Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La franc-maçonnerie est-elle théiste, déiste ou bien encore… « adogmatique » - et depuis quand ?

Voilà une sempiternelle question qui se noie malheureusement souvent dans les méandres de la politique maçonnique, avec un peu d’ignorance des sources et pas mal de mauvaise foi. Je dis tout de suite que je ne répondrai pas à la question que je pose : cette réponse dépend de la conscience de chacun et je ne prétends pas imposer la mienne. Je ne veux pas, comme d’autres et pour la nième fois, vous exposer « ma » conception du GADL’U ! On sait ce que j’en pense...

Mais suite à un post de F. Koch sur le GADL’U   (à l’occasion de la sortie du Lexique des symboles maçonniques co-écrit avec A. Bauer), j’ai dû intervenir sur le blog La Lumière pour apporter quelques précisions historiques et renvoyer à quelques sources du XVIIIème siècle, non pas pour faire prévaloir mon point de vue, mais afin de fournir à tous et à toutes des éléments pour se forger une opinion, au-delà des postures individuelles qui encombrent les forums maçonniques.

Ces blogs ne sont pas toujours, je le constate avec tristesse, des lieux possibles d’un dialogue vraiment serein et maitrisé. On m’y a notamment accusé de proférer « une énorme contre vérité au sujet du GADL’U», ou encore « d’être partisan », parce que j’avais simplement  rappelé, dans un strict verbatim,  les propos du futur (ou déjà) Grand Maitre de la GLAMF, lequel  avait dit en toutes lettres que les « athées et les agnostiques » ne devraient pas avoir leur place dans son Obédience.

Encore une fois, le débat absurde et fatigant qui consiste à rechercher quelle est l’Obédience la nombreuse, la plus puissante, la plus régulière, la plus « traditionnelle » – avec le flou le plus absolu qui s’attache à ce dernier mot –, ne m’intéresse pas. J’ajoute qu’en ce qui me concerne, maçon attaché aux plus anciens usages de l’Ordre, pour qui le GADL’U est naturellement Dieu, et la maçonnerie exclusivement spirituelle et initiatique, je ne pense même pas que cette Obédience « parfaite » soit la mienne !

Mais je crois aussi que c’est l’occasion de faire calmement et précisément le point sur certains aspects de ce problème, mais pas sur tous évidemment, car le champ est énorme…

Anderson déiste ?

Quelques fondamentaux tout d’abord.

La franc-maçonnerie est née dans une Europe unanimement chrétienne, elle emprunte nombre de ses symbole et presque tous ses récits légendaires à la Bible, et elle a fait depuis toujours de ce livre sacré la base de son enseignement. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. Nier cette évidence relèverait du révisionnisme pur et simple.

Il est cependant classique, depuis le courant du XXème siècle en France, de proposer une lecture « déiste », voire « laïque » du Titre Ier des Constitutions d’Anderson de 1723. Tout le monde connait ce texte, mais l’a-t-on seulement bien lu ?

On pourrait penser que sa lecture est simple. On croit trop souvent qu’elle peut être simpliste. On commet alors deux erreurs méthodologiques terribles : la première est de n’en citer que des passages, la seconde est de les extraire de leur contexte. Avec un tel procédé, on court tout droit au contresens.

Premièrement, voyons le contexte. Il est double : c’est d’abord le fait que ce texte a été rédigé dans l’Angleterre du début du XVIIIème siècle où, déjà, l’appartenance religieuse était considérée comme en partie  constitutive  de l’identité sociale : pas de rattachement religieux, pas d’identité complète.

En outre, la rédaction a été placée sous la responsabilité immédiate de deux ecclésiastiques. L’un d’eux, Jean-Théophile Desaguliers, fils d’un pasteur huguenot français chassé par Révocation de l’Édit de Nantes, lui-même chapelain de grands aristocrates, avait été solennellement ordonné comme Ministre dans l’Église d’Angleterre et en avait donc accepté sans équivoque tous les enseignements fondamentaux ; on l’a dit « unitarien » (c’est-à-dire refusant la conception trinitaire du Dieu chrétien) en raison de sa proximité  avec Newton, qui l’était sans doute – et avait pour cette raison, par faveur spéciale, obtenu le droit de ne pas « prendre les ordres divins », c’est-à-dire être ordonné dans l’Église, comme il aurait dû l’être pour professer à Cambridge ! – mais Désaguliers, quant à lui, ne nous a laissé, en ce domaine, que deux sermons et quelques passages de sa correspondance qui expriment des sentiments religieux tout à fait classiques pour un homme de son état.  Le second, James Anderson, pasteur presbytérien, sera notamment l’auteur en 1733 d’un violent pamphlet précisément dirigé contre les unitariens, un livre intitulé Unity in Trinity and Trinity in Unity, ce qui en dit long sur le libéralisme théologique prétendu de cet Ecossais virulent…

 

 Jean-Théophile Désaguliers

Un digne Ministre de l’Église d'Angleterre

 

Imaginer que ces hommes aient pu éprouver la moindre sympathie pour les « athées » (stupides ou non !) et les « libertins », relève de la plus pure fantaisie.

C’est, je crois à Maurice Paillard, un respectable érudit français qui vivait à Londres que l’on doit, dans l’édition qu’il fit en 1952 des Constitutions, la thèse selon laquelle il faut distinguer le « stupide athée » de « l’athée stupide », cette dernière traduction étant retenue par lui ! En d’autres termes, selon la rhétorique aventureuse de Paillard, le texte d’Anderson n’exclut pas les « athées intelligents » ni les « athées raisonnables »[1]. C’est ainsi que Paillard, en toute honnêteté intellectuelle, j’en suis sûr, avait fait figurer une dédicace « Au Grand Orient de France [dont il était membre] pour son attachement aux principes maçonniques tels qu’ils sont admis dans l’Obligation Concernant Dieu de la Religion des Constitutions d’Anderson »…ce qui laissait gentiment entendre que les maçons anglais, quant à eux, y avaient bel et bien renoncé – au profit d’une « dérive dogmatique » !  Cette plaisante lecture est souvent colportée sans autre examen. On a pourtant de la peine à concevoir qu’un homme intelligent – et Paillard l’était sans doute – ait pu écrire une telle niaiserie.

On sait qu’en anglais, l’adjectif se place nécessairement devant le substantif  –  sauf dans de rares archaïsmes, comme Prince of the Blood Royal  – et que, par conséquent, l’expression « atheist stupid » (!) n’existe pas. Si Anderson avait écrit, par exemple « an atheist when he is stupid » ou « an atheist who is stupid », on pourrait en effet discuter mais là, le doute n’est évidemment pas permis. Dans « stupid atheist », selon un stylistique alors très classique, l’adjectif stupid est ce que l’on appelle une épithète homérique : il explicite une valeur – un « prédicat » – contenu dans le substantif, et ne lui ajoute rien mais ne fait que le souligner.  Un athée, selon Anderson, est nécessairement stupide (ce qui, du reste, ne veut pas dire « idiot », mais simplement « aveuglé, frappé de stupeur »), sinon il ne serait pas athée – de même que, en français, quand on parle de nos jours d’un « sombre idiot », ce n’est pas pour suggérer qu’il existerait aussi de « brillants idiots »…

Mais que dire du « libertin irréligieux » ! Tout d’abord, le mot « libertin », au XVIIIème siècle, en français comme en anglais, désigne simplement celui qui « se fait une espèce de profession [c’est-à-dire de « déclaration de foi » !] de ne point s’assujettir aux loix (sic) de la Religion, soit pour la croyance, soit pour la pratique » (Dict. Acad. Fr., 1740). Là encore, l’épithète est homérique : par définition, un libertin est irréligieux : imagine-t-on un « libertin religieux » ? Cela aurait été, au regard du vocabulaire de ce temps, une simple contradiction dans les termes.

On le voit, en dépit des pénibles contorsions sémantiques de Paillard, il va de soi, et ce n’est pas la découverte du siècle, que les Constitutions d’Anderson excluent tout simplement  les athées et les libertins – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de religion !

Vient alors le morceau de bravoure, quand le texte du Titre Ier se poursuit : « Il est maintenant considéré plus expédient de seulement les astreindre à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, etc. » Cette fois, entend-on dire, pas de doute : on décrit bien une « religion minimale », se bornant aux principes moraux qui sont énoncés : « hommes bons et loyaux, ou homme d’honneur et de probité, etc. ». Certes, mais c’est ici que le saucissonnage du texte conduit aux pires contresens…

En effet, Anderson a précisé, juste avant, que « dans les temps anciens les maçons étaient tenus, dans chaque pays, d’être de la religion, quelle qu’elle fût, de ce pays ou de cette nation, etc. » Mais de quoi parle-t-il au juste ? Ces paroles sont-elles des fleurs de rhétorique ou renvoient-elles à quelque chose de précis ?

L’Angleterre a connu pendant environ 150 ans, entre les années 1530 et l’avènement et la fin du XVIIème siècle, une longue et douloureuse période de guerres, religieuses et politiques à la fois. Ce n’était qu’une des répliques de l’affrontement européen entre les Protestants et les Catholiques. Tout avait commencé en Allemagne, on le sait.[2] Après bien des querelles, on était parvenu, en 1655 à Augsbourg, à une sorte de compromis. Il établissait un principe simple pour  chacun des états du Saint Empire – qui en comptait des centaines, parfois réduits à une simple « ville libre » : la religion obligatoire était celle du souverain de cet Etat. Les princes et les seigneurs étaient désormais libres de choisir, pour eux et leurs sujets, entre les deux confessions chrétiennes. Les sujets en désaccord avec la religion de leur suzerain avaient en revanche le droit d’émigrer ! Cujus regio, ejus religio : c’est sur cette base que la paix relative fut obtenue en Allemagne.

C’est au fond en application de ce principe qu’en France la Réforme fut persécutée : le roi de France était catholique ! En Angleterre, Henri VIII rompit avec Rome pour des motifs matrimoniaux mais lui-même, en dehors de la prééminence du pape, admettait tous les dogmes de la foi catholique. Il n’en fut pas de même de son successeur, le trop jeune Édouard VI, placé sous l’influence d’un entourage qui fit prévaloir une forme de calvinisme. Puis, avec Mary Tudor, Bloody Mary (« Marie la Sanglante »), de funeste mémoire, le catholicisme revint en force en même temps que les bûchers et les échafauds, avant que l’avènement d’Elizabeth Ière ne permette une sorte de compromis final (les XXXIX Articles de 1563) dont devait naître l’anglicanisme – une religion à « géométrie variable ».

 

 1563 : les bases de l'anglicanisme sont enfin posées...

 

Pendant toutes ces années, en Angleterre, c’est au nom du principe « Cujus regio, ejus religio » que les protestants ont été pourchassés par les souverains catholiques, et les catholiques étripés par les souverains protestants ! C’est à cette sombre époque (« dans les temps anciens… »), alors heureusement révolue, que fait évidemment allusion Anderson. Désormais, en Angleterre, quelle que fût l’opinion religieuse du roi, on pouvait avoir la foi de son choix – même si les catholiques furent encore marginalisés et brimés et ne retrouvèrent tous leurs droits qu’en 1829 ! C’est pourquoi, après avoir évoqué « la religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord », et qui repose sur les grand principes moraux communs à toutes les confessions chrétiennes, Anderson souligne que l’on doit laisser naturellement « à chacun ses propres opinions [religieuses], et surtout il ajoute : « quelles que soient les dénominations ou confessions qui aident à la distinguer ». Cette dernière précision recèle encore un piège…

En anglais, le mot « denomination » est un faux ami : il ne veut pas dire simplement « dénomination » comme en français, c’est un mot qui désigne spécifiquement une église particulière ! Chacun, pour Anderson, est en effet nécessairement membre d’une « dénomination » spécifique, c’est-à-dire d’une Église parmi tant d’autres désormais toutes autorisées, de même que chacun adhère à une « confession » – c’est-à-dire une déclaration de foi propre à cette Église. En d’autres termes, si l’on fait la part du style lourd et emberlificoté d’Anderson – un très mauvais écrivain ! –, il dit simplement que tout maçon est nécessairement croyant (« ni athée, ni libertin »), qu’il a donc nécessairement une Église (« dénomination ») mais qu’il est entièrement libre de la choisir et de se retrouver, par conséquent, avec les autres maçons, sur les valeurs morales qui leur sont communes (« cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord »). «  Ainsi, conclut-il,  la maçonnerie devient le Centre d’Union et le moyen de nouer une amitié sincère entre des personnes qui n’auraient que rester perpétuellement étrangères » –  et qui pendant 150 ans n’avaient pas cessé de s’entretuer au nom de leur foi persécutée…

Que l’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de proposer, après tant d’autres, ma propre vision contemporaine des Constitutions de 1723, en tordant plus moins le texte au gré de ma fantaisie ! J’essaie seulement d’éclairer son contexte pour faire saisir comment on le lisait en son temps : Anderson, presbytérien farouche, mais désormais libre de son culte dans une Angleterre anglicane, faisait de la maçonnerie le carrefour tant attendu de tous les chrétiens, croyants et libres. C’est en cela que consiste le fameux « universalisme andersonien » qui donne lieu à tant de méprises – et de récupérations diverses et parfois presque comiques. Que cela nous plaise ou non, que nous adhérions ou non à la vision qu’il exprime – c’est là un autre sujet – il ne faut pas faire dire à Anderson ce qu’il n’a jamais voulu dire, et son texte n’est ni déiste, ni  laïque : une telle idée, s’il avait pu la comprendre, l’eût même évidemment scandalisé…

Au XVIIIème siècle, les Anglais, les plus en avance de leur temps, n’ont pas inventé la laïcité : ils ont conçu et mis en œuvre les droits civiques, le parlementarisme et la liberté religieuse : c’est leur œuvre immortelle, et la maçonnerie en fait partie.

Encore un ultime exemple qui montre, une fois de plus, l’importance du contexte : on entend également souvent dire que dans ce texte, en dehors de l’intitulé du Titre Ier  « Concernant Dieu et la Religion », il n’est jamais question de Dieu ! De là à dire que l’on s’en passait déjà ou que le Grand Architecte de l’Univers y était déjà « un symbole librement interprétable », il n’y a qu’un pas. Que doit-on en penser ?

 

Scan_20150104_190927.jpg

 

 La version de 1723...

 

Simplement ceci : le Titre Ier représente 11  lignes à la page 50 d’un ouvrage qui en compte 91. Je suggère, quant à moi, de lire l’ouvrage en entier, en commençant par la page 1, par exemple…

Le début de l’ouvrage, qui représente 48 pages exactement, est une histoire du métier de maçon et de la franc-maçonnerie – histoire naturellement fabuleuse, légendaire et mythique, mais peu nous importe ici. Elle commence, comme il se doit, au Paradis ! Or que lit-on dans les deux premières lignes du texte ? Ceci : « Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, le Grand Architecte de l’Univers… » No comment.

En veut-on davantage ? Alors passons à la page 24. En évoquant le règne d’Auguste, Anderson insère entre parenthèses un commentaire ainsi conçu : «C’est sous son règne que naquit le Messie de Dieu, le Grand Architecte de l’Eglise ». 

SI j’ose m’exprimer ainsi – moi, l’incorrigible parpaillot –, la messe est dite….

Le prétendu tournant de 1738

Je ne voudrais pas fatiguer mes lecteurs mais il faut évoquer tous les problèmes que suscite une lecture non pertinente d’un texte que, par ignorance ou par désinvolture, l’on détache de la culture qui l’a vu naître. On affirme volontiers que le texte de la version de 1738 (2ème édition des Constitutions) marque un début de « recul dogmatique » par rapport à « l’universalisme » prétendu de la 1ère édition et préfigure l’évolution « abusivement religieuse » dont la maçonnerie britannique nous donnerait encore le spectacle. Voyons donc cela brièvement...

La rédaction du Titre Ier de la version de 1738 diffère en effet de celle de 1723. Elle fut pourtant  publiée sous la signature du même auteur et reçut la même approbation de la Grande Loge de Londres. Or, que dit-elle ?

« I. Concernant Dieu et la Religion

Un maçon est obligé de par sa tenure d’observer la loi morale, comme un vrai Noachide; et s’il comprend bien le Métier, il  ne sera athée stupide ni libertin sans religion, ni n’agira jamais contre la Conscience.

Dans les temps anciens, les Maçons Chrétiens devaient se conformer aux usages chrétiens de chaque pays où ils voyageaient ou travaillaient. Mais la maçonnerie existant en toutes les nations même de religions différentes, le seul devoir est aujourd’hui d’adhérer à cette religion sur laquelle les hommes sont d’accord (laissant à chaque Frère à garder ses opinions particulières), c’est-à-dire d’être hommes bons et vrais, ou hommes d’honneur et de probité, par quelque Noms, Religions ou Croyances qui puissent les distinguer : car ils s’accordent tous sur les trois grands Articles de Noé[3], et c’en est assez pour préserver le ciment de la loge. Ainsi la maçonnerie est le Centre de leur Union, et le moyen de concilier des personnes qui auraient dû, autre­ment, rester perpétuellement éloignées.»

On a prétendu très souvent que cette nouvelle rédaction, évoquant les Noachides, une référence évidemment biblique, préfigurait une sorte de resserrement religieux et « dogmatique »[4] que d’aucuns déplorent dans la maçonnerie anglaise de nos jours. C’est à partie de 1738 que la maçonnerie d’Outre-Manche aurait commencé à s’engager sur une pente dangereuse…

Or, qu’en est-il ?

Ceux et celles qui ont pris la peine de lire tout ce qui précède le comprennent immédiatement : le texte de 1738, bien loin d’être une fermeture, est au contraire une réelle ouverture vers toutes les religions de la Bible, et non seulement vers les Chrétiens, clairement les seuls concernés (Catholiques contre  Protestants) par la première rédaction ! En renvoyant à Noé, bien avant Moïse, on inclut les Juifs qui, précisément commencèrent alors à être admis dans les loges en Angleterre – et en furent bannis presque partout ailleurs en Europe jusqu’à a fin du XVIIIème siècle, voire plus tard ! Rappelons que les lois noachides étaient celles que, selon le judaïsme traditionnel, pouvait suivre tout non-juif pour être considéré comme un « Gentil vertueux », susceptible d’avoir part au « monde à venir ». Dans les Actes des Apôtres, Luc rapporte que, lors du « Concile de Jérusalem » (vers l’an 50), sous la présidence de Jacques et en présence de Pierre, on convint d'imposer aux païens qui se convertissaient à la foi en Jésus-Christ (ce qui ne s'appelait pas encore le christianisme), des obligations inspirées des lois noachides, dont il donne la liste.

La conception de 1738 est certes fondée sur des références religieuses – exactement comme celle de 1723, on l’a vu ! – mais avec une extension qui préfigure l’évolution dite « non demonational » qui sera finalement consacrée par la Grande Loge Unie d’Angleterre, en 1813, lorsque sera achevée ce que les auteurs anglais nomment encore la « déchristianisation du Métier ». Pas du tout l’amorce de la laïcité, là non plus, mais l’affirmation encore plus large de la liberté religieuse.

Un dernier détail, pour monter que, décidément, tout est toujours plus compliqué qu’on ne le croit ! C’est dans cette édition de 1738, prétendument marquée par un « recul dogmatique », que l’on trouve pour la première fois dans un texte maçonnique une expression bien intéressante : « Liberté de conscience » (Liberty of Conscience) !

Non, ce n’est pas une invention du Grand Orient de France à la fin du XIXème siècle – bien qu’il ait donné à ces mots un sens nouveau et différent – mais de la Première Grande Loge au moins dès 1738…et cela désigne alors le droit imprescriptible…de choisir sa religion !

Dans la suite de l’histoire

J’entends ici les clameurs : « Quoi ? Vous prétendez donc qu’il n’y a jamais eu de déistes dans la franc-maçonnerie au XVIIIème siècle ? »…

Mais où aurais-je écrit une telle absurdité ? Bien que sûr que non : je dis seulement que ni Anderson ni Désaguliers n’étaient déistes, et que les Constitutions d’Anderson ne favorisent pas cette vision du monde, rien de plus. L’incroyance est un phénomène qui a commencé à se faire sentir en Europe, et en France notamment, dès le XVIème comme l’avaient déjà montré les travaux fondateurs de L. Febvre[5]. En Angleterre au XVIIIème, et plus encore en France, elle va faire de progrès fulgurants malgré la pression sociale et la censure de l’opinion. Mais elle reste alors un phénomène marginal dans la population générale, toutes les études le montrent aussi[6]. En revanche, une conception épurée, celle d’un Voltaire par exemple, sans doute aussi d’un Montesquieu (qui tous deux furent francs-maçons à presque 50 ans de distance), voire le scepticisme plus net d’un Diderot (qui faillit seulement être initié) et d’un certain nombre d’intellectuels moins connus de leur temps, vont se répandre dans certains milieux cultivés. Or, c’est entre autres ceux où la franc-maçonnerie va recruter. Ce qui veut dire que des athées presque notoires, comme Lalande par exemple, ont pu – en jouant sur les mots, avec leur conscience, ou en passant par un rituel trafiqué ? – devenir francs-maçons. Cela n’est pas douteux.

 

Voltaire.jpg

 Voltaire pensait que les francs-maçons dérivaient des "cornards de Normandie"

 

Je veux simplement souligner un point : les rituels maçonniques, eux, n’ont pas varié tout au long du du XVIIIème siècle – du moins en France jusque dans le dernier quart du siècle sans doute, alors qu’en Angleterre ils ont été définitivement fixés sur ce point. Dès 1745, dans Le Sceau rompu, on lit que le serment maçonnique s’achève par les mots « Et que Dieu me soit en aide. » Cela ne faisait que rependre la formule identique qu’on trouve chez Prichard en 1730, dans Masonry Dissected, ouvrage supposé avoir beaucoup influencé le rituel des Modernes (qui ne seront nommés ainsi que 20 ans plus tard !), et l’on trouve les mêmes mots dans The Three Distinct Knocks, en 1760, présenté comme reflétant le rituel des Anciens – ce qui permet de signaler au passage, j’y reviendrai un jour, qu’il n’y avait pas de différence philosophique ou religieuse essentielle entre les deux. En France, en 1785, lorsque le Grand Orient de France fixe les grades de ce qui allait bientôt s’appeler le Rite Français, il retient une formule du même serment qui commence par ces mots : « …devant le Grand Architecte de l’Univers (qui est Dieu)… ». La mention entre parenthèses disparaitra en revanche de la version imprimée « en  1801 » (?) sous le titre de Régulateur du maçon, mais dans le Guide des Maçons Ecossais « de 1804 », rituel fondateur des grades bleus du REAA en France, la loge est ouverte « Au Nom de Dieu et de Saint Jean d’Ecosse », tandis que le serment lui-même, qui comporte aussi la mention « …du Grand Architecte de l’Univers qui est Dieu », s’achève pas cette prescription : «  Le récipiendaire baise trois la Bible », ce que les maçons anglais n’ont jamais cessé d’observer jusqu’à nos jours.

Pour des rituels « déistes », convenons qu’on aurait pu faire mieux…

De quoi s’agit-il au fond ?

Mais pourquoi revenir sans arrêt sur ces questions ? En fait, observons que cela ne pose qu’en France et dans quelques pays latins qui, depuis la fin du XIXème siècle, ont subi son influence culturelle et intellectuelle, y compris dans la maçonnerie. Les effectifs concernés par le rejet d’une vision traditionnellement religieuse de la maçonnerie ne représentent à peine que 10% des effectifs mondiaux, et 90% d’entre eux se trouvent en France ! C’est à cela que se réduit, soulignons-le, ce que l‘on considère parfois comme la « partage » entre la maçonnerie « libérale et adogmatique » et la maçonnerie « régulière »…

Pour 90% des francs-maçons du monde, de nos jours encore, en effet, la question ne se pose pas et le GADL’U est « un Etre Suprême » – lequel est appelé Dieu, non seulement dans les textes constitutionnels mais aussi et surtout dans les rituels et les serments. Et la Bible est présentée comme la source de tous les enseignements maçonniques, les Anglo-saxons admettant toutefois, par ouverture confessionnelle depuis l’Union de 1813, que l‘on puisse pour le serment – et pour le serment seulement – lui substituer la Livre sacré d’une autre foi religieuse – mais il en faut un qui, par « la sainteté » qui s’y attache, « lie la conscience de celui qui s’engage ».

Tout cela relève de ce qui est officiel, si j’ose dire, de ce qui est écrit et de ce sur quoi on s’engage par serment. Ce n’est pas rien ! Mais, nous le savons tous, la réserve mentale est possible et, depuis l’origine des temps, les hommes ont parfois prêté des serments en croisant les doigts ou en se disant en leur for intérieur qu’ils  le faisaient sous la contrainte, ou qu’ils préféraient ne pas y voir ce qu’on leur demandait d’y voir, ou que cela ne les empêcherait pas de l’interpréter autrement, bref : ils ont juré au nom de ce à quoi, parfois, ils ne croyaient pas vraiment, ou même pas du tout. Certains de ces menteurs avérés firent même une "belle" carrière...

C’est ainsi que j’ai connu, en France surtout, mais aussi dans quelques autres pays – y compris anglo-saxons – des Frères qui ont purement et simplement menti parce que leur seul but était « d’en être », et que cela valait bien, selon eux, un petit parjure : cela ne doit pas être nouveau…

C’est pourquoi, même si je ne partage pas la vision d’une maçonnerie qui ne se réfère ni au sacré, ni à la transcendance, j’ai beaucoup plus de respect pour un Frère (ou une Sœur) qui, en conscience, refuse ces références et le dit, plutôt que pour ceux qui tentent de faire croire, mais en vain, qu’elles ont de la valeur à leurs yeux !

C’est précisément l’affaire de la CMF (désolé de redescendre de quelques étages !) – laquelle nécessitera vraiment qu’on en écrive une histoire détaillée et dépassionnée dans quelques années, comme un véritable cas d’école (j’en ai réuni les éléments) –, qui a relancé  ce débat impossible. Pourquoi ?

Simplement parce que l’on a tenté de faire coïncider la vision classique de Frères issus de la « régularité » (je veux parler de la GLAMF) et qui, en dépit de la probable réserve mentale de nombre d’entre eux – on le voit bien aujourd’hui à leurs déclarations publiques – avaient de jure adopté le point de vue anglo-saxon et s’y étaient engagés par serment sur la Bible, avec la conception de ceux qui, depuis la fin du XIXème siècle, ont toujours professé la plus libre interprétation du « vocable » de Grand Architecte de l’Univers, et ont toujours compté dans leurs rangs une notable proportion d’athées et d’agnostiques (je veux parler de la GLDF).

Lorsque j’ai reçu, à la fin de l’année 2012, la proposition de réponse de la future CMF à l’Appel de Bâle, j’y ai découvert cette formule stipulant que les Obédiences « invoquaient le Grand Architecte de l’Univers ». J’ai aussitôt fait observer que cela ne voulait pas dire grand-chose et ne suffirait pas au regard des Basic Principles de Londres et des mésaventures américaines de la GLDF, retoquée en 2003, dans une atmosphère de vaudeville, par la Commission de reconnaissance des Grandes Loges d’Amérique du nord, sur ce point précisément ! Plusieurs dignitaires ont alors haussé les épaules en m’entendant et ont levé les yeux au ciel. Quelques jours plus tard, l’une des composantes de cette improbable Confédération en genèse proposa ingénument une autre rédaction : le Grand Architecte de l’Univers était remplacé par « Un Etre Suprême et sa Volonté révélée » ! Tollé immédiat ! Branle-bas de combat ! L’union se fissurait déjà ! On maquilla rapidement cette bavure pour revenir à la formulation initiale – avec l’issue que l’on sait. Depuis lors, ladite Grande Loge semble avoir un peu disparu des radars de la CMF et il n’en est plus jamais question dans les déclarations de cette dernière – il s’agit de la GLIF !…

Reprenons nos esprits et soyons tous honnêtes : la franc-maçonnerie française est diverse à l’extrême. C’est une réalité complexe, aux causes multiples, que nous impose l’histoire. Admettons cette diversité comme un fardeau parfois, mais surtout comme un espoir – voir mon post récent. Et n’essayons pas de jouer sur les mots et de nous mentir à nous-mêmes en même temps qu’aux autres. On a le droit d’être et de penser ce que l‘on veut, mais à condition de le dire clairement. D’être un franc-maçon franc du collier ! C’est tout ce que je me borne à dire et ce que je m’efforce – avec difficulté ! – de faire entendre à tous les excités du web et les trolls de blogs qui s’invectivent mutuellement et profèrent des contre-vérités et des demi-mensonges, mais parfois avec l’approbation muette de leurs dignitaires, pour tenter d’avoir raison contre toute évidence et de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Ce faisant, ils déconsidèrent et défigurent la franc-maçonnerie qui, comme l'indiquait dès 1726 un certain Francis Drake, un éminent maçon de son temps, repose sur trois grands principes – qui sont restés ceux de la maçonnerie anglo-saxonne : la Bienfaisance (Relief), la Vérité (Truth) et l’Amour fraternel (Brotherly Love)…

 



[1]  En fait, c’est surtout dans son livre Les trois francs-maçonneries, (Opérative-Spéculative-Dogmatique), ou Histoire évolutive de la franc-maçonnerie, 1954, ouvrage érudit mais aussi plein d'imagination, qu'il a développé ces idées. Il était aussi l'auteur d'un mémorable opuscule intitulé La franc-maçonnerie et le Grand Architecte de l'Univers destructeur de son idéal !!!...

[2] A ce propos, ironie de l’histoire, 2017 sera un double anniversaire : le 500ème de la proclamation des « 95 Thèses » de Luther, qui représente le geste fondateur du protestantisme, et…le 300ème de la création de la Grande Loge de Londres !

[3] Il subsiste d’ailleurs un doute et un débat sur ce que Anderson a précisément en vue. Dans le judaïsme traditionnel, il y a sept lois noachides. Il pourrait cependant s'agir du refus de l’idolâtrie, du blasphème et du meurtre. C'est au fond en cela que consisterait la "religion sur laquelle tous les hommes sont d'accord" évoquée dans la version de 1728...

[4] Dans le jargon maçonnique français contemporain, c’est un euphémisme pour dire – ou justement, ne pas dire ! – « qui a un rapport avec la religion »….

[5] L. Febvre, Le problème de l’incroyance en Europe au XVIème siècle – La religion de Rabelais, 1947.

[6] D. Mornet, dans sa puissante étude, Les origines intellectuelles de la Révolution française, 1715-1787, publiée en 1933, estime que le basculement de l’opinion a commencé à devenir progressivement sensible au tournant des années 1750.   

Les commentaires sont fermés.