuse, car ils n'ont jamais fait de l’Église d'Angleterre celle de la Grande Loge, mais cette Église, ils ne l'oublient pas, celle des "libertés anglaises", est aussi celle de l'État, elle fait partie d'un patrimoine national dont ils ne veulent rien retrancher.
En Angleterre, j'ai entendu les Frères chanter, avant la tenue, l'hymne national - certains le font après, au début des agapes - et j'ai chanté God save the Queen avec eux. En retour, et contre mon attente, ils ont entonné deux couplets de La Marseillaise pour me faire honneur : un spectacle indescriptible et inoubliable, mais combien émouvant ! Et je me suis demandé combien de francs-maçons français, si volontiers donneurs de leçons, seraient capables, sans ironie, de leur rendre la pareille...
On pourrait bêtement sourire ou s'offusquer de cette image de la cathédrale de Gloucester, par inculture à la fois historique et maçonnique. J'ai parfois constaté cette réaction de la part de francs-maçons français qui ont oublié de réfléchir et de se documenter avant de juger à l'emporte-pièce. Et je me suis dit, parfois aussi, que mes Frères et amis anglais sont sans doute plus "libéraux et adogmatiques" que certains maçons français qui ont fait de la laïcité leur religion...
La France n'est pas l'Angleterre, l'histoire des relations entre les Églises et l’État, notamment, n'y fut pas du tout la même, et cela explique beaucoup de choses, en dehors même de la franc-maçonnerie. Mais au moment où l'on se préoccupe, péniblement semble-t-il, de "recomposer" le paysage maçonnique français au sein duquel la maçonnerie "régulière "- à laquelle je n'appartiens pas, je le rappelle - a sa place légitime, il ne faut surtout pas se leurrer, ni jouer avec les mots, ni se payer d'illusions. La maçonnerie anglo-saxonne est un bloc, avec une parfaite cohérence intellectuelle et religieuse - ce qui n'empêche ni les nuances ni la diversité, mais ses "principes de base" sont sans équivoque. Feindre de l'ignorer tout en prétendant la rejoindre - fût-ce par "la main gauche" - est une voie sans issue.
Je ne suis pas "officiellement" reçu dans les loges anglaises, mais je ne peux oublier que méconnaître la franc-maçonnerie de tradition britannique, c'est se tout simplement se condamner à ne rien comprendre à la franc-maçonnerie en général.
Et, pourquoi ne pas le dire, ce spectacle de l'Annual Church Service de la Grande Loge Unie d'Angleterre, qui peut laisser incrédules ou choquer certains maçons français - et qui est d'ailleurs impensable en France, même dans la maçonnerie dite régulière ! - , me parait au contraire respectable et émouvant.
En tout cas, et au même titre que toute la maçonnerie anglaise en général, il mérite mieux que l’indifférence ou l'hostilité, et encore moins la duplicité...