Passer Noël à Londres, comme je viens de le faire pour trois jours, est un des plaisirs de la vie. D’abord parce que ce pays a gardé, sans doute davantage que le nôtre, le sens initial – c’est-à-dire religieux – de cette fête fondatrice, à beaucoup d’égards, d’une partie essentielle de notre culture : en Angleterre, il y a en ce moment des crèches un peu partout et des arbres de Noël à tous les coins de rue, dans les commerces, les demeures privées et les bâtiments publics – et nul ne s’en émeut. Il y a même des décorations de Noël devant certains restaurants halal…
Et la reine, dans son discours télévisé, n’omet pas de rappeler que l’exemple de Jésus-Christ, dont on célèbre la naissance (symbolique) en ce jour, a toujours été pour elle « une source d’inspiration tout au long de [sa] vie ». Elle rappelle aussi que la joie de Noël s’adresse non seulement à tous les chrétiens mais aussi à tous ceux qui professent une autre foi, et à tous ceux qui n’en ont aucune et qu’elle n’oublie absolument pas. Et tout le monde trouve cela parfaitement normal, et même touchant : pas de doute, nous sommes bien au Royaume-Uni.
D’autre part, le protestant que je suis, ultra-minoritaire dans un pays post-catholique comme la France, sécularisé à l’extrême, sans doute, mais qui demeure marqué bien plus qu’on ne l’imagine par la mentalité de sa religion traditionnelle, se trouve enfin, de l’autre côté du Channel, dans un pays où il est majoritaire ! Qu’on me pardonne cette satisfaction un peu puérile, j’en conviens, mais elle ajoute pour moi à la joie de Noël. Il y a cependant place pour quelques réflexions…
Une religion improbable
On ne vient à Londres au moment de Noël pour courir les boutiques – c’est pour le 26 décembre, le Boxing Day, où tout le monde se fait des cadeaux – car le 25 tout est fermé, ou presque.
Il me faut donc jouer le jeu des services anglicans que l’on trouve à foison et qui attirent des foules considérables. Résumons ce parcours de Noël :
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Le Carol Service, le 24 décembre, à la cathédrale Saint Paul, œuvre de l’immortel Christopher Wren, présenté par Anderson comme le Grand Maître des francs-maçons en son temps – très douteux, mais bon…–, est un événement tout simplement inaccessible. L’immense nef et sa coupole fabuleuse ne peuvent accueillir les centaines de personnes qui se pressent dès le matin et font la queue pendant des heures pour un service qui commence vers 16 heures ! Nous n’avons pas eu ce courage, alors il faut suivre sur un écran géant placé à quelques pas de la cathédrale, non loin de la plaque apposée il y a quelques années, rappelant que l’auberge A l’Oie et le Gril, où se tint la première Grande Loge, en 1717, se situait à deux pas de là…
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Le 25, à 11 heures, le Christmas Service (Sung Eucharist), que je ne manquerais pour rien au monde puisque ce sera pour nous dans la Royal Chapel in the Savoy, propriété personnelle de la reine, récemment restaurée dans toute sa splendeur du XVIIème siècle, et dont le Révérend titulaire n’est autre que le Chapelain de l’Ordre Royal de Victoria. Mais surtout, c’est dans le petit jardin attenant à la chapelle que se trouve, perdue sous une pelouse qui a tout recouvert, la tombe de Jean-Théophile Désaguliers, inhumé à cet endroit en 1744, et auprès de qui je vais discrètement et anonymement remplir mes devoirs !
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Le 25 encore, mais cette fois vers 15 heures, dans la somptueuse Westminster Abbey, où tous les événements royaux les plus marquants prennent place depuis des siècles, l’Evensong, là encore parmi une foule où, cette fois, il nous a été possible de trouver place, près de l’autel, à côté des magnifiques stalles du chœur.
En regardant, pendant ces deux jours, tout ce qui se passe au cours de ces services religieux de l’Eglise d’Angleterre, avec mon double regard de protestant réformé – habitué à un culte infiniment plus dépouillé : le « cérémonialisme » des anglicans, c’est tout de même quelque chose ! – et de franc-maçon français assez familier de la maçonnerie « Emulation », je souris à plus d’une reprise…
Royal Chapel of the Victorian Order
Au passage, quelle curieuse religion que l’anglicanisme ! C’est ce que le catholicisme aurait pu devenir s’il avait été intelligent, en France et ailleurs, au moment de la Réforme. Tout ici est contraste et paradoxe à nos yeux de post-catholiques – même quand nous sommes « laïques », et peut-être même plus encore dans ce cas !
Prêtres, Chanoines et Evêques sont mariés. Ils portent des ornements sacerdotaux souvent très beaux, volontiers de style XVIIème siècle, du reste très variés, selon la paroisse, mais également l’Ordre (Jarretière, Bain, Victoria, etc.) auquel se rattachent l’église et les célébrants. Car tout, ici, est mêlé : on chante l’hymne national au début du Christmas Service à la Chapelle royale[1] – et naturellement, j’entonne God save the Queen avec ferveur (imaginez un peu la Marseillaise à Notre-Dame !) –, et pendant l’Evening Prayer à Westminster, on dit des prières spéciales à l’intention de la famille de royale…et des membres de l’Honorable Ordre du Bain !
Et pourtant, il ne faut pas se laisser tromper par cette apparence et ce faste : tout est substantiellement protestant, aussi bien l’ordre du culte, la situation, les gestes et les propos des célébrants, que le contenu objectif de la liturgie… avec cette troublante ambigüité qui donne à un protestant convaincu comme moi le délicieux tourment d’être un peu catholique pendant une heure !
Et tout cela est fait avec cette forme si particulière d’élégance en même temps que de détachement, dont les Anglais ont le secret : il faut être sérieux sans se prendre au sérieux. La courtoisie est la première des lois et, dans leur culture, le respect de la conviction intime de chacun doit primer.
La nef de Saint Paul
Cette Eglise pratique une théologie très souple et adaptable, ouverte à toutes les interprétations – les controverses y sont interdites car ce serait une cause inutile de troubles (ça ne vous rappelle rien ?) – et le livret liturgique remis aux participants, à la Chapelle royale, précise que la communion est accordée à tous les chrétiens sans distinction d’aucune sorte ni exigence doctrinale, « selon la coutume immémoriale de l’Eglise d’Angleterre »…
Mais, en poursuivant avec un regard plus aigu, d’autres surprises apparaissent.
Tournez-vous vers l’Orient !
C’est à Westminster que cela me frappe plus que partout ailleurs. Tout d’abord, le ballet si bien ordonné des Churchwardens (« Warden », le mot anglais que l’on traduit en français maçonnique par « Surveillant »…), en costume noir, chemise blanche et nœud papillon, qui encadrent l’installation des gens dans les travées, et portent au cou un collier de tissu bleu foncé (Garter blue, celui de l’Ordre de la Jarretière…et des Grands Officiers de la Grande Loge Unie d’Angleterre !) auquel est suspendu un bijou de métal qui me rappelle étrangement d’autres insignes de même aspect que j’ai vus en loge – plus précisément en chapitre de l’Arc Royal (on y voit des épées, des cannes en sautoir, etc.). Je parie sans grand risque que nombre d’entre eux se retrouvent une demi-douzaine de fois dans l’année, quelque part dans Great Queen Street, où s’élève Freemasons’Hall…
Le chœur de Westminster Abbey
Du reste, dans cette partie la plus « sacrée » de Westminster où nous sommes, le chœur, séparé de la nef par un jubé, une porte monumentale qu’encadrent deux colonnes et que nul ne peut plus franchir une fois le service commencé, les participants sont disposés de part et d’autre de l’allée centrale, se faisant face, comme…mais vous m’avez compris !
Voici justement que s’avance le cortège d’entrée, précédé de deux beadles (huissiers ou bedeaux) portant des cannes que je jurerais d’avoir vu ailleurs. En queue de cortège, bien sûr, le Vénér…euh !...je veux dire le Doyen de Westminster. Il prend place, ses Officiers aussi – enfin, ses Vicaires ! Tout le monde s’assied ensuite…
Je jette alors un coup d’œil vers « l’Orient » où se situe l’autel, typiquement luthérien, très dépouillé : une nappe d’autel, une simple croix, deux chandelles, une Bible, un plat à aumônes et deux vases de roses et de lys …soit exactement, au détail près, ce que nombre de maçons anglais découvriront, beyond the Craft (« au-delà du Métier », c’est-à-dire dans les hauts grades – ou side Degrees ), dans leur Préceptorie du Temple, leur Prieuré de Malte, ou leur Chapitre de Rose-Croix (grade essentiel, en fait presque le seul pratiqué du REAA en Grande-Bretagne où ce Rite est un Christian Order, exigeant la profession publique de foi chrétienne pour y être reçu). Et n’oublions pas qu’un maçon anglais, après quelques années, passe environ deux fois plus de temps dans les side Degrees que dans sa loge « bleue »…
Et puis ce moment savoureux, lorsque l’assistance est invitée à réciter le Crédo. Le livret liturgique porte ici une indication très précise : « Tous se tournent vers l’est » ! Vous avez bien lu, avec ces mots-là : « All face east ». Comme dans une cérémonie émouvante et capitale que connaitra tout Vénérable Maître anglais lorsque, les portes de la loge momentanément refermées sur tous ceux « qui n’en sont pas », le Maître Installateur dira à tous « Tournons-nous vers l’Orient » («Turn to the East » )[2]
Ici, l’Orient c’est naturellement l’autel – qui n’est pas plus à l’est que ne l’est habituellement « l’Orient » de la loge – et où se tient celui que je n’oserai pas appeler le « Vénérable »…car on le nomme ici « Révérend » !...lequel est probablement Grand Chapelain d’un des nombreux Christian Orders de la Maçonnerie britannique.
Ah ! J'allais oublier : le sol du chœur de Westminster Abbey est uniformément carrelé de blanc et de noir...
Faisons un rêve…
J’imagine que certains, parmi ceux qui me lisent, se demandent : « Où veut-il donc en venir ? ». En fait, nulle part en particulier. Nous sommes à Noël et je fais un rêve. Le rêve, non pas de « fermer une porte doucement », comme y songeait récemment un dignitaire maçonnique français (!) – mais d’en ouvrir plusieurs à la fois…
Après avoir entendu et lu, depuis plus de deux ans, les pires sornettes et les contresens les plus navrants, à propos de la maçonnerie « régulière », de la maçonnerie « libérale et adogmatique », de la dérive religieuse prétendues des uns, des audacieuses conceptions religieuses supposées d’Anderson, j’en passe et des meilleures (ou des pires !), je voudrais, dans l’esprit de Noël, apporter une modeste contribution et faire quelques souhaits.
Je rêve que les maçons français « libéraux et adogmatlques », dont je ne suis pas selon leur définition mais parmi lesquels je compte de nombreux amis très chers et dont je ne conteste nullement la qualité maçonnique, prennent quelques cours de culture religieuse, ou d’histoire sociale des religions, avec comme sujet principal l’Angleterre, avant de proférer des affirmations qui m’attristent parfois beaucoup pour eux quand elles sont ridicules et témoignent d’une ignorance absolue du sujet et d’une préoccupante étroitesse d’esprit – qu’ils me pardonnent si je les choque.
Je rêve que l’on se demande pourquoi les Britanniques, qui ont inventé la maçonnerie et qui représentent, à travers tous ceux qui se rattachent à leur vision fondatrice, 90% des effectifs mondiaux, ont eux aussi tant de mal à comprendre pourquoi nous nous refusons à reconnaître cette dimension religieuse de la maçonnerie, qui est d’origine pour eux, dont ils n’ont jamais dévié et qui, surtout, n’est pas un drame à leurs yeux.
Je fais le rêve que l’on comprenne enfin que le divorce intervenu au cours du XIXème siècle, entre l’essentiel de la maçonnerie mondiale – Anglais et Américains en tête de pont – et la plus grande partie de la maçonnerie française, ne résulte aucunement d’une «évolution naturelle » ni surtout proprement maçonnique, mais seulement des conséquences d’un conflit terrible et dévastateur qui a opposé l’Eglise catholique, intolérante et doctrinaire, soutenant tous les gouvernements autoritaires de son temps, à l’Etat républicain, pourtant nullement voué par nature ou par vocation à être, ni anticlérical, ni antireligieux.
Je fais le rêve, puisqu’il n’est pas possible de refaire l’histoire, qu’on admette sa complexité, surtout en France, et qu’on en prenne acte. Ne demandons pas aux francs-maçons anglais, pour qui la dimension religieuse est largement constitutive de l’identité sociale, en maçonnerie comme partout ailleurs chez eux, et qui ont inventé la liberté de conscience (liberty of conscience), expression apparue dans l’édition de 1738 des Constitutions d’Anderson pour y désigner la liberté religieuse, d’adopter notre point de vue « laïque et républicain », comme s’il constituait l’horizon indépassable de la pensée humaine. Depuis plus de de 325 ans ils ont inventé la tolérance religieuse, le parlementarisme et les droits civiques, et ils n’ont plus jamais eu à s’en plaindre, francs-maçons ou non.
Je fais le rêve que les maçons français comprennent que la dualité caricaturale où l’on veut les enfermer, entre une maçonnerie « qui croit au ciel » et une qui n’y croit pas, est absurde, mais que cela ne signifie pas que l’avenir soit à une supra-obédience mixte et laïque qui devrait réunir tout le monde. Non à la pensée unique...
Je rêve que les maçons « réguliers » français ne croient pas que leur conformité avec le mainstream de la maçonnerie mondiale ne leur confère que des droits. Qu’au terme de la terrible crise qui, pendant environ quatre ans, a donné une visage lamentable de la maçonnerie en France et libéré toutes sortes de haines recuites et permis l’étalement sur les blogs d’invectives insensées, et qui s’est heureusement achevée pour eux alors qu’elle aurait pu les emporter, ils s’emploient, tout en restant fidèles aux règles qu’ils ont acceptées et auxquelles ils se soumettent librement, ce que nous devons respecter, à multiplier autant que ce sera possible les messages d’amour fraternel et les gestes de coopération et de bonne volonté – au sens évangélique du terme ! – envers tous les autres maçons français.
Je rêve qu’on se souvienne qu’en Angleterre, si la reine , comme le dit l’adage bien connu, « règne et ne gouverne pas », si l’archevêque de Canterbury, très respecté, n’est pas le pape et ne peut rien faire sans l’approbation de la Communion anglicane, de même le Grand Maître de la GLUA, un aristocrate de haut rang, au nom de qui tout est fait, n’a en pratique qu‘une influence limitée et que c’est avant tout la volonté des loges qui prévaut outre-Manche. Nous autres, prétendus républicains, avons fait de nos Grands Maîtres de petits monarques qui, trop souvent, prennent leur dignité dérisoire au sérieux et se croient investis d’une mission – et conduisent à des naufrages devant un entourage tétanisé ou complice. Puissions-nous devenir monarchistes à la manière anglaise….
Que chacun fasse bien ce qu’il croit devoir faire, avec sincérité et de préférence modestie, sans prétendre détenir l’unique vérité ni se sentir le droit de donner des leçons aux autres.
Je m’éloigne du sujet ? Non, j’y reviens.
L’Eglise d’Angleterre est un modèle de l’Angleterre religieuse, ce qui veut dire qu’elle est unie dans une extrême diversité, et il en va de même de la Grande Loge, en dépit de tout ce qu’on peut croire en France – et c’est un franc-maçon « non reconnu » qui l’affirme, comprenons-le bien ! Voilà pourquoi, peut-être, elle est en paix depuis plus de deux siècles et a conquis le monde maçonnique…
Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que tout restera toujours en l’état, loin de là. Les Anglais changeront quand ils le jugeront utile, et l’on sera peut-être surpris de leur audace ! Mais ce ne sera pas sous l’effet de misérables petites combinaisons parisiennes.
Un dernier constat pour servir de préface à l’avenir. Un détail frappant marque une différence entre l’Eglise d’Angleterre et la Grande Loge Unie, deux institutions que je me suis amusé, un peu par jeu, à rapprocher de toutes sortes de manières : à Saint Paul comme à Westminster, au cours de ces deux derniers jours, la moitié des célébrants étaient des femmes…et l’Eglise d’Angleterre vient pour la première fois d’élever l’une d’entre elles à l’épiscopat !
On a raison de dire que Noël est un jour d’espoir…
[1] C’est également ce qu’on fait en Angleterre avant de commencer les travaux d’une loge…
[2] En anglais maçonnique, le mot East, qui veut naturellement dire est, désigne aussi ce qu’en français on appelle »l’Orient » : le Grand Orient des Pays-Bas se dit, en anglais, Grand East of the Netherlands.