La nature même de l’institution maçonnique a toujours été ambiguë aux yeux du public – et parfois à ceux des maçons eux-mêmes : club philosophique, communauté fraternelle, lobby politique ou simple réseau, la franc-maçonnerie a reçu, au cours de sa déjà longue histoire, des identités variées et d’apparences contradictoires, sans qu’aucune d’entre elles puisse être considérée comme exhaustive ni tenue pour totalement erronée.
Il reste que, pour la plupart des Frères, la franc-maçonnerie peut et doit se définir notamment, sinon avant tout, comme un Ordre initiatique. Cette unanimité est réconfortante mais ne fait qu’introduire à un problème redoutable. Qu’est-ce, en effet, que l’initiation ?
1. La réponse de l’anthropologie culturelle. – Il y a communément deux types de discours sur la nature et le contenu de l’initiation. D’abord celui des « initiés» (de préférence « grands ») – ou de ceux qui se présentent comme tels et pensent très souvent l’être: nous n’en dirons rien car les considérations qu’ils avancent pèchent souvent par la fréquente approximation de leurs fondements philosophiques et surtout parce que, habituellement très imprégnées de psittacisme guénonien [1], elles ignorent toute distanciation par rapport au phénomène dont elles veulent rendre compte en s’exprimant, à l’instar du maître qui les guide, non sur le ton de l’opinion qui se propose mais sur celui de la vérité qui s’énonce, impériale et sans réplique. Ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature maçonnique » s’en inspire malheureusement ad nauseam.
Mais il est pourtant un autre regard dont les initiés « curieux » peuvent faire le plus grand profit : c’est celui des « phénoménologues » de l’initiation, entendons par là celui des sociologues, des anthropologues, des psychologues. Pour ces derniers il y a un fait de l’initiation et, grâce à la distance critique qu’ils ont établie et s’efforcent de maintenir entre eux-mêmes et l’objet de leur étude, il est possible de parler du dehors mais cependant avec pertinence – ou éventuellement « impertinence » – et surtout avec détachement, du « fait initiatique ». On mesure alors à quel point celui-ci est, avant toute chose, étonnamment normé et finalement assez invariant, mais aussi universellement répandu dans le temps et l’espace – bien au-delà de la maçonnerie, cela va sans dire, et de ce qui l’environne immédiatement, historiquement et philosophiquement.
Pourquoi faut-il être initié ?
Les acquits les plus intéressants sont ceux de l’anthropologie culturelle, depuis environ un siècle. Le lieu n’est pas ici de les exposer en détail mais d’en rappeler quelques conclusions essentielles à titre de simple résumé, ou pour suggérer une direction de travail, en convoquant les synthèses d’auteurs récents comme Mircea Eliade, Jean Cazeneuve ou encore Roger Bastide, pour ne nous en tenir qu’à ceux dont les travaux ont été publiés en français et sont aisément accessibles, sans oublier les apports éclairants des études structuralistes, dans la lignée de Lévi-Strauss, et ceux de la psychologie des profondeurs, de Freud à Jung. On admettra donc qu’ici un raccourci de quelques lignes simplifie hardiment – mais du moins sans la trahir – une problématique en réalité très riche, très complexe et par là même très passionnante.
A travers toute l’expérience des sociétés archaïques ou « premières » – que jadis on qualifiait de « primitives » –, Eliade propose de définir l’initiation en général comme « une mutation ontologique du régime existentiel » [2]. A la fois destinée à chaque individu – du moins pour certaines d’entre elles – mais ne se concevant néanmoins que dans un cadre collectif ou social qui la formate et la justifie, l’initiation ainsi entendue se présente historiquement sous trois formes principales :
- L’initiation tribale, qui est essentiellement un ensemble de « rites de passage » balisant certaines étapes remarquables de la vie humaine : puberté, accès au monde des adultes, découverte de la sexualité, de la génération, des origines du monde et des sociétés humaines ;
- L’initiation dite religieuse – ou de confrérie –, nullement obligatoire, structurée en sociétés plus ou moins secrètes, et qui suppose un engagement particulier et plus personnel mais sur des thématiques finalement assez proches de celles de la précédente ;
- L’initiation magique – ou chamanique –, strictement individuelle, exceptionnelle et pas nécessairement choisie, instituant dans le corps social des intermédiaires qualifiés, chargés de missions particulières – de prophétie, de divination ou de guérison par exemple.
Du chamanisme à la maçonnerie ?
L’initiation tribale a été la plus étudiée sur tous les continents – parce qu’elle présente à la fois un caractère obligatoire et plus visible, s’adressant à tous et comportant des étapes publiques – et on y a reconnu, partout et en tous temps, de l’Australie à l’Afrique sub-saharienne en passant par l’Océanie ou l’Amérique précolombienne, des traits singulièrement redondants. Ainsi, les rites initiatiques comprennent toujours une phase de séparation et de rupture par rapport au monde « ordinaire » de l’existence précédente, avec des séquences évoquant sinon la mort du moins la regressio ad uterum, soit la vie avant la vie, conduisant logiquement à une re-naissance ; des rites « de marge » où des sévices, réels ou figurés, des mutilations physiques ou symboliques, signifient la transmutation qui s’opère chez le néophyte ; des rites d’agrégation enfin, c’est-à-dire de retour à un nouveau monde sous un nouveau statut, marqué par un nouveau vêtement, un nouveau nom, etc. D’autre part, presque toujours, ou au moins dans l’une des étapes à franchir si l’initiation – comme celles de confrérie – comprend plusieurs volets, l’initié a dû « vaincre le monstre », subir des épreuves et mener des combats qui l’ont conduit à proximité des Anciens, au contact d’objets ou de symboles se référant à un récit des origines, à la naissance du monde et/ou de la race humaine : ainsi le rite rejoint le mythe qu’il illustre et réactualise – puisque tout mythe est, par nature, un récit intemporel de fondation situé non pas spécifiquement dans une époque lointainement reculée mais, plus précisément, dans une autre dimension du temps, ce que l’on nomme, chez les anciens Australiens par exemple, le « temps du rêve »...
On le voit donc, qu’elle procède d’une nécessité sociale imposée à tous, comme l’initiation tribale, qu’elle relève d’un choix mystique ou religieux plus personnel comme l’initiation de confrérie – dont se rapprocherait le plus la franc-maçonnerie –, ou qu’elle corresponde enfin à une sorte d’élection par les Dieux ou les Anciens que son « bénéficiaire » n’a pas nécessairement désirée, l’initiation apparait ainsi comme une des institutions les plus constantes des communautés humaines quand il s’agit, pour les êtres qui les composent – hommes ou femmes – de mieux comprendre le sens de leur existence dans la collectivité, de leur place dans le monde, de leur destin personnel. Véritable invariant anthropologique, elle s’inscrit, plus largement, dans le débat de la raison qui s’interroge sur l’ordre des choses et de l’inquiétude – ou de la préoccupation – religieuse qui questionne l’opposition – ou la dialectique – du sacré et du profane.
Incessamment reformulée – dans un schéma structuraliste où les détails variables du contenu n’affectent pas le sens fondamental mais au contraire l’expriment dans son inéluctable et constante richesse – la langue mythique de l’initiation s’adresse aussi aux instances les plus profondes de la psyché humaine qu’elle interpelle au-delà du discours de la claire conscience, véhiculant peut-être, s’il faut suivre Jung, des archétypes, c’est-à-dire des symboles fondamentaux qui peuplent l’inconscient collectif de l’espèce humaine et contribuent peut-être en partie à fonder son unité. [3] (à suivre)
[1] Expression légèrement polémique, due à plume redoutable de Robert Amadou.
[2] On préfèrera cette définition purement phénoménologique mais au moins assez claire, à celle de Guénon qui est à la fois délibérément mystérieuse et cependant dotée d’une prétention étiologique, c’est-à-dire finalement obscure et arbitraire : « La réception rituelle d’une influence spirituelle d’origine non humaine » – mais qu’est-ce qu’une « influence spirituelle » et qu’est-ce qu’une « origine non humaine » ?... (Cf. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Paris, 19xx ; Initiation et réalisation spirituelle, Paris, 19xx)
[3] Sur ce dernier aspect, voir le brillant et provocant essai de Jean-Luc Maxence, Jung est l’avenir de la franc-maçonnerie, Véga, 2009.