Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Mes Sœurs et mes Frères en vos grades et qualité, après cette belle planche, j’ai dit…

 

 

Voici, en quelque sorte un compendium d’expressions maçonniques bien typées !...

C’est du moins ce que l’on pourrait croire. Il n’en est pourtant rien : les formules « en vos grades et  qualités », « planche » et « j’ai dit », ont chacune une origine extérieure à la maçonnerie et elles n’y ont été introduites – en France et pas ailleurs, soulignons-le encore une fois – que très tardivement, soit progressivement depuis a fin du XIXème siècle, et encore…

« En vos grades et qualités »

On chercherait vainement cette expression dans des textes ou des rituels maçonniques du XVIIIème et même encore au XIXème siècle : elle n’y figure nulle part. Mais alors, d’où vient-elle, et que fait-elle dans le discours maçonniques au point que l’on en soit venu si souvent à penser que ce sont les francs-maçons qui ont inventé cette formule protocolaire ?

Ladite formule comporte du reste des variantes : « grades, dignités et fonctions », etc. Tour cela est en effet bien connu et assez classique, mais pas dans la franc-maçonnerie : c’est un lieu commun de la phraséologie des discours administratifs, des prises de paroles officielles de la haute fonction publique.

 

 

Grille administrative.jpg

 

En vos grades, fonctions et échelons...

 

En effet, dans la fonction publique, on distingue les grades, les qualités et les fonctions (ou titres).

Le grade permet à son titulaire d'occuper un certain nombre d'emplois. Les corps ou cadres d'emplois ont un ou plusieurs grades selon leur statut particulier. Lorsqu'il y a plusieurs grades, ils sont hiérarchisés. Le grade comprend des échelon d’ancienneté, de niveau de recrutement et, accessoirement, recoupent des types de rémunération. On parle aussi, plus récemment de « catégorie » ou de  « rang ». Ainsi, on peut être fonctionnaire du rang A, B ou C, du 1er au 13ème échelon par exemple, et l’on peut posséder le grade «secrétaire administratif de classe normale » ou de « chef de service ingénieur de 1ère catégorie ».

On peut, par ailleurs, posséder le titre de magistrat, ou exercer la fonction de praticien hospitalier – qui comprend plusieurs grades et échelons.

Il suffit donc de taper sur Google les mots « grades, qualités, fonctions » pour voir apparaître une liste impressionnante de discours publics au cours desquels ces formules sont utilisées par des responsables de services, des directeur d’administration lorsqu’ils s’adressent à leurs interlocuteurs : la plupart de ces orateurs d’un jour, ne nous y trompons pas, ne sont pas francs-maçons, et sans doute certains d’entre vous reprocheraient-ils amèrement de l’avoir supposé !

On doit, selon un rituel protocolaire, citer tous les présents dans l’ordre hiérarchique puis, quand on estime possible de ne pas mentionner en détail tous les autres, on dit « et vous tous, Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités et fonctions »…

Une fois de plus, la franc-maçonnerie  a emprunté ! Cette fois au protocole administratif, ce qui se comprend aisément si l’on sait l’importance des fonctionnaires, y compris des hauts fonctionnaires, des magistrats et universitaires, dans les rangs de la franc-maçonnerie, à partir du XIXème siècle. Les habitudes de langage de leur corps d’origine ont été simplement transférées dans les discours maçonniques. Au passage, et cela explique aussi beaucoup de comportements dans les « institutions » maçonniques, on a eu plus ou moins tendance à considérer la maçonnerie comme une annexe des institutions de l’État, et son organigramme comme une grille hiérarchique : suivez mon regard… 

« Une belle planche »

Voilà encore une belle expression…de source rigoureusement non maçonnique !

Certes, la tentation est grande de confondre la « planche » que l’on délivre devant les membres de sa loge, et la « planche tracée », symbole particulier du Maître. La similitude des mots est cependant ici trompeuse.

 

 

tableau.jpg

 

Une bonne vieille "planche"...

 

Le mot « plancher », pour désigner le fait de parler sur un sujet devant un auditoire, est empruntée à l’argot scolaire de la fin du XIXème siècle. A cette époque, les examens oraux étaient beaucoup plus répandus, plus solennels et plus redoutés que de nos jours. On allait au tableau noir – car ils étaient toujours noirs – pour parler et, le cas échéant, s’aider de figures, de schémas tracés à la craie. Or, dans le vocabulaire des lycées et collèges, le tableau noir se nommait « planche ». D’où l’expression « plancher » ! Elle est née, sans l’ombre d’un doute, en dehors du contexte maçonnique. Mais, là encore, la sociologie historique de la franc-maçonnerie explique les choses : tout au long de la IIIème République – car c’est moins vrai de nos jours –, nombre de professeurs d’Université et d’enseignants en général, peuplaient les loges, au point de fournir l’essentiel des dignitaires obédientiels – en concurrence presque exclusive avec les médecins et les avocats. Là encore, ils ont eu naturellement tendance à faire passer leurs expressions favorites dans le vie des loges : comme les discours qu’ils y tenaient avaient souvent aussi peu de rapport avec la maçonnerie elle-même que les exposés savants qu’ils faisaient dans leurs cours ou lors des examens qu’ils faisaient passer  à leurs élèves, la transition fut encore plus naturelle…

« J’ai dit ! »

Quelle « mâle » expression qui fait bien sentir que les propos tenus ont été mesurés, choisis, et qu’il n’y a (presque) plus rien à y ajouter…

Mais ce n’est pas la maçonnerie qui a inventé cette formule « lapidaire » apparue dans les loges il y a sans doute moins d’un siècle. C’est la traduction française de l’expression latine « Dixi » (« J’ai dit »), une formule conclusive que l’on retrouve dans d’innombrables discours latins. Les orateurs romains signifiaient ainsi que leur longue dissertation était achevée. Au XIXème siècle, on trouve dans la littérature française de nombreuse occurrences de cette expression, dans des contextes qui n’ont évidemment rien de maçonnique et qui, le plus souvent, ont une connotation vaguement ironique. Ainsi, par exemple : « En foi de quoi, messieurs les jurés, livrez-moi lestement cette scélérate au bourreau, et vous ferez acte de citoyens vertueux, indépendants, fermes et éclairés… Dixi ! » — (Eugène Sue, Les Mystères de Paris, 1842-1843).

 

 

senat_rom.jpg

 

 Cicéron devant Catilina : "Dixi !"

 

Les professeurs de lettres, les agrégés de lettres classiques – il y en avait encore ! –, les latinistes étaient bien plus répandus dans les loges, voici quelques décennies, que de nos jours – et que dire des hellénistes ! Les Frères qui possédaient cette culture ont trouvé approprié de reprendre cette vieille formule des grands orateurs antiques, pour conclure des discours en loge dont l’élévation n’était sans doute pas toujours la même, mais l’effet solennel de ces quelques mots est encore presque intact.

Un mot pour conclure ?

Une fois encore, une fois de plus, ne limitons pas notre regard, ni à la franc-maçonnerie française – une exception, du reste brillante, dans le monde – ni à la franc-maçonnerie tout court : pendant tout le XIXème siècle et le début du XXème, elle avait un caractère beaucoup plus public que de nos jours et les plus grands esprits, mais aussi les plus hauts responsables du pays, prenaient part à ses débats – et, pour ma part, je ne regrette pas que ces derniers l’aient à présent presque entièrement désertée –, c’est donc de leur culture, une culture sociale et mondaine, que la maçonnerie a hérité des usages qu’elle érige parfois en traditions immémoriales.

Il y a une tradition propre à la franc-maçonnerie, elle mérite toute notre attention et notre respect. Cette culture est enracinée dans un fond historique qui remonte à l’Europe du XVIème siècle au moins, dans son héritage intellectuel et religieux. C’est là que se situe le nucleus fondamental de la franc-maçonnerie, et pas dans les hasardeux vagabondages que lui ont inspirés, en France, depuis plus d’un siècle, la fréquentation parfois trop assidue des pouvoirs, quels qu’ils soient, et des milieux  politiques, toutes tendances confondues. Le cœur de la maçonnerie n’est pas là, c’est du moins ma conviction essentielle, que je souhaite partager sans prétendre l’imposer à qui ce soit.

J’espère, pour tout cela, ne pas me faire blackbouler – une expression, vous l’avez deviné, qui n’est pas non plus maçonnique…mais nous verrons cela une autre fois !

Les commentaires sont fermés.