Voici le dernier volet dont les épisodes précédents sont consultables ici: 1, 2, 3
Une transition majeure ?
Je voudrais pour finir, proposer quelques remarques plus générales.
Lorsqu’en 1691, un pasteur écossais, Robert Kirk définit la maçonnerie, il écrit simplement :
« C’est une sorte de tradition rabbinique en forme de commentaire sur Jackin et Boaz, le nom des colonnes du temple de Salomon ».
La Maçonnerie est alors simple – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas riche – et semble structurée par les deux colonnes du Temple de Salomon. C’est une Maçonnerie sans légende opératoire si l’on me permet cette expression. En ce sens le grade de Maître hiramique a bien introduit une innovation au moins aussi considérable que la formation d’une Grande Loge dès 1717, mais surtout entre 1719 et 1723. On pourrait du reste porter les deux initiatives au crédit des mêmes personnages, entendez des mêmes « savants docteurs » si violemment dénoncés par Briscoe dès 1724.
Quand on se livre, comme j’ai tenté de le faire ici, à une sorte d’archéologie de la légende d’Hiram, on peut entrevoir sans difficulté qu’elle a été savamment élaborée pour orner une maçonnerie d’un genre nouveau, plus subtil, plus sophistiqué, comme l’on voudra, peut-être aussi plus aristocratique et plus choisi, plus substantiel pour des esprits élevés. Apportant dans les rituels le même raffinement littéraire, biblique et légendaire pour tout dire, qu’avait apporté Anderson lui-même dans la réécriture complète de l’Histoire du Métier à laquelle il s’était livré, pour le compte de la Première Grande Loge, à peine quelques années plus tôt – ou peut-être, précisément, à la même époque et dans un même mouvement.
Je veux suggérer ici que si l’histoire de la légende d’Hiram n’est pas exactement superposable à l’histoire du grade de Maître, qui la comprend sans s’y inscrire entièrement, cette légende constitue certainement dans l’histoire de la première Maçonnerie spéculative, une transition majeure. À la différence des légendes du Métier, plus ou moins modifiées, d’âge en d’âge, au gré des transmissions, des mémoires plus ou moins fidèles et de l’imagination collective, sans perspective ni plan concerté, toutes choses dont elle a pu s’inspirer nous l’avons vu, la légende d’Hiram traduit en revanche une volonté, et c’est un fait radicalement nouveau. Elle résulte d’une démarche consciente et calculée visant à l’élaboration de contenus renouvelés, au service d’une vision différente de l’institution maçonnique. Elle avait pour objet, en structurant un autre grade, de créer au moins autant une aristocratie maçonnique que de favoriser une maçonnerie aristocratique. Cette légende, qui trahit irrésistiblement un travail d’érudit, fut très probablement, dans son principe même, un instrument politique dans la jeune Grande Loge de Londres.
Toutefois l’histoire, comme bien souvent, en vint à transcender ses acteurs qui s’en croient trop volontiers les auteurs. La légende d’Hiram, sa mission accomplie, le nouveau grade de Maître mis en œuvre et imposé peu à peu, se mit à vivre de sa vie propre, incontrôlable et imprévisible. Elle créait un concept nouveau, promis à un destin fabuleux, et qui devait se décliner à l’infini dans les hauts grades dont elle fut le modèle fondateur. N’est-il pas clair que les plus anciens de ces hauts grades reposent sur des gloses, parfois laborieuses et pénibles, sur les à-côtés, les antécédents ou les conséquences de la mort d’Hiram?
On s’est du reste interrogé sur ce qui serait advenu si la légende ne s’était pas conclue, telle que Prichard la rapporte, par un mot perdu, un mot substitué et un architecte tragiquement disparu. On voit en effet sans difficulté la faille de ce schéma : il faudra bien retrouver le mot perdu et remplacer l’architecte, voici de quoi écrire cinq ou six autres légendes et autant de nouveaux grades. Si la maçonnerie se lança aussitôt, et pour plusieurs décennies, dans une prodigieuse et parfois folle entreprise créatrice de grades à la recherche de la Parole perdue, n’est-ce pas simplement parce que les auteurs de la légende fondatrice l’ont construite comme un récit ouvert et inachevé ? Maladresse ou génie ? Nul ne peut répondre.