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Pierres vivantes - Page 2

  • Voyager dans ce blog (1)

     

    La navigation dans les quelque 130 notes de ce blog n'est pas forcément chose aisée et les outils de recherche sont peu évolués, je dois le reconnaitre.

    C'est pourquoi, avec chaque nouvelle note (ci-dessous celle du jour : "En parcourant The Square"), je vous proposerai désormais une navigation thématique, plus ou moins liée à la nouvelle note, qui vous permettra d'aller à des notes parfois déjà anciennes qui pourront vous intéresser.

    Je vous en propose donc deux:

     

    La maçonnerie pure en ancienne ne consiste qu'en trois grades et trois seulement ? (1) et (2)

     

    La maçonnerie anglo-saxonne dans ses œuvres (vidéo australienne)

  • En parcourant The Square

    La lecture du magazine maçonnique bimensuel The Square est un exercice auquel devraient se livrer régulièrement – qu’ils soient « réguliers » ou non ! – les francs-maçons français qui souhaitent mieux comprendre la franc-maçonnerie, sortir du cadre intellectuel de la seule maçonnerie française qu’ils connaissent, toucher des yeux sinon des doigts – si j’ose ainsi m’exprimer – la réalité internationale d’une « Fraternité universelle », comme ils se plaisent souvent à le répéter d’un air grave mais qui, pour l’immense majorité d’entre eux, se réduit à leurs tenues bimensuelles, à de rares visites dans d’autres loges de leur Obédience le plus souvent, voire à la participation à un « Congrès régional » ou même au « Convent » – deux types d’événements qui ne nous apprennent jamais grand-chose d’intéressant sur la maçonnerie…

    Pour ma part, je lis attentivement The Square – qui s’intitulait jadis Masonic Square – depuis plus de trente ans, et j’y ai appris beaucoup de choses intéressantes ou curieuses. D’une part en tant que maçon français qui peut relativiser son savoir et sa vision maçonnique, mais aussi sur la maçonnerie anglaise, réputée immuable selon beaucoup de gens et que j’ai vu bouger de plus en plus nettement depuis des années. Je précise que The Square est un magazine de grande qualité, complètement indépendant de la Grande Loge Unie d’Angleterre. Le dernier numéro disponible, paru en septembre 2016, en apporte une preuve nouvelle. J’y ai relevé deux articles publiés à la suite l’un de l’autre – sans doute par hasard – qui résument parfaitement tous les malentendus qui existent entre la maçonnerie française et la maçonnerie britannique.

    Une visite décevante

    Le premier article dont je souhaiterais parler est celui de Bob Mellor, consacré à l’exposition qui s’est tenue au milieu de l’année à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Notre ami anglais l’a visitée et en est revenu profondément déçu, c’est le moins qu’on puisse dire…

    Nombre de ceux qui, comme moi, ont eu le plaisir d’en suivre la préparation – un événement unique en son genre en France – et de la découvrir parmi les quelques privilégiés invités pour la « pré-inauguration », pourront s’étonner, voire se formaliser, d’un jugement aussi négatif. Rien ne semble avoir plu à notre visiteur, qu’on en juge [mes commentaires personnels sont en italiques entre crochets] :

    « La lumière est faible, les mur sombres ou noirs et cela donne comme un effet de mausolée [merci pour le metteur en scène de l’expo !]. Les pièces les plus pittoresques et frappantes sont les posters antimaçonniques. Ils montrent, encore une fois, les aspects sataniques et occultes supposés de la maçonnerie […] Tout en français [à Paris, c’est assez logique…] Je n’ai rien pu voir sur les aspects modernes de la franc-maçonnerie, ses actions de bienfaisance, ses aspects sociaux, ses liens fraternels et son réseau mondial […] – en tout cas rien qui puisse persuader le visiteur qu’elle ne va pas mourir et qu’elle peut encore attirer à elle des hommes (et des femmes). »

    Mais la partie de punching-ball se poursuit : « Il y avait deux vidéos de commentaires par les Grands Maîtres du Grand Orient, de la Grande Loge et de la Grande Loge Nationale. Aucun n’est apparu comme une bon ambassadeur pour la franc-maçonnerie et l’un d’entre semblait se remettre d’une bringue [sic ! angl. « binge »] - ou bien ne s’en remettait-il vraiment pas ? [sur ce point, je crois comprendre mais je m’abstiendrai de tout commentaire] »

    Notre visiteur exténué d’ennui est ensuite passé par la librairie de l’exposition : « Il y avait plein de livres et un très gros ouvrage illustré avec la description des pièces exposées [il s’agissait, je pense, du magnifique catalogue de l’exposition]. Je suis passé à autre chose et j’ai acheté un livre moins cher que je n’ai pas lu, et j’ai pris mes propres photos. »

    Le compte rendu de cette visite improbable est tellement négatif que le rédacteur en chef du magazine a estimé nécessaire de faire une note en fin d’article : « Clairement, Bob ce n’était pas pour toi. » Mais il ajoute pourtant : « J’ai moi-même visité l’exposition et je suis d’accord avec l’essentiel de ce que tu dis. »

    Bref, l’exposition n’a pas intéressé nos deux amis anglais – cependant j’ai croisé, le jour de l’inauguration, des anglophones de diverses provenances pour qui la visite a été un vrai plaisir mais – puis-je le suggérer sans prétention ? – ils avaient un bon guide…

    Ce qui retient mon attention ce sont certaines critiques de Bob Mellor – pas celles qui portent sur la qualité de l’exposition qu’il ignore superbement et, à mon avis, très injustement – mais surtout quand il note qu’on n’y parlait pas « des aspects modernes de la franc-maçonnerie, de ses actions de bienfaisance, de ses aspects sociaux, de ses liens fraternels ni de son réseau mondial… » La mention des femmes est également révélatrice. Naïvement, un maçon français s’attendrait à ce que la critique d’un maçon anglais porte sur l’absence d’approfondissement des sources légendaires, des symboles, voire de la spiritualité de la maçonnerie – car telle est la perception que nous avons de la maçonnerie anglaise : passionnée de rituels, de symboles et de prières…

    Or, tel n’est manifestement pas le cas ici. Bob Mellor serait-il un maverick, ou représente-t-il une tendance significative de la maçonnerie britannique d’aujourd’hui ? 

    L’article suivant permet d’en avoir une idée plus précise.

     

    Square 2016.jpg

    « Pourquoi j’ai quitté la franc-maçonnerie »

    The Square publie en effet ce que dans la presse française nous nommerions une « tribune » : le témoignage d’une personne qui critique violemment la franc-maçonnerie après en avoir été membre pendant quelques années, non seulement d’une loge bleue mais aussi d’un Chapitre de l’Arc Royal – considéré en Angleterre comme le complément indispensable du grade de Maître.

    Soit dit au passage, je ne sais pas si une revue maçonnique officielle française serait capable d’en faire autant…

    Là, encore, on croirait entendre Bob Mellor –  l’auteur écrit sous le pseudonyme de « NX Mason » : il commence en nous disant qu’il a falli s’écrouler de rire lors de son initiation en entendant l’énoncé des châtiments physiques encourus si l’on trahit son serment – « avoir la gorge tranchée, etc. ? ». Après son accès au grade de Maître il a visité des loges, dont une loge d’études qu’il a trouvée ennuyeuse. Lorsqu’il a accédé au Chapitre de l’Arc Royal – selon moi, l’un des plus beaux moments de maçonnerie du système anglais – il a trouvé le rituel dépourvu de sens et pratiquement incompréhensible. Il a logiquement fini par considérer qu’il était préférable pour lui de partir.

    Le plus intéressant est en fait la liste très factuelle des reproches énoncés contre la maçonnerie, figurant en fin d’article. Cette liste, que je cite partiellement, nous apporte d’intéressantes informations. Notamment :

    • « Les membres [des loges] sont vieux et figés dans leurs habitudes. Je n’ai pas envie de passer mes soirées avec de vieux hommes pédants. »
    • « C’est trop hiérarchique. Les décisions sont juste prises et imposées – et pourtant je payais pour appartenir à ça. »
    • « Les rituels sont désuets et souvent franchement stupides. Beaucoup les récitent mais n’y croient pas. Par exemple, j’en connais plein qui ne croient pas en Dieu. »
    • « C’est beaucoup trop religieux – si je veux la Bible et des prières, je vais à l’église. »
    • « Tout y prend beaucoup trop de temps. Ça peut prendre toute votre vie. »
    • « Les repas [après les tenues] sont mauvais et les discours [qui se font habituellement à ce moment-là dans les loges anglaises] encore pires, et c’est la même chose à chaque fois.
    • « Les membres ne comptent pas dans la société en général. La plupart ne sont rien du tout. Certains sont même pires – nous avions deux alcooliques dans ma loge et un autre s’est suicidé. »

    On est finalement heureux que cette démolition en règle s’arrête ! Et puis, on peut se mettre à réfléchir.

    Certes, une expérience négative, même si, au témoignage de notre auteur, il a rencontré plusieurs autres maçons qui vivaient la même expérience que lui, ne suffit pas à juger une institution. La maçonnerie n’était sans doute pas faite pour lui. Nous pourrions nous en tenir là.

    Pourtant, il faut écouter certaines critiques que nous pourrions sans doute transposer au cas français : sommes-nous sûrs que nos « travaux » soient toujours au bon niveau ? Les « carrières » maçonniques sont-elles toujours irréprochables au plan des méthodes ? L’exécution des rituels n’est-elle pas, ici comme là-bas, parfois purement mécanique et sans inspiration ? Quant à l’approfondissement de ce qu’ils contiennent, est-ce que cela aboutit toujours à un réel éclairage, sans jamais virer au pur « délire symbolico-maniaque » ? Je laisse à chacun(e) le soin de répondre.

    Plus surprenant pour nous, le fait que « nombre de membres disent qu’ils croient en Dieu [parce que c’est obligatoire en Angleterre] mais en réalité n’y croient pas ! N X Mason ajoute du reste qu’il a rencontré dans les loges « beaucoup d’hypocrites pontifiants ». Mais cela ne nous-est-il jamais arrivé ?

    Soulignons aussi la difficulté fréquente, également signalée par l’auteur, d’insérer l’engagement maçonnique dans la vie moderne, notamment pour les jeunes – ou moins jeunes – actifs. Cela suppose également une réflexion sérieuse et sans doute un changement des pratiques, à Londres comme à Paris, si l’on ne veut pas vider les loges dans les années et les décennies qui viennent.

    Bref, les états d’âme d’un ex-maçon déçu ne changent évidemment pas la réalité de la maçonnerie, mais ce reportage inattendu au cœur d’un loge anglaise nous a tout de même apporté quelques surprises.

    La maçonnerie en France a une chance – et une faiblesse : la multiplicité des Rites et des Obédiences. Oui, je sais, cela produit plus souvent qu’on ne le souhaiterait du désordre, de la confusion, et trop souvent aussi des situations simplement ridicules voire grotesques. Les grandes Obédiences n’aiment pas les petites, ou s’en agacent et les créditent de tous les maux de la maçonnerie. Mais en Angleterre où l’on trouve encore la plus puissante Grande Loge d’Europe, unique dans son pays où toutes les loges bleues sont censées faire à peu près la même chose en matière rituelle, par exemple, la situation est-elle pour autant nettement meilleure parce qu’il n’y a pas de « petites obédiences » ? Rien n’est moins sûr si l’on entend ce témoignage. Les grandes Obédiences françaises pourraient en prendre de la graine et réfléchir sur leur modèle.[1]

    J’ai la chance de connaitre depuis des années des maçons anglais ou écossais éminents, savants et respectés. Je parle souvent avec eux en toute liberté et, à travers eux, j’entends d’autres témoignages. Comprenons-nous bien : je connais de nombreux maçons anglais qui vivent avec intérêt et même avec passion les innombrables rituels que leur offrent les quelque 120 ou 130 Side Degrees que compte leur univers maçonnique, et je corresponds avec eux sur notre passion commune. Ces rituels ne leur paraissent nullement ennuyeux ni absurdes, et leur tonalité religieuse – qui est fondatrice dans toute la maçonnerie, il faut le rappeler – ne les gêne aucunement. Sur FaceBook – car ils ne sont pas isolés tels des zombies dans leurs loges – ils échangent joyeusement à ce propos : voir notamment la page Side Degrees of Kent (groupe secret, of course !), particulièrement révélatrice à cet égard.

    Il n’empêche que, dans le même temps, une partie de la maçonnerie anglaise « de base » aspire confusément à un certain changement, en tout cas à une certaine évolution, mais le « système » ne le permet que très difficilement et les maçons anglais sont d’autre part très légitimistes. Ces maçons sincères qui, à la différence de NX Mason, ne trouvent pas forcément les rituels « dépourvus de sens et pratiquement incompréhensibles », aimeraient cependant bien, parfois, qu’il y ait aussi en Angleterre plusieurs Obédiences.

    Laissons pour le moment les Anglais à leurs problèmes. Je voulais seulement suggérer que la réalité maçonnique britannique, comme la réalité maçonnique française, est bien plus complexe qu’on ne le croit. Ceux qui, en France, ont voulu négliger cette complexité, qui suppose une approche prudente et appropriée des contacts et une gestion très subtile des initiatives de dialogue, en ont été pour leurs frais. Nous avons, quant à nous, la chance de posséder une maçonnerie plurielle, certes parfois bruyante, agitée et encombrante mais qui, au final, permet à tous et toutes d’exister librement ! Préservons donc cette « maçonnico-diversité » !

    Manifestement, les maçons anglais – je ne parle pas ici de l’appareil de la Grande Loge –, du moins certains d’entre eux, cherchent à ouvrir les portes. Ne fermons pas les nôtres…

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    [1] Ce point a déjà été évoqué en détail dans le dernier chapitre du livre que j’ai co-écrit avec A. Bauer et M. Barat en 2013, Les promesses de l’aube.

  • Le mythe de la patente maçonnique

    Un des sujets les plus fréquents de querelles et de désordres, dans la maçonnerie française notamment, est la question des patentes. On a vu, nombre de fois, des Obédiences ou des Juridictions de hauts grades nouvellement crées – par scission ou par « essaimage » – à l'initiative de membres « régulièrement » initiés aux grades divers que ces structures entendaient désormais contrôler de façon indépendante, aller à la recherche, souvent pénible et mouvementée, de la « patente » qui seule, selon elles – et plus encore selon les autres ! – pourraient légitimer leurs travaux.

    Le sujet n’est pas nouveau et a entrainé quelques-uns des épisodes les plus pittoresques – mais parfois aussi les plus navrants – de l’histoire maçonnique dans notre pays. Un rapide survol historique permet cependant de l’éclairer d’un jour nouveau. Je voudrais donner ici quelques indications que je me réserve développer d’une façon bien plus considérable dans un livre à paraitre d’ici trois ou quatre ans.

    Qu’est-ce qu’une patente ?

    D’où vient cette idée qu’un document, « dénommé « patente » – Warrant, en anglais – est indispensable pour que les travaux maçonniques soient parfaitement indiscutables, du moins en droit, sinon en fait ?

    Il faudrait ici refaire toute l’histoire de la notion juridique de patente, car c’est de là que tout vient.

    Dans le droit ancien, une lettre patente (angl. Letters patent) était un acte public (lat. patere : « être ouvert ») par lequel le roi conférait à ce qui dépendait de son autorité, un droit, un statut ou un privilège. Ce document s’opposait à la Letter closed ou en français la lettre de cachet (car cachetée !) qui ne s’adressait qu’à son destinataire – et pas nécessairement pour le mettre en prison !

    On l’aura compris, la patente est un instrument juridique par lequel une autorité civile permet à une personne, un groupe de personnes ou une institution d’exercer une certaine activité, le bénéficiaire reconnaissant en revanche la suprématie du donneur de patente – et admettant, le cas échéant, qu’il puisse en décider le retrait : on le voit, ce n’est pas autre chose, en définitive, qu’une procédure de soumission politique…

    La patente en maçonnerie

    Quand la patente a-t-elle fait son apparition en maçonnerie ? Là encore, comme en de nombreux autres domaines, c’est en Angleterre que tout a commencé.

    Lorsque, à partir de 1721 et l’arrivée du premier Grand Maître noble de la Grande Loge de Londres, John, 2e Duc de Montagu, les loges furent chapeautés par un haut aristocrate, la Grande Loge, soucieuse d’asseoir son autorité, qui reposait sur des fondements traditionnels pour le moins assez faibles, inventa tout à la fois la notion de « régularité » - qui signifiait alors simplement : « relever d’une autorité connue dont on suit les règlements » – et la patente qui en était la manifestation officielle.[1]

    Les mêmes usages seront suivis en France dès la Grande Loge commencera, bien plus tardivement, et avec difficulté, à imposer son autorité sur les loges du royaume.

    Dans tous les cas, le point le plus intéressant était que -  la délivrance des patentes donnait lieu au paiement d’un droit de chancellerie…

    De nos jours, tous les loges anglaises sont pourvues de patentes…sauf celles qui dérivent des quatre loges réputées fondatrices en 1717 (il n’en subsiste d’ailleurs que trois), lesquelles sont dite…time immemorial (« de temps immémorial » !)

     

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    Les Constitutions : naissance de l'autorité maçonnique

     

    La saga des fausses patentes et des documents fondateurs apocryphes

    On pourrait écrire un véritable roman sur les patentes dont se sont parés les fondateurs d’obédiences ou de Rites pour tenter d’établir – souvent contre toute évidence – qu’ils n’avaient rien inventé mais ne faisaient que transmettre « pure et dans tâche », ou de « réveiller » une tradition ancienne dont ils avaient « régulièrement » reçu le dépôt, ce dont témoignait justement la « patente », c’est-à-dire la « preuve publique » qu’ils exhibaient.

    Après tout, l’exemple venait de haut et de loin : c’est sur ces bases que fut constituée en 1717 (ou plus exactement vers 1721, en prétendant remonter à 1717) la Grande Loge de Londres ! Selon Anderson, en effet, elle avait été seulement « réveillée », ses Constitutions – entièrement refondues et dotées d’un plan et, surtout, d’un contenu entièrement nouveaux en 1723 – n’étant que le dernier maillon de la longue chaine des Anciens Devoirs (Old Charges), dont l’origine se perdait dans la nuit des temps – Georges Payne, réputé avoir été Grand Maître en 1720, n’avait-il pas montré le Ms Cooke, que l’on date de 1420 environ ? Cela ne valait-il pas « dépôt de fondation » ?

    Suit alors la longue liste des documents qui ultérieurement –  alors que tous sont des faux manifestes et parfois éhontés, ou simplement des documents grossièrement antidatés – ont servi de base et de justification d’origine à des institutions ou des Rites aujourd’hui vénérables – et qui veillent jalousement à ce que l’on ne fasse rien sans une patente délivrée par elles !

    Voici, pour en donner quelque idée, une liste non exhaustive :

    La patente Gerbier, réputée de 1721, apparue en 1785, est un faux évident comme le pensait déjà Thory au début du XIXe siècle, mais le Chapitre du Dr Gerbier qui se fondait sur cette prétendue patente n’en fut pas moins co-fondateur du Grand Chapitre Général du Grand Orient de France !

    La patente de Martinès de Pasqually, datée de 1738, supposée attribuée par Charles Stuard, et qu’il exhiba très tôt dans sa carrière pour se faire ouvrir les portes des loges et imposer son Rite, qui devait influence le RER, est d’une invraisemblance absolue tant par sa forme que par son contenu.

    La patente Morin (1761) a bien existé mais les pouvoirs quelle attribuait à son bénéficiaire furent révoqués cinq ans plus tard par l’autorité qui l’avait émise – ce qui n’empêche pas qu’elle soit l’un des documents fondateurs de ce qui devait devenir, après des aventures improbables, le REAA.

    Les Grandes Constitutions, dites de 1786, absurdement attribuées à Frédéric de Prusse, texte de référence de l’autorité du REAA, est un faux grossier inspiré d’un texte émanant de la Grande Loge de France en 1763, outrageusement plagié.

     

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    Frédéric II

    Auteur présumé de Grandes Constitutions dont l'essentiel avait été rédigé par la première Grande Loge de France une vingtaine d'années plus tôt.

    Le texte confond en outre manifestement le Saint Empire et la Prusse...

     

    L’aventure se poursuit à l’époque contemporaine. Ainsi, nos amis anglais, si exigeants en matière de « régularité, » – c’est-à-dire de conformité aux règles qui sont les leurs, et à nulle autre – n’ont cessé de créer purement et simplement de nouveaux systèmes de Side Degrees- que nous nommons hauts grades en France –, au XXe siècle encore. Pour ne citer que quelques remarquables, L’Ordre auguste de la Lumière, créé en 1902, L’Ordre maçonnique des Précepteurs Pélerins en 1984, L’Ordre commémoratif de St Thomas d’Acre en 1998 et L’Ordre maçonnique d’Athelstan en 2005.

    Si ces créations sont clairement des élaborations contemporaines – au demeurant très intéressantes et très intelligemment construites –, et sont par conséquent dépourvues de « patentes immémoriales», leurs auteurs ont néanmoins senti le besoin de se réclamer, eux aussi, d’un « document fondateur », même de façon très floue et très indirecte, par exemple en mentionnant de « vieilles archives » dont ils auraient fait la découverte providentielle !

    Ces organisations n’en ont pas moins été reconnues par la GLUA comme d’authentiques « Masonic Bodies » – car dans ce pays, c’est elle qui donne aux Juridictions le droit d’exister « régulièrement » – et, par exemple, l’on compte à ce jour environ 5000 membres dans les « Cours » (Courts) de l’Ordre d’Athelstan…

    La patente maçonnique de nos jours en France

    La patente, en France, disons-le sans détour, est le plus souvent devenu un instrument de gestion de l’influence politique et de la puissance affichée d’une obédience ou d’une juridiction sur toutes les autres.

    Pourtant, outre toutes les considérations historiques rappelées ci-dessus, et qui relativisent beaucoup la notion de patente en maçonnerie, certains cas aboutissent simplement à des absurdités : par exemple, lorsque l’on demande – comme on l’a fait auprès de moi à plusieurs reprises, dans les diverses responsabilités maçonniques que j’exerce ou ai exercées – une « patente Emulation » ! Mesure-t-on à quel point une telle demande est grotesque ? En premier lieu parce que, en toute rigueur, seule la loge Emulation de Londres pourrait le faire…ensuite et surtout parce qu’elle-même ne l’a jamais fait ! Elle attribue un « label », en quelque sorte, reconnaissant que telle ou telle loge suit le rituel défini par elle, mais si quelque loge que ce soit, au sein de la GLUA, décide de travailler « Emulation with some alterations » ou tout autre Working, elle recevra bien sûr une patente de la GLUA pour travailler les Craft Degrees (les trois grades du Métier) sous son autorité, mais certainement pas la patente d’un Rite – ce qu’Emulation n’est absolument pas, au sens français du mot « Rite ». Dès lors, de quel droit, en France une autorité maçonnique quelconque attribuerait-elle une « patente Emulation » ?

    Mais allons plus loin. Lorsque René Guilly-Désaguliers et ses compagnons de route, en 1968, ont créé la LNF en y rétablissant selon les formes du XVIIIe siècle, le Rite Français Traditionnel (RFT) ; a-t-il éprouvé le besoin de demander une patente au GODF – lequel ne l’aurait sans doute pas accordée à cette époque, surtout pour une forme du Rite Français qu’il ne pratiquait plus depuis fort longtemps et qui allait alors à l’encontre de ses principes et de ses pratiques les mieux établies ? Fallait-il, dès lors, que les Frères de la LNF s’interdisent cette heureuse refondation ?

    On pourrait enfin élargir la remarque à tous les Rites : si des Frères – ou des Sœurs, évidemment –, ayant été reçus à un ou plusieurs grades d’un Rite, constatant que, pour des raisons diverses, ils ou elles ne peuvent plus les pratiquer dans le cadre d’une Obédience ou d’une Juridiction donnée, décident de s’en affranchir et de refonder une structure nouvelle, plus conforme selon eux – à tort ou à raison – aux définitions d’origine, doivent-ils se l’interdire parce que personne ne leur donnera de patente ? C’est alors admettre que tout détenteur d’une patente « reconnue » –  mais par qui ? – dont les origines lointaines sont elles-mêmes le plus souvent infiniment douteuses ou obscures, peut décider que désormais il faudra en passer par lui pour en obtenir une à l’avenir ! On voit rapidement à quelles conséquences absurdes ce raisonnement nous conduit…

    Je mets de côté certains aventuriers maçonniques contemporains –  qu’en droit commun on nommerait des escrocs – prétendant vendre à bon prix des patentes « indiscutables », mais quand une Juridiction bien établie exige, pour reconnaitre une structure maçonnique nouvelle désireuse de pratiquer un Rite que la première prétend détenir, qu’elle obtienne une patente d’elle et stipule que le nouveau titulaire sera lui-même incapable d’en accorder à d’autres, cela n’a plus aucun rapport avec la « régularité initiatique » et relève simplement de volonté de puissance et de l’arrogance politique.

    J’entends immédiatement l’argument que l’on peut opposer à cette vision des choses : « Mais alors, désormais, tout le monde peut faire n’importe quoi et le transmettre à n’importe qui, sans patente ?! »

    On peut à cela répondre plusieurs choses :

    En premier lieu, et pour commencer avec un sourire, quand on porte un regard un peu distancié sur les mœurs et les péripéties du paysage maçonnique français, on se demande souvent si l’on ne fait pas déjà un peu n’importe quoi…sous couvert et à l’abri d’innombrables patentes !

    Ensuite, et plus sérieusement, ce n’est pas ce que j’ai dit, mais je maintiens que d’un point de vue traditionnel – au sens presque guénonien du terme, une fois n’est pas coutume chez moi ! –  un groupe de Frères et de Sœurs ayant été reçus à un grade donné dans des structures généralement considérées comme historiquement fondées à le leur communiquer, sont légitimes à la transmettre à leur tour, avec ou sans patente.

    Et si demain ils décident de fonder un nouveau Rite et de créer de nouveaux grades – comme on l’a fait, notamment en France, tout au long du XVIIIe siècle et comme le font depuis toujours et de nos jours encore les Anglais ! – on pourra les reconnaitre ou non, admettre leur existence ou non, mais on n’aura pas à exiger d’eux la possession de la moindre patente pour légitimer leur action – ni même à leur en demander une pour reprendre leur création si on le souhaite (à moins qu’ils ne l’aient déposée à l’INPI !).

    Enfin, la liberté n’exclut évidemment ni la rigueur ni la raison. Ce n’est pas parce qu’on peut tout faire que l’on doit tout faire. Il faut toujours s’efforcer de faire preuve de discernement et de bon sens dans toutes ses actions : ce sont malheureusement des qualités souvent en défaut dans la maçonnerie.

    La patente a été introduite dans l’univers maçonnique pour tenter de contrôler les actions des uns et des autres. La détention d’une patente, en ce domaine, n’offre cependant que de faibles garanties, mais elle n’avait en tout cas pas d’autre objet. Si on la considère, en revanche, comme un critère d’authenticité traditionnelle, de « légitimité spirituelle » à pratiquer tel ou tel grade de la maçonnerie, alors on se trompe de sujet et l’on fait entièrement fausse route.

    Tous ceux qui, souvent avec génie, ont créé, entre 1725 et 1760, au-dessus de ceux d’apprenti et de compagnon, l’essentiel des grades qui composent notre univers maçonnique, l’ont fait sans autorisation ni patente. Leur œuvre est le patrimoine commun et l’héritage indivis de tous les francs-maçons de bonne volonté, même si certains jugent utiles de s’auto-attribuer des patentes de légitimité exclusive.

    Ce qui garantit la pratique la plus juste de la franc-maçonnerie, ce ne sont pas les patentes. C’est la sincérité, l’esprit de vérité, l’humilité, le travail persévérant et l’étude attentive et sérieuse de l’immense et passionnant patrimoine symbolique et rituel accumulé par les francs-maçons depuis trois siècles.

    « C’est par mes œuvres que je montrerai ma foi. » Jacques,2, 18.

    Tout un programme…

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    [1] J’ai développé ce sujet dans Régularité et reconnaissance – Histoire et postures, Editions Conform, 2014.