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L'initiation: définitions et problèmes (2)

 2. Le discours maçonnique sur l'initiation. - Face à tous ces apports des sciences humaines, le discours interne de la franc-maçonnerie à propos de l’initiation, tel qu’il est formulé notamment dans la littérature maçonnique – encore elle ! –, est le plus souvent d’une inquiétante pauvreté ou, quand il est plus subtil, d’une singulière distorsion. Il faut en effet y distinguer deux veines principales.

La première, la plus navrante, est malheureusement la plus répandue. Elle tire ses références d’un discours élaboré au cours du XIXème siècle, très influencé par l’occultisme « fin de siècle », autour de ses pères fondateurs, Elpihas Lévi [1] et  Stanislas de Guaita [2], ainsi que de leurs épigones dont Papus [3] et Oswald Wirth [4] furent les plus connus. Il porte la marque d’une indigence philosophique impressionnante, d’une maîtrise à peu près inexistante de ses sources documentaires alléguées – comme la littérature hermético-kabbalistique du XVIème siècle –  et d’une confusion intellectuelle très datée, mêlant sans vergogne les ultimes échos d’une pensée magique venue de fort loin et les découvertes alors balbutiantes d’une science moderne encore incertaine : ses délires autour du magnétisme curatif ou d’une alchimie simpliste – en particulier chez Wirth – en sont les manifestations les plus caricaturales. Quelques décennies plus tard, portant ce mélange des genres et des savoirs au rang d’un des beaux-arts, le mouvement du New Age en assurera avec un indéniable succès commercial un relais efficace mais tout aussi intellectuellement inconsistant.


Eliphas lévi, "Père de l'Occultisme" et franc-maçon si éphémère !

La charge peut sembler sévère : elle est pourtant méritée et les effets constatés dans la vision de la « symbolique maçonnique » qui prévaut encore en France chez nombre de francs-maçons de nos jours, en est la meilleure preuve et la plus déplorable, à vrai dire. Cette médiocrité de vue, ce manque tragique de profondeur et cette pauvreté philosophique ont du reste beaucoup compté pour ternir gravement l’image de la franc-maçonnerie, aux yeux des cercles académiques et des milieux cultivés en France [5], surtout à une époque où elle était en outre engluée dans des combats  essentiellement politiques et fort peu « initiatiques ».

Le drame est en fait la polysémie consternante qui s’attache à présent au mot « ésotérisme », pris d’une part comme une sorte de synonyme approximatif de l’initiation et du symbolisme, et d’autre part accolé à toutes les élucubrations finalement modernes qui, des éternels Templiers aux mystérieux Rose-Croix, en passant par les druides, les Druzes et les alchimistes, sans oublier la fameuse « science initiatique des bâtisseurs » sur fond de Nombre d’or, peuplent les rayons des libraires où la franc-maçonnerie voisine avec les boules de cristal et les OVNI, mais aussi, ce qui est plus grave, inspirent les « planches » qu’on entend trop souvent dans les loges de toutes les obédiences…

Cela veut-il dire que tout soit à rejeter, indistinctement, dans ces exégèses souvent laborieuses ? Non, certes. Il y a ainsi quelques belles pages, élégantes et parfois mêmes touchantes chez Oswald Wirth, notamment [6]. La dimension humaine de l’initiation, l’effort sincère de libération morale et spirituelle dont elle peut témoigner, y sont parfois évoqués avec justesse. Mais le cruel défaut de toute base philosophique sérieuse qui donnerait consistance au discours, l’absence à peu près complète de perspective dans l’histoire des idées, l’étroite étanchéité d’une « pensée maçonnique » présentée comme un monde en soi, sans connexion avec les sciences humaines et ne reposant en fait sur aucune connaissance tant soit peu crédible de ses sources prétendues, rendent ces tentatives sans doute sympathiques mais tragiquement limitées.

Il est cependant une autre veine du discours maçonnique relatif à l’initiation qui, au cours des cinquante dernières années, a connu une faveur grandissante auprès des francs-maçons. C’est celle que l’on trouve dans l’œuvre de René Guénon.


René Guénon : un "héritage" maçonnique sous bénéfice d'inventaire...

 

On a pu dire que son œuvre était « essentielle à l’intelligence du présent et de l’avenir » [7] mais cette affirmation, sans nuance et sa réplique, ne fait pas l’unanimité. Il n’est pas question d’envisager ici dans son ensemble une œuvre complexe, riche, foisonnante, dont l’approche est de toute façon recommandée et même indispensable à divers égards, pour quiconque s’intéresse à la notion de tradition et souhaite en éclairer son parcours maçonnique, notamment. Les écrits de Guénon dépassent de loin la seule franc-maçonnerie, son audience, justifiée par une envergure intellectuelle réelle, a franchi depuis longtemps les limites de la France et demeure appréciable plus d’un demi-siècle après sa mort, et sa pensée apparaît aujourd’hui volontiers comme  la seule base possible d’un discours spécifiquement maçonnique sur l’initiation. Il est certain que ses études sur ce sujet, réunies en deux précieux volumes [8], doivent être lues et méditées comme elles le méritent.

Toutefois, même si l’on fait la part de l’excès – voire de la caricature – dans les dithyrambes de certains de ses continuateurs ou de ses disciples proclamés, certains des présupposés implicites de la théorie guénonienne de l’initiation soulèvent de réelles difficultés ou font au moins débat. Lui-même n’a pas clairement levé les ambigüités qui peuvent naître – et qui sont brièvement envisagées un peu plus loin – entre la voie initiatique et la voie religieuse notamment. En tout cas, sa définition de la franc-maçonnerie comme la seule voie encore vivante d’un possible ésotérisme du christianisme, et sa thèse selon laquelle le rattachement concomitant à un « exotérisme traditionnel » est alors nécessaire et ne peut, en l’occurrence, s’accomplir que dans le catholicisme, tout cela semble aujourd’hui à la fois abusif, contestable et terriblement daté.

En un mot, pour un franc-maçon « de tradition » (voilà encore une expression profondément équivoque, dont on use et abuse, et sur laquelle il faudra revenir !), la pensée de Guénon peut mener sinon à tout du moins fort loin, mais à condition d’en sortir [9]

3. Une expérience humaine. – Il reste que, au-delà des ces débats un peu théoriques, l’initiation maçonnique est pour la plupart des francs-maçons une expérience, un des aspects de leur vie. Elle se distingue d’une simple adhésion à une philosophie quelconque, va au-delà du seul débat intellectuel, et n’est pas non plus de l’ordre d’un engagement religieux. Toutefois, sur ces points, des équivoques subsistent et doivent être soulignées.

S’agissant de l’aspect religieux, le risque d’une confusion quelconque est naturellement inexistant si l’on s’inscrit dans une certaine mouvance maçonnique française, à la fois laïque et souvent encore plutôt anticléricale, profondément agnostique voire athée militante mais il faut aussi mesurer que, dans une approche comme celle de la Loge Nationale Française (LNF), par exemple, qui accueille sans réticence les fondements chrétiens de la tradition maçonnique, la frontière entre la pratique maçonnique et la pratique religieuse proprement dite peu parfois être floue.

La franc-maçonnerie anglaise, laquelle insiste pourtant avec force sur la nécessité pour tout franc-maçon de croire en Dieu, n’a jamais cessé de proclamer avec la même vigueur qu’elle n’est pas  et ne doit pas être « une religion ni un substitut de religion ». Une telle affirmation ne relève évidemment pas de l’hostilité envers la religion mais elle témoigne d’une possible confusion contre laquelle elle met précisément en garde. Du reste, les adversaires anglais de la franc-maçonnerie, au sein de diverses Eglises, n’ont pas manqué de la pointer : « Qu’est-ce qu’une institution où l’on dit des prières, où l’entretient des autels pour y prêter serment et ou l’on pratique des rituels ? » demandent-ils en substance.  Cela ne ressemble-t-il pas, en effet, à un culte ?


Il est théoriquement facile de montrer en quoi la franc-maçonnerie n’est pas une religion : elle n’a pas de théologie, elle ne dispense pas de sacrements et ne promet pas le salut des âmes. Toutefois, en pratique, la question est plus complexe.

Paradoxalement, dans une franc-maçonnerie qui affirme que certaines positions religieuses sont fondamentales – la croyance en Dieu et une adhésion globale à la tradition judéo-chrétienne, tant spirituelle et morale que scripturaire, pour aller à l’essentiel –, les domaines de l’initiation et de la religion, connexes et mutuellement éclairés, sont finalement bien distincts. En revanche, c’est dans un contexte culturel plus ou moins sécularisé, sinon fortement laïcisé, comme celui de la France depuis plus d’un siècle, que les problèmes sont les plus redoutables. On n’évoque pas ici le conflit possible – et même avéré – entre les deux mais au contraire, et d’une façon souvent implicite, subreptice et subtile, la mutation insensible de l’engagement et de la pratique maçonniques en une sorte de religion substituée qui ne dit pas son nom et ne s’avoue pas à elle-même.

Il est en effet peu douteux que pour un certain nombre de francs-maçons réputés « ritualistes », « spiritualistes » ou encore « symbolistes » par ceux qui ne partagent pas cette tendance, la maçonnerie fournit aisément un cadre moral et rituel qui s’apparente incontestablement à une sorte de religion personnelle. Et même pour les autres, du reste, bien que laïques et « adogmatiques », leur attachement persistant aux coutumes et aux rites, au décorum et au vocabulaire, en un mot au monde culturel de la franc-maçonnerie, ne laisse d’interroger. Certains auteurs  –  comme B. Etienne, lui-même franc-maçon et spécialiste estimé du fait religieux – n’ont pas craint de l’affirmer haut et fort en écrivant par exemple que  si la franc-maçonnerie « fait usage de symboles, de rites et de mythes » [10] qu’elle articule et met en œuvre, elle adopte du même coup certains traits d’une communauté religieuse, notamment par la fonction de reliance (religio, religare = relier) qu’elle exerce ainsi dans le domaine moral et spirituel sur tous ceux qui s’y reconnaissent.

Comment, en fin de compte, qualifier et situer l’initiation maçonnique dans la vie de l’esprit, de la psyché, de l’âme ? Quel but lui assigner ? Quel statut lui accorder ? Quel accomplissement en attendre ?

Plutôt que de répondre à ces questions redoutables – parce que trop simples –, il est peut-être préférable, du moins dans un premier temps, de s’en tenir à un point de vue plus modestement phénoménologique et de répondre à l’interrogation suivante : comment la franc-maçonnerie  « fonctionne-elle » ?

En dehors des cérémonies où se transmet théoriquement – ou potentiellement – l’initiation, et qui sont des moments de la vie maçonnique, dans la durée plus longue, une loge est classiquement aussi appelée un « atelier ». C’est donc là que s’accomplit l’œuvre maçonnique. Et celle-ci est avant tout le produit d’un travail conduit selon une certaine méthode.



[1 ] Dogme et rituel de haute magie (18xx).

[2] Clé de la magie noire (1897)

[3] Traité méthodique de science occulte (1891)

[4] Les Mystères de l’Art Royal (1932), La franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, 3 vol. (à partir de 1894).

[5] Alors qu’aux siècles précédents, ils en constituaient l’élite.

[6] On pourrait en dire autant de certains auteurs secondaires, comme Edouard Plantagenêt par exemple, aujourd’hui injustement oublié (Causeries initiatiques, 3 vol. 1929-1931). On préfèrera, en revanche, oublier J. Boucher...

[7] J. Baylot,  « Guénon Maçon ? », Planète Plus, 15, 1970, p. 121-123.

[8] Etudes sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage, 2 vol., Paris, 1964-1965.

[9] Pour une lecture à la fois compréhensive et critique de la somme guénonienne, la meilleure introduction récente semble être le précieux petit livre de J.-P. Laurant, René Guénon, les enjeux d‘une lecture, Paris, 2006.  On peut y ajouter la belle et malicieuse préface de R. Amadou à la réédition d’un des ouvrages majeurs de R. Guénon, Le symbolisme de la Croix, Paris, 10/18, 1970. Pour un accès plus en profondeur, on ne peut que recommander le Dictionnaire de René Guénon, J.-M. Vivenza, 2002 et, du même auteur - ce qui peut surprendre en raison de sa verve critique -, l'impitoyable et stimulant René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié, Cannes, 2007.

[10] Cf. notamment son très utile ouvrage L’initiation, Paris, 2002, dont la lecture, agréable et enrichissante, devrait s’imposer à tous, même si on peut ne pas en partager toutes les thèses.

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