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La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (1)

Beaucoup connaissent, sans doute, le passage fameux qui figure dans l’article II de l’acte d’Union de 1813 qui vit la naissance de la Grande Loge Unie d’Angleterre – par fusion de la Grande Loge des Modernes de 1717 et de celle des Anciens, apparue en 1751 : « La maçonnerie pure et ancienne est composée de trois grades et pas davantage, à savoir ceux d’Apprenti Entré (Entered Apprentice), de Compagnon du Métier (Fellowcraft) et de Maître Maçon (Master Mason), y compris l’Ordre Suprême du Saint Arc Royal de Jérusalem (Royal Arch) ».

On a souvent commenté, avec un léger sourire, la formulation délicieusement équivoque, illustration de la « logique floue » si propre aux anglo-saxons, qui évoque ainsi la notion de « trois, et trois seulement, y compris le quatrième » ! Tel n’est pas ici mon propos. Cette conception qui cache, en l’occurrence, beaucoup de conflits de l’histoire maçonnique anglaise non (ou mal) résolus en 1813, a une portée bien plus générale.

 

 

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L'acte d'Union de 1813: "Trois grades et pas davantage..."

 

Tout maçon français a en effet entendu, plus d’une fois dans sa vie et souvent dès le début de sa « carrière » maçonnique, que la maçonnerie symbolique « culmine » avec le grade de Maître « qui est le dernier de maçonnerie symbolique et confère tous les privilèges de la maçonnerie ». Sous des mots parfois différents, c’est bien la même idée qui est convoyée.

Dans un post précédent j’ai déjà évoqué, et je n’y reviendrai pas ici, une partie de ce que révèle cette conception : une certaine méfiance envers les hauts grades – réticence, voire hostilité, dont les motivations sont du reste très diverses – et de toute façon, la volonté très nette, surtout en France, de marquer une franche césure entre ces derniers et les trois premiers grades, lesquels sont supposés former un monde en soi.

Or, un regard un peu attentif sur l’histoire maçonnique, et sur l’histoire du développement du système des grades symboliques en particulier, montre que cette vision des choses et doublement erronée. En premier lieu parce que les trois premiers grades ne sont nullement homogènes et ne se sont associés que par l’addition de deux sous-systèmes (les deux premiers grades d’un côté, puis le troisième de l’autre), ensuite parce que toute l’histoire maçonnique démontre de façon assez frappante que ce que les anglais appelaient en 1813 « la maçonnerie pure en ancienne », est bien en quatre grades, et non en trois, et cela presque depuis les origines de la maçonnerie spéculative organisée…

1.       La maçonnerie est en deux grades

Le plus ancien système maçonnique connu, celui que l’on pratiquait en Écosse à la fin du XVIIème siècle, et dont a hérité la première Grande Loge de Londres jusque vers 1725 au plus tard, est un système complet en deux grades, il n’y a pas le moindre doute à ce sujet.

Dans la pratique écossaise, au sein d’une maçonnerie encore largement professionnelle – mais pas nécessairement « opérative » car elle comprenait déjà de nombreux métiers sans caractère artisanal, comme de petits commerçant et de petits fonctionnaires locaux – on recevait dans la loge le premier grade : celui d’Apprenti Entré. En fait, pour les « vrais » ouvriers du métier, ce grade n’était pas celui que l’on conférait à un tout jeune homme sans expérience. Pour être reçu Apprenti Entré, il fallait déjà plusieurs années de pratique auprès d’un Maître bourgeois, chez qui l’on avait été simplement enregistré ou immatriculé (registrered or booked). En d’autres termes, l’Apprenti Entré n’était pas un néophyte dans son métier. Mais il était alors – et alors seulement – « entré » dans la loge. Il pouvait alors quitter son Maître et trouver de l’emploi.

Pour beaucoup d’artisans, au XVIIème siècle, la « carrière » maçonnique s’arrêtait là, du reste ! Ils personnifiaient en quelque sorte, sans le savoir, cet idéal de modestie maçonnique qu’on entend si souvent évoquer dans nos loges : celui de « l’éternel Apprenti » !

 

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"Eternel Apprenti ?"  - En Écosse, au XVIIème siècle, c'était souvent vrai...

 

Donc, dans cette maçonnerie « opérative » d’Écosse – à ne pas confondre avec la « maçonnerie écossaise » – la maçonnerie ne consistait même tout simplement qu’en un seul et unique grade…

Mais souvent on pouvait, après quelques années, accéder au grade de Compagnon du Métier. Une seconde cérémonie, dont les détails nous sont connus, le permettait. Cela ne conférait rien de plus dans la pratique quotidienne du métier. Ce grade n’avait en fait qu’un seul avantage : il donnait la possibilité de devenir Maître de l’Incorporation – la Guilde des Maîtres bourgeois. C’est pourquoi nombre d’ouvriers, sans fortune et sans moyens, ne jugeaient pas « utile » d’accéder à ce grade car la perspective de venir « Maître » de l’Incorporation – un statut purement civil, sans cérémonie particulière – leur était à peu près interdite.

Mary's Chapel, Edinburgh - La plus vieille loge du monde...

 

Un premier point mérite ici d’être souligné. Dans la pratique écossaise, un maçon « régulier », si l’on peut dire – disons : professionnellement en règle et seul capable d’être employé par un Maître de l’Incorporation – devait avoir été reçu dans la loge. Les autres « maçons de la campagne », dénommés cowans en Écosse, ne jouissaient pas de ce privilège de l’emploi et se trouvaient réduits à des travaux subalternes. Or, pour prouver la qualité d’Apprenti Entré – le minimum nécessaire –, en un temps ou l’écriture n’avait pas la diffusion qu’elle a acquise depuis lors, on confiait au nouveau reçu un mot, le Mot du Maçon (Mason Word). Et ce mot, donné à l’Apprenti, était en réalité composé des deux mots J et B, connus aujourd’hui pour être diversement mais toujours séparément donnés, l’un à l’Apprenti, l’autre au Compagnon.

En 1691, le pasteur Robert Kirk, rapportant les coutumes de l’Écosse, parle du Mot du Maçon comme « d’une tradition rabbinique en forme de commentaire sur le nom des deux colonnes Jakin et Boaz qui étaient placées à l’entrée du Temple du roi Salomon à Jérusalem ». On le voit : le premier système maçonnique est un système en deux grades dont les secrets essentiels – et souvent les seuls qu’on estimait utile de posséder – étaient renfermés dans le premier !

Le second point qui mérite d’être souligné concerne la dénomination exacte du deuxième et dernier grade de ce système le plus ancien : on l’appelait « Fellowcraft or Master ». Comprenons bien : il ne s’agissait pas de deux grades distincts, mais d’un seul et même grade qui portait ensemble deux noms.

Dans le contexte écossais, on comprend sans difficulté ce que cela signifiait : en étant Compagnon du Métier (Fellowcraft) dans la loge, on devenait éligible à la fonction de Maître (Master) dans l’Incorporation. En d’autres termes, un Compagnon du Métier était ainsi un Maître en puissance. Mais cette dernière qualité ne lui serait jamais conférée par la loge, mais seulement par la Guilde des Maîtres – s’il avait la chance d’y être un jour admis…

Or, lorsque ce système fut exporté vers l’Angleterre, à Londres au début du XVIIIème siècle, il y fut d’abord pratiqué d’une manière sans doute très proche « rituellement », mais avec une différence de taille : la dualité d’appellation « Compagnon ou Maître », parfaitement explicable dans le contexte écossais, n’avait plus guère de sens à Londres où cette alliance de la loge et de l’Incorporation n’existait pas, l’organisation du métier de maçon y état tout à fait différente.

C’est peut-être pour cette raison simple –  mais pas forcément suffisante ! – que l’idée a pu naître que le « grade » de Maître (jusque-là le mot « grade » n’existe pas dans les textes maçonniques) était un complément nécessaire. C’est à Londres, dans des conditions encore mal élucidées, que ce grade va surgir. Pour autant, ce ne sera pas la naissance d’un « système en trois grades symboliques » qui en résultera, mais bien plutôt l’ajout d’un grade d’une nature entièrement différente et, pendant longtemps, administré séparément comme tel : le grade purement spéculatif de Maître Maçon… (à suivre)

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