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Elizabeth St Leger, la « First Lady Freemason » : retour sur une histoire singulière

Il est habituel de dire que c’est à la France que revient l’honneur, et plus encore l’audace, d’avoir officiellement initié à la « vraie » franc-maçonnerie – c’est-à-dire celles des hommes (!)[1] -  la première femme, à savoir Maria Deraismes (1828-1894), le 14 janvier 1882, à l’initiative de la loge Les Libres penseurs du Pecq. Après bien des péripéties – et un abandon en rase campagne de Maria Deraismes pendant plus de dix ans ! – il devait en résulter la création, en 1893, de ce qui allait devenir l’Ordre maçonnique mixte international le Droit Humain.

Pourtant, la réalité de l’histoire est plus complexe. Il n’est évidemment pas question de nier l’importance de l’initiation de Maria Deraismes dans l’histoire maçonnique française…mais elle ne fut pas la première femme franc-maçon. Une jeune fille irlandaise l’avait précédée de plus 180 ans !...

Le récit canonique de l’initiation d’Elizabeth St Leger

La famille anglo-normande des Saint Leger compte sans doute parmi les plus anciennes de l’aristocratie coloniale irlandaise : ses fondateurs avaient déjà suivi Guillaume le Conquérant parti à l’assaut de l’Angleterre. Demeurés toujours proches de la famille royale, les St Leger se virent confier différentes missions de confiance et, quand l’Angleterre décida d’affermir son emprise sur l’Irlande, au XVIème siècle, c’est Sir Antony St Leger, Chevalier de Jarretière, que le roi Henri VIII nomma Lord Lieutenant d’Irlande, en 1540.

En 1693, l’un de ses descendants, le Très Honorable Arthur St Leger, 1er Baron Kylmaden et Vicomte Doneraile, eut une fille, prénommée Elizabeth. Elle vit le jour dans l’austère demeure familiale, à Doneraile Court, dans le Comté de Cork.

A cette époque, il n’y avait pas encore d’autorité centrale de la franc-maçonnerie – en Irlande pas davantage qu’en Angleterre, au demeurant – mais des loges éparses, dont on sait peu de choses, hormis le fait qu’elles existaient déjà, se réunissaient de temps à autre. On dispose d’un témoignage d’activité maçonnique à Dublin dès 1688, mais la Grande Loge n’eut d’existence certaine qu’en 1725. On ne  sait d’ailleurs ni où, ni quand le Vicomte Doneraile avait été lui-même initié, mais il est possible que cela se soit produit dès 1703 à Londres. Toujours est-il que vers 1710 il avait pour habitude de réunir une loge dans son château – les membres, apparemment peu nombreux, en étaient essentiellement ses fils, ses neveux et quelques proches de sa famille. Elle tenait ses assemblées dans une grande salle située au rez-de-chaussée du manoir Doneraile, dont le plan nous est parvenu. On y repère sans difficulté que cette salle jouxtait une bibliothèque.

 

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 Doneraile Court (Comté de Cork)

 

Un jour, aux alentours de 1710 ou de 1712 (la date demeure incertaine) – Elizabeth avait environ 17 ou 18 ans –, par un sombre et triste après-midi d’hiver, la jeune fille s’était retirée dans la bibliothèque pour y lire un peu…et s’y était endormie !

Au bout de quelque temps, elle fut éveillée par l’éclat de fortes voix. Tirée de son sommeil,  elle chercha la cause de ces bruits et ne tarda pas à la découvrir. Le mur mitoyen entre la bibliothèque et la  grande salle, où se tenait la loge, était alors en travaux. On avait détruit une partie de ce mur qui n’était pas encore entièrement réparé. Une tenture masquait sans doute grossièrement l’ouverture pratiquée dans la cloison : c’est par elle que les voix qui retentissaient dans la grande salle étaient parvenues aux oreilles d’Elizabeth.

Poussée par une curiosité naturelle et « innocente », Elizabeth écarta  le rideau et regarda au travers du mur ! Ce qu’elle vit la pétrifia, et ce qu’elle entendit plus encore…

On ignore, à vrai dire, à quel moment de la tenue Elizabeth exerça cette coupable indiscrétion. On peut cependant déduire de sa réaction qu’elle vit peut-être la phase finale d’une initiation – les loges, en ce temps-là ne se réunissait guère que pour conduire des cérémonies – au cours de laquelle le candidat prête un serment assorti de terribles châtiments s’il manque à son engagement de secret. En un instant, la jeune fille réalisa qu’elle avait surpris des informations très sensibles alors que nul ne lui en avait donné le droit. Prise de panique, craignant d’être découverte, elle se rua vers la sortie de la bibliothèque dont la porte donnait dans le grand hall d’entrée du manoir, sans doute décidée à regagner furtivement sa chambre…

 

 

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Plan du rez-de-chaussé du manoir (détail)

la "Lodge Room" (en haut) est mitoyenne de la "Library" (en bas)

Noter la position du Tuileur (Tyler)

 

Comme le plan ci-dessus permet de le constater, la porte de la grande salle était immédiatement située à côté de celle de la bibliothèque. Or, devant cette porte se tenait le Tuileur de la loge. Ce dernier n’était autre que le régisseur du domaine, un homme qui avait sans doute connu Elizabeth depuis son enfance et ressentait de l’affection pour une enfant sage et habituellement souriante. Voyant la mine effrayée d’Elizabeth, et parfaitement informé des travaux en cours, il ne mit guère de temps à comprendre ce qui venait de se passer. Un moment partagé entre la loyauté envers son maître et sa loge mais aussi soucieux de protéger la jeune fille, le régisseur hésita un instant. Puis il se résolut à frapper à la porte de la grande salle pour prévenir le Vénérable, c’est-à-dire le Vicomte Doneraile, de ce qui venait de se produire. Doneraile et les autres Frères de la loge sortirent dans le hall puis se rendirent dans la bibliothèque avec Elizabeth : dès lors, son « forfait » ne fut plus douteux...

 Une longue discussion s’engagea. Que faire ? Le cas ne s’était manifestement jamais produit. Les plus anciens textes maçonniques connus à cette époque sont manuscrits et aucune divulgation publique, imprimée, des secrets de la maçonnerie n’avait encore eu lieu. De plus, dans une société alors très patriarcale où les femmes demeuraient d’éternelles mineures, passant du joug de leur père à celui de leur mari sans avoir le droit d’accomplir pratiquement aucun acte juridique sans l’autorisation expresse de leur « tuteur », celles-ci ne pouvaient prendre part à une loge – non  seulement parce que la mixité eût été jugée attentatoire aux bonnes mœurs, mais aussi parce que les femmes, d’une manière générale, ne pouvaient de leur propre chef prêter un serment, même devant un tribunal, sans la permission, voire la présence effective de leur géniteur ou de leur époux !

Or, ce jour-là, le Vénérable de la loge  était le propre père de la charmante coupable ! On délibéra finalement de lui faire passer les épreuves de l’initiation et elle prêta serment entre les mains de son « Vénérable Père »…

 

 

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 The Lady Freemason (1693-1773)

 

Ce récit peut sembler une légende, une fable plaisante. Pourtant, à la différence de quelques autres récits plus tardifs, rapportant des faits comparables mais dépourvus de toute base documentaire, cette histoire n’a jamais été contestée, ne serait-ce que parce la qualité maçonnique d’Elizabteh St Leger est en effet au-dessus de toute contestation possible. On possède d’elle un portait en décors maçonniques et son tablier a été conservé jusqu’à nos jours dans sa famille ainsi que deux bijoux maçonniques lui ayant appartenu nous sont parvenus. Enfin, son neveu le 3ème Vicomte Doneraile, fut Grand Maître en Irlande en 1740. Elle est unanimement considérée dans la maçonnerie irlandaise comme la première – et l’unique ! – « Lady Freemason ».

 

 

Tabier StLeger.jpg

 

 Le tablier de Miss St Leger

 

La suite de l’histoire

On dispose d’ailleurs d’autres éléments sur la « carrière » maçonnique d’Elizabeth St Leger.

La gravure classique qui la présente en décors maçonniques la montre au signe de Compagnon. Il faut rappeler que le grade de Maître, introduit en Angleterre vers 1725, ne fut diffusé que progressivement et qu’en de nombreux endroits il demeura inconnu pendant encore quelques décennies. Au début du XVIIIème siècle, en tout cas, le parcours maçonnique s’achève au grade de Compagnon – souvent donné le même soir que le grade d’Apprenti et dans la même cérémonie.

A la différence de Maria Deraismes, Elizabeth ne fut nullement reniée après son initiation, bien au contraire. Un témoignage publié en 1811, écrit par un descendant d’un des membres de la loge de la Lady Freemason, affirme même qu’Elizabeth présida ensuite la loge en qualité de Vénérable Maître ! Rappelons que c’était alors parfaitement possible à tout Compagnon – en témoigne encore le fait, en Angleterre, que l’installation du Vénérable et sa prestation de serment se font justement au deuxième grade.

Elizabeth demeura toute sa vie entourée de francs-maçons : à commencer par son mari, épousé avant 1718, Richard Aldworth, qui avait lui-même assisté à son initiation !  Le texte de 1811, fondé sur des témoignages de contemporains de Mrs Aldworth, précise encore « qu’elle vénérait tellement la maçonnerie qu’elle ne supportait pas qu’on en parlât légèrement en sa présence ». Il est également rapporté qu’elle prit part à de nombreuses processions maçonniques – des événements fréquents à cette époque –, conduisant les membres de sa loge dans un carrosse…

Elle mourut à 80 ans, en 1773, et la plaque apposée près de sa sépulture porte la mémoire de sa singulière équipée...

 

 

Plaque St Lger.jpg

 

Réflexions sur un hapax

Ne commettons pas d’erreur sur le sens de cette histoire : pour vraie qu’elle soit, elle constitue ce qu’on appelle un « hapax » – un fait unique et sans suite…

Jamais aucune autre femme ne fut initiée en Irlande et, naturellement, membre de l’aristocratie anglo-irlandaise, parfaitement à l’aise dans l’ordre social de son temps, jamais Elizabeth St Leger n’a posé la moindre revendication au sujet de  la « libération » des femmes. Là encore, l’histoire de Marias Deraismes, près de deux siècles plus tard, dans la France républicaine, est d’une tout autre nature  et demeure fondatrice de bien autre chose !

Mais l’initiation d’Elizabeth St Leger présente un autre intérêt. On sait que les Constitutions d’Anderson – que celles de Pennell, publiées en Irlande sept ans plus tard, reprennent pour l’essentiel – proscrivent de l’initiation maçonnique « les esclaves, les femmes et les gens immoraux » (!) C’est sur cette référence que des milieux maçonniques français, notamment ceux qui, paradoxalement, se veulent parfois « pré-andersoniens », fondent leur éviction des femmes. Plus fondamentalement, ils affirment aussi qu’en dehors du « trouble » que leur présence peut induire dans une loge où siègent aussi des hommes, c’est par « nature » en quelque sorte, que les femmes sont inaptes à l’initiation maçonnique « qui ne présente que des figures masculines » – une certaine critique guénonienne le dit aussi, assez ouvertement.

Or, l’exemple irlandais prouve exactement le contraire. Certes, les convenances et les usages ne rendaient pas envisageable que des femmes fussent admises en nombre dans les loges irlandaises à cette époque mais, confrontés à un cas extrême, les Frères n’ont alors pas estimé que l’initiation d’une femme fût « ontologiquement » impensable. Plus encore, on n’a pas renié Elizabeth, je l’ai dit, elle fut constamment « reconnue », admise en loge et même honorée. Les maçons irlandais du début du XVIIIème siècle – presque la préhistoire de la maçonnerie spéculative – connaissaient-ils vraiment si mal la franc-maçonnerie, et la comprenaient-ils beaucoup moins bien que nous ?

A chacun d’en juger…

 

PS Une loge d'études et de recherches de la Loge Nationale Française (LNF) portant le nom d'Elizabeth St Leger existe de nos jours - j'en suis le fondateur -, elle travaille au Rite Anglais Style Emulation et, naturellement, elle reçoit les Sœurs à toutes ses tenues...



[1] Je ne reprends évidemment pas à mon compte cette présentation de la « vraie franc-maçonnerie » comme opposée à la Maçonnerie d’adoption, dite « des Dames »,  qui serait « fausse » ! Je me borne à citer une thèse classique…

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