Je poursuis l'enquête initiée dans les deux premiers volets de ce post (1 et 2).
Les sources de la légende d'Hiram
Tenter de retrouver les origines de la légende d’Hiram est un exercice plus difficile qu’il n’y paraît, si l’on veut rester rigoureux - on a beaucoup divagué à ce sujet...
On peut naturellement assigner à cette légende des sources mythologiques diverses et trouver, en cherchant un peu dans l’histoire des peuplades anciennes et des religions antiques, égyptienne, gréco-romaine, voire celtique, nombre de récits sacrés et de mythes pouvant constituer autant de modèles. Les auteurs qui se sont penchés sur cette question n’y ont du reste pas manqué. Nous ne reviendrons pas, pour notre part, sur ces antécédents lointains, qui ne peuvent tout au plus être évoqués que comme autant d’archétypes, de figures universelles, du héros ou du « dieu qui meurt » (Frazer). Ces références peuvent en effet sembler séduisantes, cependant elles ne sont certainement pas pertinentes.
L’erreur que commettent généralement, pour des raisons diverses, ceux qui mettent en avant ces sources prétendues, est de croire, ou de feindre de croire, que cette légende vient du fond des âges, comme l’héritière naturelle des mythes les plus reculés, dont elle serait l’un des ultimes rejetons. Nous avons vu, et nous aurons encore l’occasion de le montrer plus loin, qu’il n’en est rien. Le caractère factice de la légende d’Hiram, sa création moderne, probablement dans les premières années du XVIIIe siècle, ne peut plus faire le moindre doute.
Le problème de ses origines est donc posé de manière bien différente.
Pour le résoudre, il ne faut surtout pas méconnaître le climat intellectuel et spirituel dans lequel évoluaient, et les sources historiques et traditionnelles dont disposaient, ceux qui, à cette époque, étaient en mesure de forger cette légende. Or ces milieux, s’ils ne nous sont pas explicitement connus, sont pourtant assez clairement identifiables. Autour de Désaguliers et d’Anderson, c’est un monde – nouveau dans le Métier – de lettrés et de « savants Docteurs », pétris de Bible et d’humanités classiques, mais également soucieux de se rattacher aux anciennes traditions du Métier. N’oublions pas qu’Anderson se donne un mal considérable pour montrer, contre toute évidence, que la Grande Loge de 1717, création profondément originale, sans aucun précédent dans le pays, n’était que le réveil « revival », d’une mythique et ancestrale Grande Loge à laquelle tout le monde aurait voulu croire.
Les antécédents immédiats de la légende : le Ms Graham (1726)
Les diverses hypothèses proposées, on le voit, pour tenter de retrouver les sources de la légende d’Hiram, se heurtent le plus souvent à de considérables difficultés. Outre qu’elles empruntent à des thèmes mythiques ou légendaires généralement sans rapport réel et manifeste avec le Métier, elles ne contiennent d’ordinaire qu’un des éléments de cette légende, pour l’essentiel, le meurtre du bâtisseur. On pourrait du reste, en examinant l’histoire générale de l’Angleterre depuis le XVIIe siècle, trouver d’autres meurtres injustes, et divers auteurs n’ont pas manqué d’échafauder ainsi les théories les plus diverses, et souvent les plus fantaisistes.
Un document tranche nettement, cependant, sur toutes ces sources alléguées et approximatives. Il s’agit d’un manuscrit daté du 24 octobre 1726, le Ms Graham, longtemps méconnu, et qui fut présenté et étudié pour la première fois par le célèbre chercheur anglais H. Poole, en 1937. L’apport de ce texte à la recherche des sources de la légende d’Hiram apparaît capital.
Le document se présente d’abord comme un catéchisme, en beaucoup de points comparable à ceux
connus pour les années 1724-1725. Certaines des questions et des réponses qui y figurent se retrouvent en effet, presque textuellement, dans quelques-uns de ces textes, notamment dans un manuscrit de 1724, The Whole Institution of Masonry, et un document imprimé de 1725, The Whole Institutions of Free-Masons Opened. Ces similitudes sont importantes à souligner, car elles établissent que le Ms Graham n’est nullement un texte isolé et atypique, mais qu’il s’insère incontestablement dans un courant d’instructions maçonniques
reconnues et diffusées en Angleterre à cette époque. On doit enfin particulièrement noter la tonalité chrétienne fortement affirmée des explications symboliques qui y sont proposées.
À la fin du catéchisme proprement dit, on nous apprend que « par tradition et aussi par référence à l’Écriture », « Sem Cham et Japhet eurent à se rendre sur la tombe de leur père Noé pour essayer d’y découvrir quelque chose à son sujet qui les guiderait vers le puissant secret que détenait ce fameux prédicateur. »
Ms Graham
Suivent alors trois récits distincts, trois légendes qu’il convient d’examiner en détail.
Première légende :
« Ces trois hommes étaient déjà convenus que s’ils ne découvraient pas le véritable secret lui-même, la première chose qu’ils découvriraient leur tiendrait lieu de secret. Ils ne doutaient pas, mais croyaient très fermement que Dieu pouvait et voudrait révéler sa volonté, par la grâce de leur foi, de leur prière et de leur soumission ; de sorte que ce qu’ils découvriraient se révélerait aussi utile pour eux que s’ils avaient reçu le secret dès le commencement, de Dieu en personne, à la source même.
Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent rien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha, et ainsi de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude. Alors, ils relevèrent le corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et main dans le dos, et s’écrièrent : « Aide-nous, 0 Père ». Comme s’ils avaient dit : « 0 Père du ciel aide-nous maintenant, car notre père terrestre ne le peut pas. »
Ils reposèrent ensuite le cadavre, ne sachant qu’en faire. L’un d’eux dit alors : « II y a de la moelle dans cet os » [Marrow in this bone] ; le second dit : « Mais c’est un os sec »; et le troisième dit : « il pue ».
Ils s’accordèrent alors pour donner à cela un nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours. »
Seconde légende : (Elle est exposée sans lien apparent avec la précédente.)
« Pendant le règne du roi Alboin naquit Betsaléel, qui fut appelé ainsi par Dieu avant même d’être conçu. Et ce saint connut par inspiration que les titres secrets et les attributs essentiels de Dieu étaient protecteurs, et il édifia en s’appuyant dessus, de sorte qu’aucun esprit malin et destructeur n’osa s’essayer à renverser l’œuvre de ses mains.
Aussi ses ouvrages devinrent si fameux, que les deux plus jeunes frères du roi Alboin, déjà nommé, voulurent être instruits par lui de sa noble manière de bâtir. Il accepta à la condition qu’ils ne la révèlent pas sans que quelqu’un soit avec eux pour composer une triple voix. Ainsi ils en firent le serment et il leur enseigna les parties théorique et pratique de la maçonnerie ; et ils travaillèrent. […]
Cependant Betsaléel, sentant venir la mort, désira qu’on l’enterre dans la vallée de Josaphat et que fut gravée une épitaphe selon son mérite. Cela fut accompli par ces deux princes, et il fut inscrit ce qui suit : « Ci-gît la fleur de la maçonnerie, supérieure à beaucoup d’autres, compagnon d’un roi, et frère de deux princes. Ci-gît le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés. »
Troisième légende : (Sans nulle transition, là encore, un dernier récit est proposé au lecteur.)
« Voici tout ce qui se rapporte au règne du roi Salomon, [fils de David], qui commença à édifier la Maison du Seigneur : […] nous lisons au Premier Livre des Rois, chapitre VII, verset 13, que Salomon envoya chercher Hiram à Tyr. C’était le fils d’une veuve de la tribu de Nephtali et son père était un Tyrien qui travaillait le bronze. Hiram était rempli de sagesse et d’habileté pour réaliser toutes sortes d’ouvrages en bronze. Il se rendit auprès du roi Salomon et lui consacra tout son travail. […] Ainsi par le présent passage de l’Écriture on doit reconnaître que ce fils d’une veuve, nommé Hiram, avait reçu une inspiration divine, ainsi que le sage roi Salomon ou encore le saint Betsaléel. Or, il est rapporté par la Tradition que lors de cette construction, il y aurait eu querelle entre les manoeuvres et les maçons au sujet des salaires. Et pour apaiser tout le monde et obtenir un accord, le sage roi aurait
dit : « que chacun de vous soit satisfait, car vous serez tous rétribués de la même manière. » Mais il donna aux maçons un signe que les manoeuvres ne connaissaient pas. Et celui qui pouvait faire ce signe à l’endroit où étaient remis les salaires, était payé comme les maçons ; les manoeuvres ne le connaissant pas, étaient payés comme auparavant.
[…] Ainsi le travail se poursuivit et progressa et il ne pouvait guère se mal dérouler, puisqu’ils travaillaient pour un si bon maître, et avaient l’homme le plus sage comme surveillant. […] Pour avoir la preuve de cela. Lisez les 6è et 7è [chapitres] du premier Livre des Rois, vous y trouverez les merveilleux travaux d’Hiram lors de la construction de la Maison du Seigneur. Quand tout fut terminé, les secrets de la maçonnerie furent mis en bon ordre, comme ils le sont maintenant et le seront jusqu’à la fin du monde […]»
On mesure sans peine l’importance et l’intérêt majeur des trois récits. Soulignons-en simplement les points essentiels.
Le premier récit du Ms Graham est aussi le premier texte de l’histoire maçonnique qui décrive un rite de relèvement d’un cadavre associé aux Cinq Points du Compagnonnage, attestés pour leur part, dès 1696 dans les textes écossais. Le but est de tenter de retrouver un secret – dont on ne sait du reste à quoi il tient – qui a été perdu par la mort de son détenteur. On y associe un jeu de mots probable avec « Marrow in the Bone », évoquant assez clairement une expression en M.B. Il est évident que cela est lié « au nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours », lequel apparaît bien comme un secret de substitution. La particularité la plus remarquable est qu’on ne voit ici aucun lien avec l’art de la Maçonnerie, et surtout que le personnage central n’est pas Hiram, mais Noé…
Le second récit nous dépeint la personnalité de Betsaléel, possesseur de secrets merveilleux liés au Métier, qui seront communiqués seulement à deux princes. Le point important nous semble ici l’épitaphe, évoquant « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés. ». Ce thème, notons-le, est absent de la première légende.
Enfin le troisième récit met en scène Hiram, « surveillant le plus sage de la terre », et qui contrôlait probablement la transmission aux bons ouvriers du « signe » qui donnait droit à la paye des « maçons ». Notons surtout qu’ici les secrets sont et demeurent bien gardés, qu’Hiram achève le Temple, et qu’il ne meurt pas de mort violente…
La simple lecture de ces trois récits impose une constatation immédiate : leur superposition nous donne presque intégralement, en substance la légende d’Hiram telle que la rapporte pour la première fois Prichard en 1730. L’innovation majeure est qu’Hiram – dont le rôle, honorable mais modeste, dans le Ms Graham, est conforme au peu qu’on dit de lui dans tous les Anciens Devoirs –, y est alors substitué à Noé dans le rite du relèvement. C’est Hiram, en outre, et non plus Betsaléel, à qui désormais appartiennent « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés ». Mais la troisième légende du Ms Graham n’indiquait-elle pas qu’Hiram avait reçu une inspiration divine comme « le saint Betsaléel »?
Retenons pour l’instant que le caractère essentiellement composite du personnage d’Hiram Abif de la légende du troisième grade de Prichard, déjà évoqué pour diverses raisons, nous l’avons vu, apparaît ici sans équivoque. La légende d’Hiram, à quelque source d’inspiration plus ou moins antique qu’on puisse ou veuille la rattacher est, sans plus aucun doute possible, une synthèse tardive de plusieurs récits légendaires dont l’ancienneté ne nous est du reste pas connue. La légende des trois fils de Noé, compte tenu du rôle que joue ce personnage dans l’histoire traditionnelle du Métier des Anciens Devoirs, de même que la version de la vie d’Hiram rapportée dans le Ms Graham, sont tellement conformes aux plus vieux textes de la tradition maçonnique anglaise, qu’on peut fortement suggérer, sans naturellement pouvoir l’affirmer, qu’elles faisaient sans doute partie d’un légendaire assez ancien, propre au Métier.
Quoi qu’il en soit, il est établi qu’en 1726 – année où, pour la première fois dans les annales de la Franc- Maçonnerie, nous avons la preuve documentaire de réceptions à un troisième grade à Londres – un texte maçonnique nous montre donc que cette synthèse, si elle avait déjà été effectuée, n’était même pas encore connue de tous. C’est là, il faut le souligner, un acquis majeur de la recherche.
J’interromps ici l’analyse des sources de cette légende, en sachant que nombre d’autres points pourraient être soulevés, et que plusieurs questions annexes demeurent sans réponse. J’ai simplement voulu saisir l’exemple de cette légende majeure de la tradition maçonnique pour suggérer de quelle manière la maçonnerie avait pu s’en doter, et montrer surtout quelle complexité se trouve enfouie sous l’apparente simplicité du récit que la maçonnerie transmet depuis environ 280 ans. (à suivre)