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Franc-maçonnerie et Religion : quelques rappels historiques (3)

4. La franc-maçonnerie traditionnelle et l'expression religieuse. - Une fois les termes de ce débat brièvement résumés, comme on vient de tenter de le faire (1, 2), il faut expliciter et surtout bien comprendre la conception à laquelle se réfère, par exemple, la Loge Nationale Française (LNF) dans sa charte fondatrice (la Charte de la Maçonnerie Traditionnelle Libre, adoptée en 1969). Rappelons-en les termes, une fois encore, tels qu’ils figurent dans le Titre Ier : « La franc-maçonnerie est de nature spirituelle, religieuse et traditionnelle ». On imagine sans peine les équivoques auxquelles cette formulation a pu donner lieu dans divers milieux maçonniques. La question, pour la formuler  l’aide des mots que certains francs-maçons eux-mêmes emploient, est de savoir si la LNF est ou non une obédience « dogmatique » ! Car, pour « aggraver » son cas, en quelques sorte, n’oublions pas non plus qu’elle a fait choix de reprendre dès l’origine les armes exactes accordées en 1472 à la Compagnie des Maçons de Londres, et sa plus ancienne devise : « God is our Guide » ! Ajoutons encore que dans tous les grades qu’elles confère dans ses loges, en faisant toujours usage des rituels les plus anciens, sans retouche ni censure, elle invite les candidats, à commencer par l’initié au grade d’apprenti, à prêter leur serment en l’achevant par des formules diverses selon les Rites mais toutes aussi explicites : « Que Dieu me soit en aide et son Saint Évangile » (Rite Français Traditionnel) ; « Que Dieu me soit en aide » (Rite Écossais Rectifié  et Rite Anglais Style Emulation), après avoir même promis, au RER, « d’être fidèle à la Sainte Religion chrétienne »...




Sauf à imaginer une totale dissimulation ou d’énormes réserves mentales, contre lesquelles le texte même des serments met d’ailleurs en garde le candidat, le sentiment religieux – ou, si l’on préfère, le choix métaphysique – qui s’exprime ainsi à travers ces serments n’est donc pas mystérieux, ni le moins du monde ambigu. Quiconque serait dans l’incapacité d’évoquer sans réticence la notion de Dieu – et a fortiori de prononcer son nom –, ne pourrait décemment pas prêter de tels serments et ne trouverait donc pas sa place dans les loges de la LNF puisque, selon l’adage bien connu, « c’est le serment qui fait le maçon ». Il convient de le dire sans hésitation ni fausse pudeur.

Mais il faut aussitôt assortir cette affirmation et ce constat de deux commentaires au moins.

Le premier vise à faire comprendre le sens, la portée et la finalité de cette position philosophique aussi respectable qu’une autre. Il peut en effet apparaître assez naturel que, dans le cadre d’une maçonnerie « traditionnelle libre »  – et donc libre de penser autant que de croire – dont l’objet est d’essayer de faire revivre l’esprit et la substance de la première maçonnerie spéculative, l’inspiration indéniablement religieuse et même spécifiquement chrétienne qui a imprégné les plus anciens textes de la tradition maçonnique soit requise, au terme d’un engagement délibérément consenti, pour être en harmonie spirituelle et morale avec un corpus fondateur qu’on s’efforce précisément de retrouver, de comprendre et d’approfondir. C’est là, une fois encore, un libre choix, conscient et réfléchi, qui privilégie la cohérence traditionnelle. Au nom même de la tolérance maçonnique – si souvent proclamée, si souvent invoquée, mais finalement trop peu souvent réellement mise en œuvre – c’est un choix que l’on peut respecter et dont on doit, à tout le moins, reconnaître l’honnêteté et la franchise. Enfin, et par-dessus tout, il va de soi que, dans l’esprit qui préside à tous les choix maçonniques de la LNF, cette option qui est la sienne n’est jamais avancée par elle comme une norme d’authenticité ou de « régularité » maçonnique qui devrait s’imposer à tous les autres.



Il faut toutefois aller plus loin et évoquer un autre aspect de ce problème. C’est le second commentaire qui s’impose. Si la question de la « croyance en un Être Suprême » est souvent présentée comme la différence spécifique entre une maçonnerie réputée « dogmatique » de type anglo-saxon et une maçonnerie « libérale et/ou adogmatique » de type latin, a-t-on bien mesuré la nature et la signification exacte de l’enjeu ? A-t-on bien pesé les termes du différend ? Ce n’est pas si sûr et la chose mérite un bref examen. Et sur ce sujet, dans un pays comme le nôtre, ce n’est pas une mince affaire…

En France, nous vivons en effet en dépit de nous-mêmes, de notre éducation, des origines de nos familles, de nos convictions actuelles, dans un univers culturel qui a été « informé » par le catholicisme romain. Il s’expose dans la structure des villages, dans l’architecture des villes, dans les collections des musées nationaux et jusque dans les recoins les plus obscurs de notre droit. C’est un fait. Or, de ce fait résulte un autre fait : s’agissant du christianisme, même si nous sommes athées, ou simplement agnostiques ou quoi que ce soit d’autre, nous le pensons spontanément à la manière du catholicisme ! Pour beaucoup d’hommes de nos générations, le christianisme évoque ainsi immanquablement toute une histoire où le pouvoir, avec tous ses abus, s’est longtemps identifié à une seule et même Église. On ne regarde pas plus loin. Alors, les formules à l’emporte-pièce, qui donnent une contenance à défaut de nous permettre de réfléchir, commencent à fuser : cléricalisme, dogme, etc.

Or, si l’institution maçonnique, on l’a déjà souligné, a été si profondément marquée par l’esprit protestant, c’est peut-être à ce dernier qu’il faut faire appel pour comprendre comment les choses se passent de nos jours encore, en terre britannique, dans le berceau de la franc-maçonnerie. Une anecdote rapportée il y a déjà d’assez nombreuses années par le grand érudit maçonnique anglais Harry Carr [1], permet de s’en faire quelque idée. Elle est simple mais très révélatrice, et surtout elle est vraie !

Dans le cadre de l’enquête préalable à leur initiation dans une loge maçonnique, les candidats anglais subissent, comme leurs homologues français, un interrogatoire conduit généralement par le Vénérable Maître en présence de quelques Officiers de la loge. Les questions sont très formelles et peu originales. Elles visent avant tout à s’assurer de l’honorabilité du candidat et de sa conformité à l’idéal de respectabilité sociale qui est le trait majeur de la franc-maçonnerie britannique. L’une de ces questions rituelles, qui ne fait aucunement débat en Angleterre, est simplement : « Croyez-vous en Dieu ? ». La très grande majorité des candidats, sujets britanniques conformistes, répondent « oui », sans commentaire, et on ne leur en demande pas davantage. Harry Carr rapporte qu’un jour un candidat répondit de façon plus originale : « Cela dépend de ce que vous entendez par Dieu… ». Le Vénérable, qui n’avait jamais rien entendu de tel, en fut interloqué et demeura silencieux quelques instants. Puis il réagit, non spécifiquement en tant que franc-maçon – « régulier » ou non – mais plus simplement en tant qu’anglais de culture protestante. Il répondit au candidat : « Non, Monsieur, cela dépend de ce vous entendez par Dieu. »

Cette réponse, énoncée dans l’un des lieux ordinaires d’une franc-maçonnerie qualifiée de « dogmatique », de ce coté-ci de la Manche, se passe cependant de tout commentaire et permettrait, si l’on prenait la peine d’y réfléchir,  de réviser bien des a priori




Point n’est donc besoin, pour plus de confort intellectuel, de trouver des synonymes ou des formules euphémiques (« principe créateur », « force supérieure », etc.) permettant d’éviter le mot « Dieu », comme si dernier était maudit ou simplement trop encombrant. Et n’oublions pas le « Grand Architecte de l’Univers », terme sur lequel les francs-maçons français aiment tant gloser pour « sauver les apparences », n’était certainement pas vu au XVIIIème siècle comme un « symbole » mais uniquement, en référence à une tradition fort ancienne relative au Dieu architecte, comme un surnom parfaitement transparent de Dieu (ainsi que le montre bien le texte d’Anderson  au début de son histoire du métier), et qu’on trouve du reste cette expression dans une forme latine équivalente dès le XVIème siècle sous la plume de Calvin dans son commentaire du Psaume 19 (« ab opifice praestantissimo ») [2], dans les années 1580 sous la plume de Christopher Marlowe qui évoque « the wondrous architecture fo the world », ou encore dès le milieu du XVIème siècle, avec la même signification sans aucune équivoque, cette fois en français et en toutes lettres, dans L’architecture de Philibert de l’Orme par exemple [3], c’est-à-dire dans un contexte absolument étranger à la franc-maçonnerie qui n’a donc même pas inventé ce « vocable » !

Un dernier mot à ce sujet. Si la maçonnerie « traditionnelle » autorise, du fait de ses racines protestantes et libérales – au sens qu’avait ce dernier mot en Angleterre au XVIIIème siècle ! –, une expression religieuse libre, individuelle et non soumise à une autorité dogmatique et régulatrice qui s’imposerait aux consciences, elle est du même coup une remarquable protection contre les dérives de nos sociétés « laïcisées » où les identités religieuses classiques n’ont pu être vécues que dans le conflit et ont finalement souvent été rejetées : l’une de ces dérives est le fondamentalisme,  toujours profondément hostile à la maçonnerie, qu’il soit musulman ou évangélique ; l’autre dérive, ce sont  les sectes.

Qu’il suffise ici de dire que la franc-maçonnerie est, à tous égards une « anti-secte » : il n’est pas simple d’y entrer et aucune sollicitation intempestive n’est recommandée à ses membres pour en recruter de nouveaux ; il est en outre extrêmement facile d’en sortir, et à tout moment ; son principe directeur est la liberté de l’esprit, ce qui s’oppose à toute tentative d’emprise intellectuelle, morale, et trop souvent financière ou sexuelle, comme le monde des sectes en montre si volontiers le terrible exemple ; enfin, son coût est modeste et des structures d’entraide permettent d’ailleurs à tout membre nécessiteux de recevoir au besoin l’aide nécessaire. Peut-on alors souligner à quel point la libre spiritualité d’une franc-maçonnerie traditionnelle, pleinement consciente de ses sources religieuses mais ni gênée ni contrainte par elles, est un des meilleurs contrepoisons à opposer à la fausse spiritualité et aux mortels mensonges des sectes ?



[1] The Freemason at work, London (revised ed. by F. Pick), 1992, p. 329.

[2] Dans la version française de l’époque, cette expression latine est rendue par « le souverain artisan ».

[3] Épitre dédicatoire (1567). Cette oeuvre szera rééditée au cours du XVIIème siècle.

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