Le symbolisme de la pierre, l'usage allégorique des différentes formes que ce matériau peut revêtir, la mise en parallèle de la démarche initiatique et de la transformation d'une pierre brute en pierre taillée, sont autant de lieux communs de la pensée maçonnique. C'est encore ce thème qui fut exploité par le cher vieil Oswald Wirth, qui a tant fait pour édifier une véritable mythologie maçonnique moderne, en s'appuyant, comme plusieurs de ses collègues « symbolistes » et leurs successeurs, sur une indiscutable sincérité et une solide méconnaissance de l'histoire et des sources de la tradition maçonnique elle-même...
La recherche maçonnologique et l'approfondissement de l'historiographie maçonnique, au cours de décennies récentes, ont pourtant mis à mort cette idée simple que le « symbolisme maçonnique » fut une création de la franc-maçonnerie : dans sa presque totalité, il préexistait à l' apparition des premiers francs-maçons et des premières loges. Il puise dans un fond bien plus ancien que la maçonnerie et c'est dans cette tradition, non pont orale, mais largement écrite – pour notre plus grand bonheur – que cette dernière a largement puisé pour étoffer ses rituels et meublé ses loges. On peut en donner d'assez nombreux exemples.
Ainsi, il a existé, entre la fin du XVème siècle et la fin du XVIIème, toute une littérature, très répandue et fort populaire : la littérature des emblemata, ou littérature emblématique. Il s'agissait de volumes qui contenaient de nombreuses vignettes, figures et illustrations, de qualité très variable au demeurant, représentant des scènes énigmatiques, des « natures mortes », des objets, des signes, toutes images auxquelles était conféré un sens symbolique, on disait alors « emblématique ». les images en question étaient habituellement accompagnées d'un commentaire ou d'une « devise », une sorte de sentence à la manière antique – elle-même parfois un peu énigmatique – qui en suggérait ou en explicitait plus ou moins clairement le sens. Le jeu consistait à feuilleter ces livres d'emblèmes et à se distraire, seul ou en commun avec des proches ou des amis, en discutant sur ces énigmes et en commentant le beauté ou l'étrangeté des figures. Jeu de société en quelque sorte, mais parfois peut-être jeu plus sérieux qu'il n'y paraissait.
Toujours est-il qu'au détour des pages de ces recueils curieux, on trouve fréquemment la représentation d'un équerre, posée sur une pierre avec la devise « Dirigit obliqua » (« elle redresse les obliques »), ou encore un compas tenu par une main céleste sortant des nuages. Les triangles et les croix se trouvent abondance, de même que les fils à plomb ou les signes alchimiques. Insistons encore sur ce point : tout cela se situe dans un contexte très antérieur (d'un siècle ou deux) à l'apparition des premières manifestations de la franc-maçonnerie spéculative. C'est bien dans ce répertoire emblématique que les premiers tableaux maçonniques iront puiser sans retenue. Il faut se rendre à cette première évidence : les « symboles maçonniques » ont été dans le domaine public bien avant de pénétrer dans les loges...
Un autre aspect doit être souligné : la distinction entre la maçonnerie opérative et la franc-maçonnerie dite spéculative, si elle correspond bien à une réalité historique, ne doit pas être surinterprétée. Il faut notamment se souvenir que, pendant toute l'époque médiévale et au cours de la Renaissance encore, l'idée la plus répandue est que dans le monde matériel, comme dans la nature en général, tout fait sens et qu'il existe une lecture subtile du monde qui perçoit en lui un message permanent venu d'un autre ordre de réalité. Dans les sociétés traditionnelles européennes, notamment celles des campagnes et des métiers, des traces de cette pensée ont longtemps subsisté. Rien ne permet donc d'affirmer que les maçons de métier n'aient jamais « moralisé », pour reprendre un terme anglo-saxon, sur les outils de leur art. Du reste, on en possède peut-être une preuve saisissante avec l'équerre du pont de Limerick, en Irlande.
Au XIXème siècle, lors de travaux rendus nécessaires par l'état de détérioration de ce pont, on découvrit au sein d'une des piles de l'ouvrage, lors de sa démolition, un équerre métallique qui portait ces mots : « I will strive to live with love and care, upon the level, by the square » (« Je m'efforcerai de vivre avec amour et soin, selon le niveau et par l'équerre. ». Formule remarquable dont on peut faire un témoignage ancien du symbolisme maçonnique, dans un contexte qui n'est clairement pas « spéculatif ». La date que porte cet objet est encore plus bien intéressante : 1507 ! C'est donc à l'orée du XVIème siècle, bien avant les Statuts Schaw en Ecosse (1598-1599), avant les premières versions « proto-spéculatives » des Anciens Devoirs (Old Charges) anglais (dernier quart du XVIème siècle), que ce document apparaît.
L'équerre de Baal Bridge, Limerick, Irlande
Peut-on remonter plus loin encore ? Sans doute, mais il faut pour cela aborder un terrain peu arpenté par les historiens de la maçonnerie : celui de la théologie médiévale !
Il n'est pas entièrement juste de dire qu'au Moyen Age, période de la toute puissance en Europe de l'Eglise catholique, les fidèles étaient tenus dans la plus complète ignorance des récits bibliques ou évangéliques. Certes, il faudra attendre la Réforme pour voir apparaître de nombreuses traductions en langues « vernaculaires » et surtout pour voir peu à peu s'imposer le principe d'un libre accès au sens même du texte sacré – en vertu du « libre examen ». Pour autant, les hommes du Moyen Age, très majoritairement illettrés, n'ont pas été tenus à l'écart de la Bible : au lieu de la leur faire lire, on la leur a montrée...
Deux grandes sources de connaissance biblique ont été mises à la disposition de tous – ou du plus grand nombre – entre le XIème et le XVème siècle notamment. La première est constituée par les innombrables scènes sculptées dont s'ornèrent les façades des églises et des cathédrales. Loin de se plier à la seule fantaisie des « imagiers », plus ou moins crédités d'une sorte d'hérésie muette par des auteurs imaginatifs mais peu informés, les sculptures en question répondaient en réalité à un programme très normé, fixé selon des règles précises par les commanditaires, c’est-à-dire par des clercs, des moines ou des princes de l'Eglise. Nombre de personnages de ces images de pierre nous semblent aujourd'hui énigmatiques et leurs occupations assez obscures. Il n'en était rien il y a sept ou huit siècles. Leurs représentations sont parfaitement codées et permettaient leur identification aisée par tout un chacun : le juif porte un chapeau pointu, un vieillard barbu doté d'un épée n'est autre que Saint Paul, Saint Jean porte un livre, et Saint Thomas (ainsi que quelques autres) une équerre ! Ces objets associés aux personnages étaient leur « légende », leur étiquette. On invitait ainsi les fidèles a se replonger, lors de chacun de leurs passages près d'un édifice religieux, dans le monde enchanté de la Bible : c'était donc pour eux un monde de pierre peuplé de symboles – mis ces derniers n’avaient rien de spécifiquement maçonnique, cela va sans dire.
Une autre source de culture biblique se trouvait dans les ouvrages spécialement composés pour l'édification spirituelle et morale des chrétiens : les psautiers illustrés, les bibles « moralisées » et d'autres ouvrages plus savant, comme le fameux Speculum humanae salvationis (le Miroir du salut humain), qui remonte au XIVème siècle.
Le public auquel était destinés ces ouvrages était mixte, si l'on peut dire. D'un côté, ces livres manuscrits comportaient du texte, soit le texte de la Bible, soit – plus souvent – des passages remarquables du livre sacré, soit encore un mélange entre des citations bibliques et des commentaires plus ou moins élaborés. Ils s'adressaient donc à des personnes sachant lire, une minorité savante au premier rang desquels les prêtres et tous ceux qui avaient une mission d'enseignement auprès du peuple chrétien. Mais la deuxième composante, essentielle, de ces ouvrages était leurs illustrations. Celles-ci reproduisaient les scènes évoquées dans le texte mais s'en éloignaient volontiers pour en figurer le sens moral notamment. Ainsi s'est constitué tout un répertoire de dessins allégoriques, pour ne pas dire de scènes symboliques : songeons par exemple à l'image de Dieu traçant au compas les limites du monde. On peut supposer que ces illustrations permettaient de soutenir le discours d'un clerc qui, en les montrant au peuple, en rendait le message plus frappant. Or, certaines de de ces scènes portant sur la pierre.
Pour ne mentionner qu'un exemple, mais il est très remarquable, on on trouve dans ces ouvrages de nombreuses représentations de la « pierre de l'angle », ou de la « pierre angulaire », évoquée dans le psaume 118, reprise par les Évangiles et des Épitres qui la rapprochent du Christ lui-même : « la pierre qu'avaient rejetée les bâtisseurs et qui est devenue la pierre d'angle ». A cette occasion, on voit comment l’ambiguïté du texte biblique conduisit, par la nécessité d'une représentation graphique, à l'apparition d'un sens nouveau qui aura peut-être un prolongement direct dans la franc-maçonnerie spéculative elle-même.
Si l'on examine attentivement les mentions vétérotestamentaires de cette pierre angulaire, on réalise aisément qu'il s'agit d'une pierre en situation basse, une pierre qui fait lien à l'angle de deux murs pour en assurer la cohésion. C'est en ce sens que le texte l'évoque aussi comme un fondement. La reprise néotestamentaire va dans le même sens : le Christ est la pierre d'angle sur laquelle nous pouvons désormais bâtir un nouveau Temple, fait cette fois de « pierres vivantes ». C'est dans un sens proche que Pierre – l'Apôtre – sera ainsi nommé par Jésus pour qu'il soit la base de la nouvelle Église. Or, les représentations qu'on trouve dans les ouvrages mentionnés à l'instant font évoluer « graphiquement » le sens et le rôle de cette pierre.
Speculum humanae salvationis
On trouve ainsi plusieurs représentations, tellement stéréotypées qu'elles paraissent avoir fait l'objet d'un tradition bien établie et assez répandue, où deux ouvriers, au sommet d'un édifice – le Temple de Salomon fantasmé, car doté d'un plan comparable à celui d'un église chrétienne – pose à son sommet une pierre qui, de pierre angulaire « de base », devient bel et bien clé de voûte en élévation. On mesure sans peine ce que ce simple changement graphique induit quant au sens profond.
Or, dans le cours du XVIIIème siècle, en terre britannique, les symboles maçonniques vont s'enrichir d'un pierre de l'angle que l'on trouve dans la maçonnerie dite "de la Marque" (Mark Masonry) et dans le grade suprême de l'Arc Royal. Cette pierre, dans les deux cas – c'est du reste la même – est une clé de voûte, au sommet d'un arc dont elle assure l'achèvement et dont elle garantit la pérennité. Dans la maçonnerie de la Marque, le candidat devra retrouver cette pierre « rejetée » et au grade de l'Arc Royal, elle protégera le lieu où l'on retrouvera le vrai nom de Dieu. Nulle tradition de « opérative », n'aurait légué un tel contresens – à tout le moins une telle confusion – entre une pierre d'angle et une clé de voûte. On ne peut constater que que le modèle invoqué ici est celui des gloses qu'on trouve, au Moyen Age, dans les bibles moralisées et les psautiers illustrés. A ce sujet, n'oublions pas que, comme le montrent les versions les plus anciennes des Old Charges, et notamment le poème Regius, de c. 1390, c'est justement à des clercs que l'on doit la rédaction de ce textes qui régissaient alors le travail et les usages des maçons de métier...
D'autres exemples pourraient du reste être trouvés, car de nombreuses formes de pierres existaient dans le répertoire initial de la franc-maçonnerie, et plusieurs ont été ensuite oubliées.[1] Or, pour quelques-unes d'entre elles, il existait aussi des commentaires de même nature et de même origine. C'est là tout un champ à redécouvrir et à explorer pour une exégèse maçonnique qui ne se nourrisse plus seulement d'un symbolisme rudimentaire, de références abusives à une alchimie fantaisiste – pour ne pas parler de délires pseudo-kabbalistique !
La pierre d'angle de la Marque, la clé de voûte de l'Arc Royal, puisant leurs sources dans la théologie médiévale de la pierre et l'interprétation graphique de la Bible par des moines et des prêtres du Moyen Age ? La thèse doit encore être renforcée, mais les évidences documentaires sont fortes.
Nul ne sait jamais jusqu'où peut conduire le symbolisme maçonnique – mais il conduit assurément à tout, à condition d'en sortir...