Les rituels des grades égyptiens ont des sources diverses, autant que purent l’être les connaissances des multiples fondateurs ou refondateurs de la maçonnerie égyptienne elle-même. Leur apparition tardive a toutefois obligé leurs auteurs à inclure, intégrer et admettre les nombreux grades que la tradition maçonnique avait déjà produits tout au long du xviiie siècle, pour leur en ajouter de nouveaux, d’où une inexorable ascension pyramidale jusqu’aux vertigineuses hauteurs de 90 ou de 95 grades.
1. 1. Les textes fondateurs
Si l’on s’en tient d’abord aux trois premiers grades, deux textes font référence : un manuscrit de 1820 pour le Rite de Misraïm [1], et le rituel publié par Marconis de Nègre à Paris en 1839, dans L’Hiérophante, développement complet des mystères maçonniques, pour le Rite de Memphis.
L’analyse de ces deux documents fait apparaître leur quasi similitude. Elle trahit surtout aisément leur source immédiate : le Guide des maçons écossais de 1804, plus ancien rituel du reaa pour les grades bleus ! C’est là une indication riche de sens et d’intérêt.
On sait que les deux Rites Égyptiens sont apparus au décours de l’Empire, ou dans ses derniers mois, dans un milieu de demi-soldes, en un temps où le paysage maçonnique français était dominé sans partage par le Grand Orient de France, pratiquant ce que l’on commençait à nommer le Rite Français, héritier des pratiques rituelles les plus communes de presque toutes les loges en France au cours du xviiie siècle. Le nouveau reaa, apporté en France une dizaine d’années plus tôt par des militaires venant d’Amérique et des Antilles anglaises, ayant d’abord conclu un accord très provisoire avec le Grand Orient de France (godf), suivi d’une rupture quelques mois plus tard, avait à la hâte doté ses loges symboliques d’un rituel distinct de celui du godf.
Les sources du Guide sont connues : d’une part la principale divulgation anglaise du xviiie siècle sur le rituel de la Grande Loge des Anciens (créée en 1751-1753), intitulé Les Trois Coups Distincts (The Three Distinct Knocks) et d’autre part les pratiques des loges dites « écossaises » de la fin du xviiie siècle français, reposant au contraire sur le schéma symbolique de la Grande Loge des Modernes – celle de 1717 – avec quelques innovations, comme la disposition dite « écossaise » des trois grands chandeliers situés au centre de la loge, laquelle n’est pas connue en France avant le dernier quart du xviiie siècle. Une telle synthèse s’expliquait sans doute par le fait que la base française sur laquelle les nouveaux arrivants s’étaient appuyés était la Grande Loge Générale Écossaise, fort opportunément réveillée d’un long sommeil précédant la Révolution pour les besoins de la cause. Rappelons à ce propos qu’Alexandre Lenoir, auteur en 1811 de La franche-maçonnerie rendue à ses véritables origines, appartenait précisément au Rite Écossais et y voyait l’incarnation même de la pure sagesse égyptienne transmise par la maçonnerie. Serait-ce un indice ?
Placés dans des circonstances peut-être comparables mais ne disposant guère des moyens de composer un rituel entièrement nouveau, les créateurs des Rites Égyptiens reprirent le Guide des maçons écossais dont l’usage était très restreint en 1814, et qui n’appartenait à personne, aucun Suprême Conseil n’étant alors en mesure de s’opposer à sa mise en œuvre par quiconque le souhaitait. Ils y apportèrent à leur tour quelques minimes modifications. Rappelons les caractéristiques les plus originales de ces rituels.
Si le Vénérable siège à l’Orient, le Premier Surveillant est l’Occident – en fait au nord-ouest – tandis que le Deuxième Surveillant se place au Midi de la loge. Les mots des deux premiers grades sont B. et J., dans cet ordre. La nouveauté, par rapport au Guide, est la présence d’un autel central où brûle de l’encens – lequel ne quittera plus jamais les rituels égyptiens – et la définition des « trois objets précieux » placés sur le plateau du Vénérable : l’épée, la Bible et une aumônière. Les décors des tabliers sont rouges, et non bleus comme dans le Rite Français. L’office des Diacres, propre aux Anciens, a été maintenu – alors qu’il disparaîtra rapidement dans le reaa – mais ils sont ici appelés « Acolytes » (Misraïm) ou « Lévites » (Memphis). Des prières assez longues sont dites à l’ouverture comme à la clôture : « Père Éternel de l’Univers, Source féconde de lumière, etc. » (Misraïm) ; les acclamations rituelles sont « Gloire au Grand Adonaï ! » (Memphis) ou « Alléluia ! Alléluia ! Alléluia ! » (Misraïm).
En somme, une forme archaïque du reaa avec des formules d’inspiration religieuse bien dans le goût de ce culte syncrétique – doit-on dire « égyptianisant » ? – qui conduira en fait, au cœur du xixe siècle, à l’indifférence en matière de religion. En tout cas, nulle allusion à quelque ésotérisme abscons et rien de spécifiquement égyptien : le mot « Égypte » n’apparaît nulle part…
En 1849, dans Le Sanctuaire de Memphis ou Hermès, une compilation assez confuse, Marconis édite de nouveaux rituels, manifestement lacunaires et incohérents sur plusieurs points : il semble notamment que les deux Surveillants soient cette fois placés tous deux à l’Occident, comme dans le Rite Français. Cependant en 1862, dans le rituel « officiel » de Memphis, après l’intégration du Rite au godf, c’est bien cette dernière structure qui sera reprise, ne faisant qu’officialiser, à quelques détails près, le rituel bien mieux écrit que Marconis avait publié, en 1860, dans le Panthéon maçonnique. Au passage, les Diacres ont été oubliés, ou plutôt remplacés par le Maître des Cérémonies et le Grand Expert, selon une terminologie plus familière à la tradition maçonnique française. L’ambiance égyptienne est toujours aussi absente. Pour les grades bleus, tout laisse à penser que c’est cette génération de textes qui fut suivie, avec d’inévitables adaptations et peut-être quelques dérives, jusqu’à la fin du xixe siècle.
Toutefois, et dès l’origine, c’est par l’échelle de leurs hauts grades que les Rites Égyptiens se singularisent et méritent en partie leur nom même. Le premier à avoir publié des rituels et donné les caractéristiques des différents grades – au-delà des 30 hauts grades du reaa qui forment la base des pyramides égyptiennes – est encore Marconis de Nègre. Il rappelle lui-même que c’est à partir du 35e grade que « commencent les degrés propres à Memphis ». Dans L’Hiérophante, on trouve déjà un « Tuileur universel » des 33 premiers grades, qui montrent leur identité presque absolue avec ceux de l’écossisme : de minimes variantes existent, sur des détails peu signifiants, mais la même formule revient incessamment : « Rite Écossais, de même »…
De son côté le Manuel maçonnique de Vuillaume, publié en 1830, comporte en fin d’ouvrage un « Tuileur du Rite Égyptien ou de Misraïm » qui renvoie souvent au grade homonyme du Rite Écossais.
Soulignons-le à nouveau : dans ses 33 premiers grades, le Rite de Memphis n’est qu’une variante du reaa pendant tout le xixe siècle – et de nos jours encore, le plus souvent – et ce n’est pas spécifiquement dans la formule des rituels que réside la différence, pour autant qu’elle ait seulement existé au xixe siècle, mais plutôt dans leur esprit, du moins dans une certaine mesure, en tout cas à l’époque contemporaine.
Ces mêmes grades sont disséminés pour beaucoup d’entre eux, quoique souvent dans un ordre différent, dans l’échelle de Misraïm, au milieu d’autres dont, pour l’essentiel, aucun rituel ne nous est parvenu. On doit rappeler à nouveau que dans les impressionnantes pyramides des grades égyptiens, seule une toute petite minorité d’entre eux a été réellement pratiquée.
2. 2. Les plus anciens rituels des grades spécifiquement égyptiens
Si L’Hiérophante, en 1839, nous fournit surtout un Tuileur, du reste peu évocateur, c’est dans le Panthéon maçonnique, publié en 1860, que Marconis nous donne des indications extrêmement précieuses sur l’état de son Rite vers le milieu du xixe siècle et livre les rituels des grades effectivement pratiqués au-delà du troisième. La liste est évocatrice et sans surprise : Royale Arche (équivalent du 14e grade du reaa), Rose-Croix (18e du reaa) et Kadosh (30e du reaa et 31e de Memphis) – en somme les grades majeurs du reaa. Qu’en est-il dès lors des grades « purement égyptiens » ? Le Panthéon maçonnique n’en retient que deux : Sage des Pyramides (dont la place variera du 47e au 59e grade) et le 90e grade de Sublime Maître du Grand Œuvre, seul véritable couronnement du système, dont les rituels nous sont révélés (ils seront de nouveau publiés, pour le 90e, sous une forme légèrement différente, en 1866). C’est à cela que se bornait alors la maçonnerie égyptienne.
3. 3. De Yarker à Bricaud : l’épopée occultiste
Le travail de John Yarker marque une étape nouvelle dans l’histoire des hauts grades égyptiens. On sait qu’une réduction en 33 grades de l’échelle de Memphis avait été opérée en 1862 par Marconis de Nègre lors de l’intégration de son Rite au Grand Orient de France. Mais il ne s’agissait que d’un choix opéré parmi les 95 grades du Rite – dont la plupart, répétons-le, n’avaient jamais été réellement mis en œuvre, et d’ailleurs jamais écrits. Avec Yarker, un tout autre travail est effectué. Non seulement le ritualiste anglais modifia la composition de l’échelle en 33 grades, mais surtout il en rédigea les rituels.
De ce travail il subsiste un recueil à la fois précieux et rare : Manual of the Degrees of the Ancient & Primitive Rite of Masonry, publié en 1881. Il avait du reste déjà procuré The Secret High Degree Rituals of the Ancient and Primitive Rite of Memphis in 95°. Yarker, écrivain imaginatif et génial auteur de rituels, a sans doute été le premier à donner vie – au moins sur le papier – à des grades qui, jusqu’à lui, n’avaient eu qu’un simple nom. L’influence des textes de Yarker demeure considérable car ce sont ces textes que Téder (Charles Détré), leur probable traducteur, transmettra à son successeur, Jean Bricaud, au début du xxe siècle. Même si ce dernier décida de reprendre l’échelle en 95 grades – et même 97, en attendant mieux –, les plus hauts grades pratiqués du système, en particulier le Sublime Maître du Grand Œuvre (30e/90e) et le Patriarche Grand Conservateur (33e/95e) en ont certainement été durablement marqués. Pour le Rite Primitif à tout le moins (Memphis en 33 grades), les rituels de Yarker doivent aujourd’hui encore être considérés comme la source majeure des hauts grades spécifiquement égyptiens.
John Yarker : une énigme vivante...
L’apport de Bricaud, cette fois personnel et original, porte aussi sur le fameux 66e grade de Memphis-Misraïm, dont le seul antécédent dans les échelles égyptiennes était le 22e grade du Rite de Yarker (rappelons en effet que le 66e du Rite de Memphis, Sublime Kawi, dont on ne connaît qu’un Tuileur et aucun rituel, n’avait aucun rapport de contenu avec celui de Grand Consécrateur). C’est donc avec Bricaud que le Patriarche Grand Consécrateur est devenu un grade « sacerdotal » plus ou moins confondu avec l’épiscopat gnostique – Bricaud était « Patriarche gnostique universel ». Chez Yarker encore, qui introduisit la dénomination même de « Grand Consécrateur », ce grade ne possédait pas ce caractère très spécial. Tous les rituels actuels du 22e/66e remontent donc aux élaborations de Bricaud, dans le courant dans années 1930.
Je mets ici à part les Arcana arcanorum dont l’histoire insaisissable se confond précisément avec celle de ses rituels, plus déroutante que jamais.
L’expression Arcana arconorum (« Secrets des secrets ») n’est pas née dans la maçonnerie égyptienne car elle était déjà présente dans une certaine littérature rosicrucienne de la fin du xviiie siècle. C’est Jean-Marie Ragon qui le premier, en 1816, lors de la tentative d’introduction du Rite de Misraïm au godf, en fit mention. Il affirmera en 1841 que les grades du 87e au 90e comprenaient « presque toute la science maçonnique lorsqu’on a approfondi les développements des emblèmes et des allégories qui se rattachent à ces quatre derniers degrés » et en publiait aussitôt un abrégé assez détaillé. Toutefois le Rite de Memphis, avec son imposant 90e grade, ignorera pratiquement cette notion que Yarker – pourtant grand amateur de mystères – ne reprendra pas d’avantage.
Jean-Marie Ragon : l'inventeur de plus hauts secrets?
Il faudra attendre les années 1930 pour que la question surgisse à nouveau en Belgique, particulièrement à l’initiative de Rombauts. Ce dernier se prétendait détenteur des authentiques Arcana arcanorum du « Régime de Naples », ayant jusque là, toujours selon lui, échappé aux imprimeurs. Ces « secrets oraux » des derniers grades furent communiqués à son entourage puis adoptés par le Convent de Bruxelles en 1934 [2]. Sachant le conflit qui existait alors avec le Souverain Sanctuaire de Bricaud en France, et la querelle de légitimité qui la sous-tendait, on mesure sans peine que la résurrection providentielle de tels secrets pouvait constituer un enjeu de taille. Eu égard à la maigreur du dossier, la situation pourrait cependant être simple si, depuis quelques années, de multiples revendications n’avaient été exprimées à ce sujet. Dans le désordre et l’incroyable dispersion du Rite, la possession des « vrais » Arcana arcanorum est ainsi devenue le Graal moderne de la maçonnerie égyptienne, donnant lieu à des publications à sensation autant qu’à des silences éloquents.
Je bornerai donc ici cette brève évocation d’une question assez complexe et que les débats contemporains qui l’environnent, dans certains milieux maçonniques et paramaçonniques, ne sont pas faits pour rendre plus claire.
Il reste que c’est dans la filiation qui, de Yarker à Chevillon, fait défiler tous les grands noms de l’occultisme, depuis la fin du xixe siècle jusqu’au milieu du xxe, que les rituels de Memphis-Misraïm, dans les grades bleus comme dans les hauts grades, ont adopté le parfum très spécial de « l’ésotérisme fin de siècle », entendons par là cette synthèse à la fois luxuriante, souvent peu cohérente et parfois indigeste, élaborée par les successeurs de Papus. C’est depuis cette époque que, par leurs rituels mêmes, les Rites Égyptiens ont acquis leur réputation « hermétique », avec toutes les imprécisions et les confusions que ce terme suscite volontiers – nous y reviendrons plus loin.
Gageons, toutefois, qu’il n’est pas certain que Bédarride et Marconis y auraient reconnu leurs enfants… (à suivre)