La franc-maçonnerie – et donc les francs-maçons à travers elle – est-elle détentrice d’une mission, doit-elle exercer une influence – sinon un pouvoir – dans la société ? Cette question, au centre de tous les débats publics autour de la franc-maçonnerie en France – par nécessité, puisque que c’est là l’unique expression extérieure de l’institution –, a toujours suscité dans notre pays des querelles nombreuses entre les francs-maçons eux-mêmes et alimenté, ce qui est plus grave, un antimaçonnisme qui, pour n’être plus aussi virulent que jadis, n’a pas totalement disparu.
1. Politique et franc-maçonnerie dans le monde anglo-saxon. – Il semble utile, avant d’envisager ce sujet dans le cadre « hexagonal », de le replacer plus largement dans le contexte maçonnique international où la maçonnerie d’obédience anglo-saxonne – « régulière » – domine encore nettement. Il importe aussi de se souvenir que c’est en terre britannique que la franc-maçonnerie a vu le jour et qu’elle a défini ses caractéristiques fondamentales.
La Grande Loge unie d’Angleterre, dans une déclaration fondamentale qui régit ses relations internationales et définit à ses yeux la « régularité » maçonnique (Basic Principles, 1929), énonce notamment : « Les discussions politiques et religieuses doivent être interdites dans ses Loges. »
En d’autres termes, et pour aller à l’essentiel, la prohibition de toute activité politique directe et même de toute allusion à un sujet politique dans le cadre maçonnique, semble une marque spécifique de la franc-maçonnerie anglo-saxonne – laquelle prétend donner le ton à toute la maçonnerie mondiale. Cette position, toutefois, n’est pas dépourvue d’ambigüité.
En premier lieu, on pourrait sans excès suggérer que cette abstention de tout engagement politique explicite équivaut, tacitement, à l’approbation d’un certain ordre établi, à un conformisme social, ce qui a indéniablement une signification politique qui n’est pas neutre. Pour le dire autrement, il ne fait guère de doute que la sensibilité politique moyenne de la maçonnerie anglo-saxonne, friande de titres, de cérémonies prestigieuses, et recrutant ses dignitaires parmi ceux de l’Église d’Angleterre et dans les rangs de la famille royale [1], est plutôt conservatrice. Du reste, et c’est souvent un paradoxe pour des francs-maçons français peu ou mal informés de ces réalités d’Outre-Manche, en Angleterre l’antimaçonnisme est principalement de gauche [2] – alors qu’il est classiquement de droite sur le Continent.
D’autre part, et toujours dans les pays anglo-saxons, la position de la franc-maçonnerie à l’égard des questions politiques n’a pas toujours été aussi irénique. Si l’on met de côté les arrière-pensées en grande partie politiques qui durent probablement présider à l’évolution institutionnelle de la jeune Grande Loge de Londres dès son origine [3], on en veut surtout pour preuve le rôle joué par les loges maçonniques et quelques francs-maçons éminents dans la progression des Colonies américaines vers l’indépendance à la fin du XVIIIème siècle : tous les Pères fondateurs, enfants des Lumières, portaient une idéologie démocratique, égalitaire et méritocratique qui trouvait, pour beaucoup d’entre eux, sa source explicite dans la fraternité maçonnique qui les unissait. Faut-il ainsi rappeler que la Boston Tea Party, acte symboliquement fondateur de la Révolution américaine, fut concertée dans la loge Saint Andrews de Boston et que plus tard, lorsque le Frère Washington fut devenu le premier président des Etats-Unis, c’est en décors maçonniques et dans le cadre d’une cérémonie entièrement maçonnique qu’il accomplit quelques actes publics comme la pose de la première du Capitole par exemple.
Une illustration de la Boston Tea Party
Si, vers le milieu du XIXème siècle, la franc- maçonnerie américaine s’est finalement éloignée de cette inspiration initiale, c’est en raison de circonstances tout à fait étrangères à la politique. Néanmoins, elle s’est finalement engagée sur le modèle britannique d’une maçonnerie fraternelle mais hiératique ou exclusivement cérémonielle, soucieuse de respectabilité sociale, de convivialité de bon ton, et principalement préoccupée, vis-à-vis du monde extérieur, d’entreprendre des actions de bienfaisance au demeurant fort appréciées.
Au fond, il y a eu schématiquement deux époques dans l’histoire de la franc-maçonnerie anglo-saxonne : celle que l’on qualifiera de « fondatrice », au début du XVIIIème siècle, où elle fut en Angleterre l’enfant du tolérantisme protestant et du libéralisme parlementaire dont le pays est alors le phare européen : c’est de cet esprit que s’inspireront, en Amérique, les francs-maçons « patriotes ». Une seconde époque s’est amorcée vers la fin du XVIIIème ou le début du XIXème siècle, quand face à un monde nouveau et changeant elle a opté pour « l’établissement », devenant uniquement une sorte de friendly society [4] d’un niveau philosophique et moral un peu plus relevé.[5]
Sur le Continent, en France notamment, le cours de l’histoire en a décidé autrement.
2. Une Eglise de la République ? – Dans ces conditions, on peut en effet se demander à quoi est liée « l’exception française » en ce domaine – exception étendue, observons-le sans y insister, à quelques pays européens qui ont subi l’influence française, comme la Belgique notamment, mais aussi l’Italie.
Pour comprendre cette évolution, il suffit de relire l’histoire, et notamment celle de la période qui suivit la Révolution française. Lorsque la monarchie fut restaurée, la France entra pour plusieurs décennies dans une zone de turbulences politiques qui ne devait s’achever qu’avec l’établissement de la République au milieu des années 1870. Pendant une cinquantaine d’années, avec quelques rares et brefs intermèdes plus ou moins démocratiques, la France fut sous l’emprise de gouvernants autoritaires, brimant les libertés politiques, souvent de concert avec une Église catholique souhaitant alors recouvrer son pouvoir et même l’étendre au-delà de ce que le roi de France eût toléré, un siècle plus tôt.
Franc-maçonnerie et Révolution:
le piège des "évidences" iconographiques...
Pendant toute cette époque, la franc-maçonnerie fut l’un des rares endroits où put se développer une forme de sociabilité laissant place à une expression un peu libre. Par un phénomène presque mécanique, elle a ainsi peu à peu attiré à elle les éléments les plus « avancés » de la société française, souvent et de plus en plus issus des couches populaires, artisanales et même ouvrières à la fin du siècle. La « République » devint le mot d‘ordre presque mystique de ces hommes : l’idéal qui reproduirait dans la société l’égalitarisme fraternel dont les loges donnait le modèle. Cet encouragement de la philosophie maçonnique à changer le monde ne conduisit pas à la Révolution de 1789, comme l’ont affirmé par erreur quelques auteurs, en revanche, il a sans doute contribué à faire de la maçonnerie française, au tournant des années 1850, une véritable Église de la République, presque malgré elle. La franc-maçonnerie n’avait pas choisi ses ennemis, ils s’étaient imposés à elle : les extrémistes politiques et religieux.
En Angleterre comme en Amérique, les francs-maçons, d’une certaine manière, étaient au pouvoir : ils étaient innombrables dans les rangs de l’élite du pays. En France, à la même époque, ils étaient au mieux suspectés, souvent surveillés, parfois pourchassés. C’est une différence qui explique bien des choses.
On comprend dès lors, même si l’on peut ne plus partager aujourd’hui cette conception de la franc-maçonnerie, qu’en un temps où les associations n’avaient pas d’existence légale et où les partis politiques n’existaient pas, les loges maçonniques, engagées dans un combat séculier contre des adversaires souvent féroces, ait pu jouer pendant quelques décennies un véritable rôle politique.
3. « Portez parmi les autres hommes les vertus dont vous avez promis de donner l'exemple ». – C’est du reste dans la plus grande fidélité au Discours fondateur de Ramsay qui, dès 1736, assignait déjà aux francs-maçons la mission de répandre « la discrétion, la morale pure, le goût des beaux-arts et les devoirs de l’humanité », que ces derniers avaient, au cours du XIXe siècle, ouvert plus grand les portes de leurs loges pour s’avancer sur le forum. La chose ne s’était pas faite sans difficulté, ni en un jour. Elle ne résultait nullement d’un plan concerté. A force de parler, tout au long du XVIIème siècle, avec une constance remarquable et une sincérité que rien ne peut mettre en doute, de bienfaisance et de fraternité, dans un monde européen qui subissait une profonde révolution morale et sociale, les francs-maçons avaient voulu, pour beaucoup d’entre eux, joindre le geste à la parole. Dix ans avant la Révolution qu’ils n’avaient certes pas prévue, les paisibles bourgeois lyonnais qui s’adonnaient au très sage Rite écossais rectifié, plein de douceur chrétienne, ne proclamaient-ils pas à chaque fermeture des travaux de leur loge, au début des années 1780 :
« Mes Très Chers Frères, allez donc jouir en paix du repos que le travail vous a mérité, et portez parmi les autres hommes les vertus dont vous avez promis de donner l’exemple… »
Dès lors, comment ne pas noter le profond aveuglement de certains commentateurs maçonniques contemporains, mécontents de cette évolution historique, et qui donnent à l’ensemble de la maçonnerie française du XIXe siècle le qualificatif de « voie substituée » ?
Même les rituels maçonniques anglais, a priori si « sages », enseignent au candidat à peine reçu dans une loge : « En votre qualité de particulier, je vous recommande la pratique de toutes les vertus domestiques aussi bien que celle des vertus civiques: que la Prudence vous dirige, que la Tempérance vous modère, que le Courage vous soutienne et que la Justice soit le guide de toutes vos actions. » Qui ne voit quelles applications peuvent être faites de ces paroles, même sans trop solliciter le texte ?
Telle est bien l’équation singulière que doit résoudre la morale maçonnique : affirmer des principes qui ne sont pas neutres si on veut en faire la base des relations humaines dans une société juste et libre et, dans le même temps, s’interdire toute implication directe de l’institution elle-même dans le jeu politique. La voie maçonnique est alors une voie étroite.
4. Le choix de la Loge Nationale Française (LNF). – Les titres I et II de la Charte de la maçonnerie traditionnelle libre, texte fondateur de la LNF, l’expriment sans ambigüité :
« Titre Ier : La franc-maçonnerie est de nature spirituelle, religieuse et traditionnelle. Elle a pour but la transformation initiatique de ses membres par la méditation de la Loi d’Amour de l’Evangile de Saint Jean et la pratique rigoureuse des usages, des rites et des cérémonies maçonniques. Cette transformation doit, et ne saurait s’opérer effectivement que dans un climat de tolérance, de modestie, de modération, de discrétion, de loyauté absolue, de calme et de courtoisie.
« Titre II : C’est pourquoi la franc-maçonnerie doit bannir avec une extrême rigueur de ses Loges, sous peine de manquer à sa mission fondamentale tout ce qui est contraire à ces définitions. Elle doit notamment se refuser à toute activité dans le domaine confessionnel, politique, social, économique et financier, ce qui est une source abondante de mésentente et de conflits entre ses membres. Les Loges s’interdiront tout exposé et tout travail sur ces sujets et leurs membres s’abstiendront de toute conversation de ce genre lors des réunions maçonniques quelles qu’elles soient. »
Cela signifie donc que l’accent est mis, dans le travail des loges de la LNF et dans le parcours maçonnique proposé aux Frères qui les composent, sur les enseignements directement tirés des rituels et des instructions maçonniques propres à chaque Rite. Ces enseignements, qui laissent naturellement à chacun, selon un précepte fondamental de la méthode maçonnique, une large part à l’interprétation personnelle, sont avant tout de nature spirituelle et morale.
Cette évitement des questions « séculières » dans le cadre strictement maçonnique doit être rigoureusement observé et les Vénérables, les Officiers et d’une façon générale tous les Frères doivent y être attentifs, dans le cours des tenues mais aussi lors des agapes, moment de détente conviviale où parfois les choses « échappent » un peu : les agapes sont également maçonniques et, si elles sont notamment faites pour permettre aux Frères de partager une honnête convivialité, elles ne sauraient dégénérer en banquets vulgaires où le niveau des conversations subirait brutalement une chute qualitative parfaitement déplacée.
Ces règles, qui résultent du libre choix de la LNF, doivent non seulement être rappelées aux Frères qui en sont membres, si le besoin s’en fait sentir, mais aussi aux Frères visiteurs qui peuvent venir d’horizons maçonniques d’une sensibilité différente. Il convient toujours de le faire avec tact et mesure, sans prétendre aucunement ériger les pratiques de la LNF en règle universelle dont seuls des maçons réputés « irréguliers » s’écarteraient. Nous ne jugeons aucunement les choix des autres obédiences, nous accueillons chaleureusement les maçons de toutes provenances en respectant leur sensibilité mais, en retour, nous devons leur faire comprendre qu’il convient aussi de respecter la nôtre, au moins tant qu’ils sont nos hôtes et nos visiteurs - ce qui, en pratique, ne suscite jamais la moindre difficulté !
Plus fondamentalement, l’analyse fondatrice qui justifie ce choix est que la maçonnerie forme – et idéalement transforme – l’être, l’individu, en lui donnant des outils et lui fournissant des thèmes de réflexion, sur le plan intellectuel, moral et spirituel : elle est donc indifféremment, et selon les circonstances, une discipline, voire une ascèse, une propédeutique, une expérience humaine dans un cadre normé et, peut-être aussi, pour certains en tout cas, une méthode d’amélioration de soi-même – on n’ose dire de « développement personnel » [6] ! Mais, dans tous les cas, les applications pratiques et concrètes que chaque Frère peut en déduire pour sa vie sociale, ses engagements civiques ou même politiques, ne concernent que lui, n’impliquent pas la franc-maçonnerie en tant que telle et celle-ci, du reste, n’a en aucune façon à les lui dicter.
[1] Même si des difficultés ont été rencontrées des deux côtés par la Grande Loge depuis plus d’une vingtaine d’années.
[2] C’est le gouvernement travailliste de Tony Blair qui a exigé que les magistrats et policiers francs-maçons se « dénoncent »…
[3] Notamment à partir de 1719 sous l'impulsion de J.-T. Désaguliers.
[4] Très caractéristiques de la sociabilité anglo-saxonne, les friendly societies, souvent ritualisées, sont des associations fraternelles dont les visées explicites, malgré leur décorum, sont uniquement d’entraide et de bienfaisance – mais aussi d’assurance mutuelle concernant les personnes et les biens –, sans aucune prétention initiatique ou philosophique. Certaines remontent au XVIIIème siècle et ont adopté des dénominations brillantes ou mystérieuses (Ancient Order of Druids, Royal Order of Foresters, Odd Fellows). Une bonne synthèse récente en française est celle de J.-P. Bacot, Les sociétés fraternelles, Paris, 2008. On peut en rapprocher, dans une certaines mesures, les « clubs service », mieux connus en France (Rotary, Lions, Kiwanis, etc.)
[5] Il est significatif qu’en 1799, lorsque fut adoptée en Angleterre l’Unlawful Societies Act, interdisant toutes les sociétés dont les membres étaient invités à prêter un serment non prévu par les lois, la franc-maçonnerie en fut explicitement exemptée...
[6] En raison notamment de toutes les équivoques, à la fois intellectuelles et morales de cette approche d’origine américaine, faisant trop souvent place à des théories psychologiques sommaires à prétention scientifique mais reposant en fait sur des fondements intellectuels très pauvres, le tout sur fond d’exploitation commerciale douteuse. Il apparaît très souhaitable que la franc-maçonnerie sache s’en distinguer soigneusement…