On a depuis longtemps souligné, à juste titre, l’ambivalence philosophique et religieuse du XVIIIème siècle. D’un côté, c’est le Siècle des Lumières, celui des Philosophes qui, de Montesquieu à Diderot, en passant par Helvétius, d’Holbach ou Voltaire [1] – pour ne citer que les plus illustres – vont promouvoir le règne de la raison et de la tolérance, en politique comme en religion, et annoncer la venue d’une humanité plus libre et plus « éclairée ». Toutefois, ce n’est qu’une face du XVIIIème siècle : ce siècle sans pareil fut aussi celui des « Illuminés ».
1. Les sources de l’illuminisme moderne. - L’illuminisme plonge ses racines premières dans le grand bouleversement intellectuel de la Renaissance et de la Réforme. Au moment où « la tunique sans couture du Christ » va être déchirée en deux, entraînant pendant quelques décennies une considérable effervescence religieuse à travers toute l’Europe, et dans le sillage de la redécouverte de la « sagesse antique » sous sa forme essentiellement néo-platonicienne avec le fameux Corpus Hermeticum, traduit à Florence à la fin du XVème siècle, une nouvelle vision de la spiritualité va se former et se répandre.
Alors que tout au long du XVIème siècle, en Italie, va se développer une kabbale chrétienne, en Allemagne, au XVIIème siècle, à la suite de Paracelse et de sa philosophie naturelle sur fond de médecine spagyrique, va naître le mouvement de la Rose-Croix révélé par les Manifestes publiés entre 1614 et 1616 [2], où surgissent des secrets enfouis et des discours « alchimisants », ainsi que la théosophie chrétienne avec son père fondateur, le cordonnier silésien Jacob Boehme (1575-1624).
Jacob Boehme (1575-1624)
Le père de la théosophie chrétienne
Jusqu’au XIXème siècle encore, toute une littérature, d’une incroyable profusion, va témoigner de la fermentation et des influences croisées de ces doctrines, polymorphes et parfois contradictoires mais toutes consacrées à l’exploration des ressorts les plus intimes de l’âme humaine et de la présence de Dieu en l’homme comme en chaque chose.
Une telle atmosphère était surtout propice à la formation de petits cénacles, de groupes discrets et plus ou moins fermés, détenteurs des « vrais secrets » et les transmettant à des disciples choisis, et non plus à la multitude des fidèles de toutes confessions, désormais rejetés au rang de simples « profanes ». Pour ces raisons, du reste, ces milieux et ceux qui s’exprimeront en leur nom rencontreront très tôt l’hostilité des églises constituées. Ainsi de l’Eglise catholique, censurant en Italie Pic de la Mirandole pour ses Conclusions dès 1487, pourchassant en Espagne les Alumbrados, et plus tard condamnant la franc-maçonnerie elle-même, excommuniée dès 1738. Mais il en ira de même dans certaines églises protestantes, le luthéranisme « orthodoxe » se dressant ainsi, en Allemagne, contre les « enthousiastes » comme Valentin Weigel ou Caspar Schwenkfeld.
2. Illuminisme et franc-maçonnerie au XVIIIème siècle. - La jeune franc-maçonnerie, bien que conformiste, établie et classiquement anglicane en Angleterre, adoptera d’emblée un statut atypique et volontiers suspect aux yeux des autorités sur le Continent. Influencée par les Lumières, elle y portera souvent les idées nouvelles, mettant en œuvre dans ses loges une fraternité égalitaire et chantant les louanges d’une tolérance « douce et éclairée ». Mais elle subira aussi, en raison de sa structure même, l’influence des courants mystiques marginaux qui chercheront à y trouver refuge et elle deviendra peu à peu le réceptacle naturel de certaines spéculations hermético-kabbalistiques et ésotériques au sens large : ainsi va se constituer, au tournant des années 1770-1780, l’illuminisme maçonnique proprement dit.
La démarcation entre les deux types de maçonnerie que l’on vient de mentionner est du reste imparfaite : par son usage du symbolisme et de l’allégorie, l’univers maçonnique ouvre naturellement la porte aux spéculations d’une « imagination active » [3], mais l’illuminisme maçonnique trouvera son terrain d’élection dans certaines loges, au demeurant peu nombreuses, notamment en Allemagne puis en France.
Par contraste avec les Lumières (de la raison) – sinon par opposition à elles –, l’illuminisme met l’accent sur la recherche d’une « lumière intérieure », d’un feu secret d’origine divine, enchâssé et comme mis en veilleuse au plus profond de l’homme mais susceptible de s’éveiller à nouveau et de reprendre tout son éclat, pourvu que l’on reçoive l’enseignement approprié. Cette dimension doctrinale, de préparation intellectuelle en quelque sorte, est au demeurant l’un des traits distinctifs les plus nets de l’illuminisme par rapport à une démarche purement mystique avec laquelle il ne faut pas le confondre – même si des passerelles existent incontestablement entre ces deux voies.
Dès la fin du XVIIIème siècle, les représentants les plus marquants de l’illuminisme seront des Allemands, et l’on doit ici souligner les fortes connexions qui existent avec le premier romantisme et la Naturphilosophie [4] qui s’épanouira en Allemagne au XIXème siècle.
Parmi eux, il faut notamment citer Friedrich Christoph Oetinger (1702-1780), piétiste souabe qui conjuguera la théosophie juive de la Kabbale et celle de Boehme, ou plus tardivement Franz von Baader (1765-1814), également fils spirituel de Boehme mais aussi de Louis-Claude de Saint-Martin – que nous retrouverons plus loin – et lecteur passionné de Maître Eckhart, alors quelque peu oublié. On ne doit pas non plus passer sous silence des noms tels que celui de Karl von Eckarthausen (1752-1803), plus nettement marqué que les précédents par la philosophie occulte de la Renaissance, ou de Niklaus Anton Kirchberger (1740-1817), en quête d’une « Eglise intérieure » faisant rayonner la Divine Sophia, au-delà des confessions établies et de leurs dogmes.
Louis-Claude de Saint-Martin (1740-1803)
La plus haute figure de illuminisme chrétien au XVIIIème siècle
Toutefois, bien qu’il ait existé en Allemagne, dès 1779-1780, un Rite maçonnique des Chevaliers de la Vraie Lumière puis des Frères Initiés d’Asie, dont les rituels trahissaient une forte influence de la Kabbale mais ne vécut que quelques années à peine, force est de constater qu’aucun des grands noms évoqués plus haut ne semble avoir jamais été lié à la franc-maçonnerie, si ce n’est par des correspondances éventuelles avec quelques amis francs-maçons. (à suivre)
[1] Parmi eux trois sont sûrement francs-maçons et deux autres (d’Holbach et Diderot) auraient pu l’être et ont parfois été présentés comme tels, sans preuve formelle cependant.
[2] Cf. R. Edighoffer, La Rose-Croix, « Que sais-je ? » n°1982, Paris, PUF, 2005.
[3] L’une des caractéristiques majeures de la pensée ésotérique selon A. Faivre (L’Esotérisme, « Que sais-je ? » n°1031, Paris, PUF, 1995) et la voie d’accès au mundus imaginalis, pour reprendre l’expression forgée par H. Corbin.
[4] Vision globale du monde s’efforçant de reconstituer une unité perdue entre foi et savoir, elle porte sur la nature un regard religieux, voire gnostique. En quête de l’Ame du monde, sa cosmologie s’achève en eschatologie. A la Renaissance, Paracelse (1493-1541), pour qui l’amour de la création rendait possible la connaissance de Dieu, fut sans doute le grand précurseur de cette philosophie de la nature vivante. Cf. notamment : A. Faivre, Philosophie de la Nature (Physique sacrée et théosophie, XVIIIè-XIXè siècles), Paris, Albin Michel, 1996.