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  • L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (4)

    5. Les qualifications de Maître de Loge et les hauts grades liés à la Chaire de Maître, en France au XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle.

    L'Ecossais des 3 JJJ (c. 1740-1745)

    Toute l'évolution que j'ai retracée (voir posts 1, 2, 3) ne concerne que les Iles britanniques. Selon une opinion classique, l’Installation anglaise - secrète ou non - ne semble donc pas s’être transmise en tant que telle, en France au XVIIIème siècle.

    Toutefois, le problème des qualifications des Maîtres de loges a bien existé. Il faut cependant ne jamais perdre de vue que, dans les premiers temps, à une époque - avant la création du Grand Orient de France en 1773 en tout cas - où l'immense majorité es Maitres de loge, du moins à Pars, l'étaient à vie, en vertu d'une patente dont ils étaient les propriétaires, la question de l'Installation périodique ne pouvait se poser.

    Dès les années 1740, de nouveaux grades apparurent en France, au-dessus des trois premiers, et furent globalement qualifié d’écossais. Or, parmi les premiers privilèges que revendiquèrent des Écossais d'un nouveau genre, figurait celui de prendre de plein droit le premier maillet de la loge !

    Il est ici fort curieux de constater que dans la loge du comte de Clermont, à paris, dans les années 1740, état pratiqué un système primitif en quatre grades supérieurs (au moins) dont le plus élevé celui d’Écossais des 3 JJJ, dit de Paris ou de Clermont.

    L'argument de ce grade, dans sa forme primitive, est fort simple: on a remplacé Hiram par Adonhiram, dans la Chaire duquel le candidat est installé à son tour avec un attouchement au coude et la communication de deux mots en G., dont l'un est le mot de passe classique du grade de Maître en France au XVIIIème siècle, Gabaon, et le second une forme du Mot de Maître Installé en Angleterre...

     

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    Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont

    Grand Maître des Loges régulières du Royaume de France

    de 1743 à 1771

     

    Le contenu presque exact de l’Installation anglaise - avec même ici la mention très précoce d'Adonhiram - était donc connu à Paris avant 1745 sous la forme d'un grade suprême - pour quelque temps - d’Écossais des 3 JJJ. Notons que ceci est antérieur de quinze années au moins à la divulgation anglaise des Trois Coups Distincts, la première en Angleterre a révéler le contenu de cette Installation !

    Il faut également retenir que c'est dans un texte de 1744, le Catéchsisme des Francs-Maçons, de Léonard Gabanon (alias Louis Travenol) décrivant pour la première fois en France la légende d'Hiram et le contenu du grade de Maître (divulgué en 1730 à Londres), que le personnage central du drame est appelé non point Hiram mais Adonhiram, sans pour autant que la légende elle-même soit modifiée. Serait-ce, près de quinze ans après la divulgation Prichard, une simple "erreur" ou, comme on peut le supposer, une modification introduite de propos délibéré, peut-être sous l'influence d'une certaine importance alors reconnus à ce nouveau personnage du légendaire des grades maçonniques ?

    On pourrait ainsi formuler l'hypothèse que l'Installation secrète primitive, qui Intendant.gifdevait exister dans les années 1740 en Irlande notamment, avait été connue en France mais qu’elle ne put y prospérer que sous la forme d'un grande indépendant, en raison notamment du statut des Vénérables en France, bien différent de celui des Maîtres de loge en Grande-Bretagne, qui se renouvelaient encore souvent, à cette époque, tous les six mois, comme à Londres. Du fait de la multiplication bientôt incontrôlable des hauts grades dans les années 1750-1760, ce premier grade d'Ecossais sera rapidement marginalisé - pour donner plus tardivement, sous une forme lointaine et considérablement altérée, le 8ème "degré" du REAA - Intendant des bâtiments.

    Il demeura cependant comme un témoignage assez troublant de la présence du contenue ésotérique de l'Installation anglaise dans la maçonnerie française, à une époque relativement ancienne de son histoire, et avant même que ce contenu ne soit clairement attesté par des documents en Angleterre.

    En outre, il faut également remarquer que le rôle des Écossais - quel que soit le grande compris sous cette appellation  fort vague tout au long du XVIIIème siècle -  n'a cessé d'être tenu pour essentiel dans la dévolution de la qualité de Vénérable au sein de certaines loges qui, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, se qualifient précisément d'écossaises.

    C'est ici que s'ouvre un autre pan de l'histoire en pointillé de l’Installation secrète en France, vers la fin du XVIIIème siècle... (à suivre)

  • Quelques réflexions sur le serment maçonnique

    Que l’on soit initié, reçu à grade quelconque, affilié à une loge ou installé dans une fonction d’Officier, on est amené à prêter des serments en loge. Ce sont des actes parmi les plus fréquents de la vie maçonnique. Leur forte signification, qui remonte à un lointain passé, est cependant trop souvent négligée de nos jours.

    Pour ne s’en tenir qu’à la tradition biblique ou à la pratique de l’Europe médiévale – deux références importantes pour l’imaginaire de la franc-maçonnerie –, le serment y a toujours revêtu le caractère d’un acte plus ou moins sacré. On lui alors reconnait classiquement trois composantes : l’objet du serment (ce à quoi l’on s’engage), le témoin du serment (devant qui l’on s’y engage) et le châtiment du serment (la peine que par avance l’on consent à subir si l’on manque à sa parole).

    On doit ici référer, d’une part, à l’un des commandements du Décalogue – « tu n’invoqueras pas le nom du Seigneur, ton Dieu, pour tromper »[1] – et d’autre part rappeler que le serment avait souvent au Moyen Age la valeur d’une ordalie, c’est-à-dire d’une épreuve dont Dieu était généralement le témoin et le juge puisqu’on invitait les foudres du ciel à s’abattre immédiatement si l’on mentait – l’épreuve de la « main au feu » en était une variante, parmi bien d’autres.

    Au-delà de ces références qui se situent dans une longue tradition magico-religieuse, le serment, jusqu’à nos jours, a pu encore être reconnu comme une preuve en l’absence de tout autre élément d’information : le fameux « engagement sur l’honneur » qui est parfois requis dans certains actes à valeur légale, n’a ainsi pas disparu.


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    L'ordalie par le feu, vue par Gustave Doré


    C’est dans ce contexte que doit s’envisager le serment maçonnique. Jadis, outre le grave problème de conscience que pouvait poser tout manquement à la parole donnée devant Dieu, la nature cruelle et impressionnante des pénalités physiques prévues en cas de faute, du moins en Écosse, dès la fin du XVIIème siècle – et dont les formules encore en usage ont gardé la trace symbolique – était alors prise très au sérieux. C’est qu’elles n’avaient pas seulement un caractère « symbolique » et que les hommes de ce temps-là pouvaient en contempler le spectacle tous les jours : le texte des plus anciens serments écossais reproduit en effet, presque terme pour terme (gorge tranchée, langue arraché  ventre ouvert, exposition sur le rivage), le supplice généralement infligé, chez les marins, aux pirates et aux mutins -ou à ceux qui avaient révélé les secrets du « Conseil du Roi »…[2]

    C’est ainsi que, comme pour les symboles dits « maçonniques » et qui, pour la plupart, on préexisté à la franc-maçonnerie qui n’a fait que les emprunter, les « châtiments » (en anglais « penalties ») de l’Obligation, ou Serment du Maçon, lui sont venus de la société civile !

    Il va de soi que dans les sociétés « désenchantées » de l’Europe moderne, nul ne croit plus vraiment que Dieu va terrasser les menteurs et, d’autre part, on imagine difficilement que quiconque puisse pour le même motif trancher la gorge d’un des Frères ! Si l’on ajoute le fait que le l’objet du serment est, littéralement, de préserver des secrets que l’on trouve en vente dans toutes les bonne librairies depuis plus de deux siècles et demi, on peut comprendre que le serment maçonnique soit parfois considéré comme étant à la fois inutile, sans objet et finalement un peu ridicule. Reconnaissons que beaucoup de maçons, de nos jours, ont à un moment ou à un autre, éprouvé ce sentiment.


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    Gravure de Daumier

    Y croit-on encore ?...


    C’est pourtant une grave erreur de jugement.

    Sans revenir sur la vaste et pénétrante étude que René Guilly [3] consacra à cette question il y a maintenant bien des années, il convient de souligner que la franc-maçonnerie est aujourd’hui l’un des rares endroits où l’on soit régulièrement conduit à prêter un serment solennel – seules quelques professions, comme celle de médecin avec l’obligation du Serment d’Hippocrate, sont dans le même cas, à quoi il faut ajouter les témoignages devant un tribunal. Cette rareté même de l’acte doit précisément nous interroger sur son sens profond. A quoi sert-il de s’engager ainsi et de prendre de telles « Obligations » ?

    En premier lieu, sans doute, à faire sentir que si l’on pratique en maçonnerie une chose que l’on ne fait (presque) plus ailleurs, c’est qu’il s’agit probablement d’un lieu « différent » : ni politique, ni religieux, ni simplement philosophique, ni banalement amical ou bachique. Cette étrangeté qu’est la prestation d’un serment solennel – indépendamment de son objet –, la disproportion même qui existe entre les horreurs auxquelles on s’expose – théoriquement ! – et la pauvreté des « secrets » préservés, tout cela est de nature à faire prendre conscience de la radicale spécificité de la franc-maçonnerie par rapport à ce que tout le reste du monde et de notre vie peuvent nous offrir.

    Ensuite, vis-à-vis de soi-même, le serment a la valeur d’une norme éthique à laquelle on se rappelle d’avance, une sorte de défi que l’on se lance à soi-même. Peu importe, en l’occurrence, que l’on révèle ou ne révèle pas ce que tout le monde sait ou ignore – même si l’on a plus tard ajouté d’autres choses plus concrètes, comme le fait d’aimer ses Frères, d’observer la Constitution de l’obédience, voire de « défendre la laïcité » (!) – l’essentiel n’est pas là : l’essentiel est de « promettre », de « se » promettre qu’on suivra un chemin, qu’on se tiendra à la règle qu’on s’est fixée, que l’on respectera le désir que l’on a voulu combler en s’engageant dans une voie que l’on se jure de ne pas quitter.

    Une des toutes premières divulgations des usages maçonniques, publiée en France en 1744, Le secret des francs-maçons, nous apprend qu’à cette époque on répétait à trois reprises au candidat, lors de la cérémonie de son initiation : « Monsieur, la maçonnerie est une chose plus sérieuse que vous ne pensez. » Le serment est là pour que nous nous le disions à nous-mêmes, dans l’intime de notre conscience, là où nul ne peut aller, là où nul mensonge n’est possible.


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    "C'est le serment qui fait le maçon..."


    Le serment maçonnique est donc une fin en soi : il opère à lui seul le basculement de l’état de profane à l’état de franc-maçon. La question s’est en effet souvent posée de savoir à partir de quel moment, si une cérémonie d’initiation maçonnique venait à être interrompue pour une cause quelconque, le candidat pourrait être considéré comme étant « déjà » franc-maçon. Où se situe au juste le point de rupture ? Et la réponse la plus vraisemblable est qu’il s’agit du moment où le serment maçonnique a été prêté. C’est pour cela qu’en définitive, pour reprendre la formule de René Guilly, « c’est le serment qui fait le maçon. »

    Lorsque cela est accompli, la loge de réception a fait son travail ; au nouvel initié de faire le sien…

     



    [1] Ex. 20,7.

    [2] Cf. B. E. Jones, Freemason’s Guide and Compendium, London, 1956, 278-280.

    [3] « Notes sur le serment maçonnique », Renaissance Traditionnelle, n°1, 2, 3, 4 (1970).

  • Franc-maçonnerie, histoire et tradition : première approche

    1. Tradition

    J'ai souvent cité ce mot de mon ami Pierre Mollier, à propos de la réticence prétendue des francs-maçons à l’égard de l'histoire: "C"est faux, dit-il. Les francs-maçons adorent l'histoire...surtout l'histoire sainte !..."

    Car l'histoire, c'est bien connu, est l'ennemie de la tradition...

    Voilà le grand mot lâché ! Qu'on se rassure aussitôt : je n'en tenterai ici ni l'exégèse ni même le commentaire. Je me bornerai à suggérer qu’il n'est pas de voie maçonnique cohérente et digne de ce nom, qui ne se situe dans le sillage d'une pensée traditionnelle. Que faut-il entendre par là ? Simplement, que nous avons reçu dans nos légendes, nos grades, nos rituels, nos symboles, nos usages, une foule considérable de données dont les auteurs sont presque toujours inconnus et les sources le plus souvent indiscernables, mais que nous avons choisi de les considérer, sinon comme des vérités, du moins comme des repères, des guides essentiels, qui structurent et qualifient notre démarche, qui lui donnent tout simplement sa spécificité, son sens et sa portée. On peut évidemment, en délaissant cette tradition, en l'ignorant, en la reniant même, faire quantité de choses importantes, intéressantes et utiles, et s'engager dans des chemins spirituels sans aucun doute fructueux. Tout cela est parfaitement licite, légitime et honorable. Mais cela n'est plus maçonnique. Or, ce qui nous intéresse, c'est précisément la maçonnerie.


    construction d'une cathédrale au  Moyen-Age.jpg

    "Nos Frères qui ont bâti les cathédrales..."

    Pieuse légende ou périlleuse illusion ?


    Toutefois, lorsqu'on a posé ces quelques principes, on est loin d'avoir tout résolu, car plusieurs obstacles se dressent, et plusieurs dangers apparaissent. La chronique et l'histoire de la maçonnerie, depuis plus de siècles déjà, mais singulièrement aussi depuis quelques années, l'ont amplement montré.

    Le premier danger est celui de l'intégrisme, à la fois maçonnique et traditionaliste : il existe, je l'ai rencontré.
    L'une de ses racines les plus profondes, mais sans exclusive, il est vrai, est notamment ce que Robert Amadou, avec une ironie d'autant plus cruelle qu'elle est juste, a qualifié de "psittacisme guénonien". Au nom de Guénon, mal connu, mal lu, mal compris, et qui mérite mieux que cela, mais aussi de quelques autres, rabâchés à l'envi, comme on psalmodie les tables de la Loi, quelques Saint-Just de la « Tradition » décrètent du haut de leur chaire l'excommunication majeure de tous ceux qui ne pensent pas comme eux, et notamment de ceux qu'ils qualifient de "tenants de l'histoire universitaire", ce qui n'est guère aimable sous leur plume, et qu'ils rangent immédiatement parmi les agents de la « contre-initiation »…

    Plus sérieusement, penser que les textes de la tradition, maçonnique ou non, peuvent être abordés sans analyse préalable de leur contexte, de leurs antécédents, sans distance critique disons-le clairement, c'est oublier gravement, comme doivent le savoir pourtant tous ceux qui déplorent les travers intellectuels du monde moderne, que pour comprendre immédiatement et pleinement ces sources, il faudrait simplement à l'homme des facultés qu'il ne possède pas, ou qu'il a perdues.

    Le second danger, plus répandu, plus anodin en apparence, et par là plus insidieux peut-être, est la confusion intellectuelle.

    Un autre précurseur doit être ici évoqué, fût-ce au risque d'en peiner quelques-uns : je veux parler d'Oswald Wirth, qui fut, non pas le "mainteneur de la véritable franc-maçonnerie" comme naguère le qualifia pompeusement Jean Baylot, mais, c'est incontestable, le rénovateur d'une certaine intelligence symbolique dans les loges françaises, dès le début de ce siècle. Mais dans quel contexte intellectuel, sur quelles références, dans quel désordre, mêlant sans vergogne une alchimie simplifiée au point d'en être réduite à une pitoyable caricature, une obsession regrettable pour un magnétisme fin de siècle, et cette méthode curieuse et dévastatrice qui consiste à tout comparer à tout, sans se soucier le moins du monde de la vraisemblance de rapprochements, de la cohérence des sources, de la compatibilité des correspondances !


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    L'Apprenti de Wirth sait-il vraiment ce qu'il fait ?


    "Tout est dans tout et réciproquement" aimait à rappeler, sans rire, le regretté Pierre Dac, qui nous donnait au passage une simple et judicieuse leçon sur les dangers du comparatisme sauvage, tandis que Sacha Guitry, assurément fort éloigné de l'ésotérisme, avertissait plaisamment : "Aimez les choses à double sens, mais assurez-vous d'abord qu'elles en ont bien un !". Toute une littérature symbolique sur la maçonnerie, malheureusement répandue et prisée, caractérisée par son effroyable pauvreté intellectuelle, et la médiocrité de ses références, a usé, ad nauseam, de cette méthode confuse, et a produit dans nombre d'esprits sincères des ravages profonds.

    Ces deux dangers, il est capital de s'en garantir, de les éviter à tout prix, sans quoi la maçonnerie se voulant, ou se disant traditionnelle, tomberait dans un piège mortel, condamnée à osciller entre un cénacle crypto-sectaire et un bazar pseudo-ésotérique.

    Ces dangers, les fondateurs de la LNF, qui se qualifièrent, peut-être avec un peu de présomption, de « Maçons Traditionels Libres », avec à leur tête, voici plus de trente ans, René Guilly, esprit à la fois profond et rigoureux, ont voulu les conjurer, et ils ont pour cela établi une méthode, leur méthode, paradoxale en apparence, sans doute inattendue, et rebutante pour certains, car exigeante pour tous.

    2. Histoire de la tradition

    Elle se résume en une simple formule : pour approfondir et éclairer la tradition, il faut recourir à l'histoire !

    De même, en effet, que l'histoire de l'institution maçonnique, et singulièrement de son passage de l'opératif au spéculatif, est encore semée d'incertitudes, de lacunes et de contradictions, de même, l'élaboration de son corpus légendaire n'apparaît guère résulter d'une descente providentielle d'un savoir constitué et structuré d'emblée, et moins encore d'un dépôt immuable, transmis d'âge en âge par des voies régulières, mais bien plutôt d'une construction progressive, par apports successifs, de sources très diverses et parfois fort récentes, sans aucun plan concerté dès l'origine. En d'autres termes, et l'on me pardonnera la banalité de cette découverte, cette tradition a une histoire.

    On doit noter toutefois que cette banalité ne va pas de soi pour tout le monde, et que dans certains milieux intellectuels, notamment maçonniques, une telle affirmation, de nos jours encore, est parfaitement insoutenable. La soutenir néanmoins, c'est précisément cela encore, être un « Maçon Traditionnel Libre ».

    Loge WP.jpgNous nous sommes forgés pour cela, depuis quarante ans, quelques instruments de travail, parmi lesquels les Loges d'études et de recherches, qui sont les fleurons de notre Fédération. Les Loges William Preston consacrée à la tradition maçonnique anglaise, Louis de Clermont qui explore les sources de la Maçonnerie française, Le Vray Désir qui se penche sur celles du Régime Ecossais Rectifié, et d'autres encore – comme ma chère Elizabeth Saint Leger ! – sont des laboratoires, où sans contrainte et sans réserve, sont menées avec rigueur des études de longue haleine, une sorte de travail archéologique empruntant exclusivement, et délibérément, aux méthodes de l'érudition classique, sur les textes les documents, les sources les plus anciennes, souvent méconnues et plus d'une fois redécouvertes dans un fonds d'archives oublié, recensées, analysées, comparées, et restituées surtout dans leur époque, leur milieu intellectuel et spirituel d'origine, afin d'en faire surgir à nouveau l'esprit initial, dans sa première vigueur. En plus de quarante ans, combien de fables n'ont-elles pas été mises à mal dans ces séances, mais la maçonnerie en est toujours ressorties plus belle, car plus vraie !

    Nul ne doit craindre la vérité de l'histoire, car, nous l'avons éprouvé plus d'une fois, cette vérité est presque toujours plus belle et plus fascinante que la fiction la plus ingénieuse.

    3. Exemple d'une approche historique et traditionnelle

    Je voudrais simplement en quelques lignes, illustrer par un seul exemple, lescolonnes.jpg fruits de cette méthode, mais on pourrait naturellement en citer quantité d’autres. Il porte sur un problème majeur de la symbolique maçonnique : ce sont les deux Colonnes du Temple.

    Chacun sait que sur ce point, la maçonnerie, depuis les années 1750, se partage en deux traditions : celle de la Première Grande Loge anglaise, dite plus tard des Modernes, qui place J. à gauche (au nord), au grade d'Apprenti, et B. à droite, au grade de Compagnon, et celle de la Grande Loge des Anciens, qui propose un ordre inverse, reprochant à la première de l'avoir délibérément interverti - Dieu sait pourquoi ? La maçonnerie française, celle du Rite Français ou du Rectifié, procède de la première tradition. La maçonnerie anglaise actuelle, mais aussi certains rites continentaux dans les grades bleus, comme le REAA, suivent surtout la seconde.

    Qui a tort ? Qui a raison ?

    Si l'on suit la voie intégriste, le Rite auquel on appartient détenant la vérité, il n'y a rien à discuter, et surtout rien à comprendre. Si l'on suit la voie "confusionniste", alors le débat est sans fin. Des tonnes de littérature, alignant toujours de savantes considérations symboliques, sur fond d'ignorance profonde de l'archéologie, des usages bibliques, comme de l'histoire des premiers textes maçonniques, a selon son habitude tout démontré et le contraire de tout, avec la même superbe et la même assurance.

    Aux absurdités déjà proférées par Ragon au siècle dernier sur ce sujet – et sur d'autres –, on pourrait ajouter les laborieuses considérations d'O. Wirth, à la fois psychologiques et "alchimiques" sur ce qu'il appelait "l'intervention écossaise".

    L'enquête initiée dès 1961 par René Guilly, poursuivie pendant des années dans nos Loges d'études, fut conduite à son terme et publiée voici quelques années, d’abord dans un article que j’ai signé dans Renaissance Traditionnelle,[1]puis dans l’édition révisée par Pierre Mollier et moi-même du livre fondateur de notre maître René Désaguliers, Les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie. [2] Je n'en reprendrai pas ici le détail et j’y renvoie mes lecteurs, mais elle établit notamment qu'il n'y eut donc sans doute jamais d'inversion des mots, ni en 1730, ni en 1739, mais plutôt qu’un choix différent – et du reste « justifiable » dans chaque cas –  fut effectué indépendamment, au cours de cette même décennie, par les anglais de la Première Grande Loge, puis par les Irlandais - et que les Écossais ont sans doute fini par s'aligner sur ces derniers, pour des raisons plus politiques que proprement traditionnelles ou maçonniques : leur commune détestation de l'establishment anglais qu'incarnait assez bien la Grande Loge des Modernes ! L'ordre différent des deux Grandes Loges rivales n'aurait pas eu d'autre cause.

    Plus fondamentalement surtout, elle montre que le Mot du Maçon (Mason Word), institution fondamentale du Métier (Craft) en Ecosse au XVIIème siècle, avait introduit le nom des deux colonnes du Temple de Salomon dans le contenu traditionnel de la maçonnerie, et surtout que le nom de ces deux colonnes, ces deux mots, n'en formaient alors qu'un seul, et qu’à l'origine ils n'étaient donnés qu'ensemble à un maçon lorsqu'il était reçu. Ces deux mots n'avaient donc, du point de vue maçonnique, aucun ordre précis, car, pris séparément, ils n'avaient aucun sens.

    L'écho n'est pourtant pas si lointain des querelles entre les Rites maçonniques sur « l'authenticité traditionnelle » ou les « significations ésotériques » de l'un ou l'autre des ordres des mots sacrés. Or ces querelles résultent sans doute surtout, j’ai tenté de le suggérer, d'une simple mais grave méconnaissance des antécédents historiques de cette question...

    3. Mise en perspective initiatique

    Quiconque veut aujourd'hui porter sur la maçonnerie un regard authentiquement traditionnel, doit nécessairement intégrer à sa réflexion, pour ne pas dire à sa méditation, les perspectives ainsi ouvertes.
    La tradition maçonnique, ou plus précisément l'enseignement traditionnel de la maçonnerie, était sans doute, à son origine lointaine, plus simple et par conséquent beaucoup plus cohérent que de nos jours. Il ne faut pas que nous perdions de vue que la complexité finale de la maçonnerie est souvent moins le signe de sa richesse, que celui de la perte de sens traditionnel qu'elle a subie, au moins depuis le milieu du XVIIIème siècle.

    L'étude historique, une fois de plus, rejoint sans la contredire la perspective plus spécifiquement initiatique, qu'elle contribue à éclairer et à revivifier, c'est ma conviction étayée par une trentaine d’années de recherches  passionnantes – et parfois de découvertes sidérantes – en ce domaine. L'histoire n'est pas l'ennemie de la tradition comme trop d'auteurs l'ont péremptoirement déclaré. Elle nous invite ici, par exemple, à retrouver J. et B. non seulement avant leur inversion – désormais plus que problématique – mais avant leur séparation, qui semble, sur le plan traditionnel, avoir été plus grave.
    Elle devrait surtout conduire chaque Rite à la tolérance à l'égard des formes, en prenant garde aux conclusions hâtives qu'une vérification historique n'a pas confirmées, et chaque maçon à l'étude toujours plus attentive des sources de sa propre tradition

    4. Un dernier mot ?

    Du moins provisoirement !...

    « De la tradition à l'histoire » : voilà le chemin obligé en dehors duquel nous menacent, selon les cas, l'intolérance ou l'illusion. Mais la dialectique initiatique consiste, en permanence, à nier ce que l'on a affirmé, pour tenter une synthèse plus haute. Alors, au terme de notre démarche, ce qui importe, ce n'est évidemment pas l'histoire, mais la tradition, car ce que nous promet la maçonnerie, ce n'est pas un savoir, mais une sagesse. Nos Loges d'études et de recherches sont nos laboratoires, et le laboratoire conduit, parfois, à l'oratoire. Disons, plus simplement, que la réflexion, l’approche intellectuelle et quelque peu savante, qu'il ne faut pas refuser ni minimiser – car on ne fait rien de grand sans exercer un peu son intelligence – doit être finalement dépassée, transcendée, pour ouvrir à l'approfondissement, à la méditation, et peut-être à la découverte de ce fameux secret qui se cache, dit-on, au cœur de l'Initiation, comme il se dissimule aussi dans les replis de l'histoire. Celui-ci, précisément, ne serait-il pas le symbole et le reflet de celui-là, et cette recherche ne conduirait-elle pas à la quête ?

    Ainsi, pour quiconque s'interroge, comme nous le faisons nous-mêmes, sur la tradition initiatique, l'Initiation est d'une certaine manière une méditation sur l'histoire, aussi bien celle d'un homme singulier que celle de tous les peuples, car l'histoire comme l'Initiation elle-même, est fondamentalement un secret. Un grand initiateur, Martinès de Pasqually, enseignait déjà que la caractéristique essentielle – et la plus cruelle – du monde manifesté n'était pas d'être matériel, mais d'être temporel, soumis à la durée et emporté par le devenir. Entravant le dialogue immédiat que l'homme, dans son premier état de gloire, entretenait avec son Créateur, le temps historique, avec la Chute, s'est inséré. Depuis lors, le message du Créateur est une énigme, un secret, et ce secret s'incarne dans l'histoire au sein de laquelle l'homme chemine. Comme dans le célèbre poème de Baudelaire, il y "passe à travers des forêts de symboles qui l'observent avec des regards familiers".
    Alors, si l'Initiation est une voie privilégiée pour retrouver la vérité, elle passe par une intériorisation, presque une mystique de l'histoire, car déchiffrer l'histoire, c'est s'en affranchir, et décrypter son secret, c'est se libérer du temps.

     

    Merci à J.M. de m’avoir donné l’idée de ce post…qui sera peut-être suivi d’autres sur le même thème.



    [1] « 1730 ou 1739 : une fausse énigme ? », R.T. n°75-76, pp. 281-287.

    [2] Nouvelle version d’un fascicule publié en 1961. 4ème édition revue et corrigée, Dervy, 2012.