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Tradition orale contre "trahison écrite" ?

La prohibition de toute forme de communication passant par une version écrite et, d’une façon plus générale, la préférence de principe accordée à une prétendue « tradition orale », sont des lieux communs maçonniques. Ils n’en sont pas moins très contestables. Ils s’illustrent dans les loges de deux façons.

Tout d’abord pour tenter de contrer tous ceux qui s’efforcent de comprendre et de restituer, autant que possible, les sources de la franc-maçonnerie afin de mieux saisir son intention fondatrice. Ceux-là sont communément amenés à mettre à terre tout un fatras de légendes sans valeur – comme celles qui impliquent les Templiers ou les Rose-Croix par exemple. Ils s’appuient pour cela sur tout un ensemble de documents écrits légués par l’histoire. On leur oppose alors, quand on tient trop fortement à ces légendes, un argument définitif – ou supposé tel : la tradition orale ! Il consiste à dire, en quelques mots, que si aucun document ne vient conforter l’authenticité de ces récits, c’est parce qu’on ne les a jamais confiés à la plume, du moins jusqu’à une certaine époque, et qu’ils relèvent donc de la tradition orale dont les initiés, c’est-à-dire justement ceux qui sont favorables aux thèses qu’ils renferment,  sont naturellement dépositaires. Une variante de cette esquive assez dérisoire est l’argument du « document perdu ». On affirme – dérogation à la tradition orale – qu’une source écrite attestait initialement la véracité d’une thèse historique contestée, mais qu’elle a été perdue et qu’il faut donc lui substituer la tradition orale ! Autant dire que ces arguties sont insignifiantes. Il faut souligner au passage qu’elles reposent sur la certitude que la tradition orale est infaillible – on cite communément les griots africains et leurs contes interminables restitués par cœur[1], sans qu’on sache quel rapport ils peuvent entretenir avec la tradition maçonnique qui ne connaît rien de comparable : où sont en effet les porte-parole accrédités de cette tradition ?

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Le griot : dépositaire infaillible de la tradition orale ?

Or, l’expérience ethnographique, chez les peuples premiers qui ignorent l’écriture, a depuis longtemps amplement démontré que, dans de telles communautés, les récits traditionnels qu’aucun document écrit ne peut fixer se modifient et s’altèrent naturellement, au fil du temps, dans des proportions parfois considérables. Comme le remarquait déjà Marcel Mauss, il n'existe pas dans une culture orale de « version originale » d'un récit ou d'un rituel, mais une multiplicité de versions concurrentes dont chacune peut prétendre à la légitimité traditionnelle. De son côté, l'ethnographe Laura Bohannan a montré que l'apprentissage des généalogies, dans les sociétés sans écriture, implique nécessairement de nombreuses modifications inconscientes dont le résultat principal est d'adapter constamment le savoir généalogique à l'état des rapports sociaux et, bien entendu, d'éviter l'inflation du savoir généalogique. Autrement dit, l'historien ou l'ethnologue trouvent les documents dignes d'attention dans la mesure où ils sont fidèles à une énigmatique version originale; à l'inverse, les sociétés traditionnelles, qui n'ont aucun autre moyen de comparer les versions, ne jugent un document « authentique », « fidèle » ou « inchangé » que si elles l'ont jugé pertinent au préalable.[2] L’invocation de la tradition orale n’est donc, en définitive, qu’un procédé désespéré et bien fragile, une échappatoire dont on se sert quand on ne dispose plus d’aucun autre argument.

Il existe cependant une autre application, en maçonnerie, de cette conception de « l’oralité ». Il arrive que l’on proscrive en loge de « lire » un texte écrit, au motif que « l’esprit vivifie et que la lettre tue » et parce que seule la vérité spontanée de l’expression orale serait audible dans la loge.[3] Cette prohibition peut prendre des formes plus modérées mais son fondement, jamais explicite, reste pourtant le même : une incontestable méfiance de nombreux de francs-maçons à l’égard de ce qu’ils nomment volontiers « l’intellectualisme », lequel imprègnerait toujours plus ou moins un document écrit, rédigé. Ce point est suffisamment important pour justifier un commentaire incident.

Une loge n’est pas une académie, pas plus qu’elle n’est une école du soir. Elle est parfois pompeusement qualifiée d’association philosophique ou de société de pensée mais elle se veut avant tout, le plus souvent, un Ordre initiatique, même si sous cette appellation certains de ses membres, en fonction de leur sensibilité, entendent aussi ne pas délaisser d’autres aspects possibles, comme celui d’un « laboratoire d’idées » par exemple.

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Illustrations of Masonry de Preston : le fondement du savoir maçonnique anglais - d'innombrables pages de texte dense....

Dans tous les cas, et quelle que soit l’option choisie – d’une certaine maçonnerie « illuministe et mystique » connue au XVIIIème siècle, à la maçonnerie « libérale et adogmatique » ainsi dénommée depuis quelques décennies –, il n’est pas de travail maçonnique digne de ce nom qui ne consente à un certain effort intellectuel. C’est grâce à des approches diversifiées, par l’approfondissement des instructions et des textes traditionnels, lus, relus et comparés, par leur mise en perspective dans l’histoire de le pensée, par leur confrontation aux thématiques majeures des grands courants philosophiques et religieux, et parallèlement à leur mise en œuvre rituelle qui reste à la base de tout, que les enseignements maçonniques – lesquels sont toujours, soulignons-le avec force, des enseignements écrits – donneront leur pleine mesure et permettront à chacun d’en tirer pour soi-même le meilleur profit.

Objectera-t-on que tous ne peuvent pas conduire cette recherche ? Sans doute, mais précisément la franc-maçonnerie a substitué à la recherche solitaire une approche plurielle et collective où chacun apporte sa compétence et sa sensibilité à la quête de tous. C’est dans la synthèse subtile – on oserait presque dire : dans « l’alchimie mystérieuse » – qui s’opère au sein de la communauté vivante de la loge, que réside le plus précieux de la méthode maçonnique. C’est en cela qu’une loge n’est ni un cercle d’érudits – quoique ces derniers puissent y apporter leurs lumières –, ni un cénacle mystique – bien que les âmes ferventes puissent y cultiver leur flamme –, ni un simple groupe amical – même si la chaleur des cœurs sincères y entretient l’indispensable amour fraternel.

Cela nous ramène à la ridicule et vaine opposition entre la tradition orale surestimée et la tradition écrite caricaturée : on ne peut récuser l’exigence intellectuelle de la maçonnerie – qui suppose en effet la rigueur des sources écrites et des travaux rédigés –, pas davantage qu’on ne peut en exclure l’ardeur spirituelle ou l’amour fraternel – qui, c’est vrai, s’expriment tous deux bien plus dans les mots et les actes que dans les livres.

Des êtres à la fois éclairés (par la raison), illuminés (par l’esprit) et enflammés (par la fraternité), sans renoncer à aucune de ces qualités – et tant pis si certains de ces mots font sourire ou font peur : tels pourraient se présenter les francs-maçons s’ils se situaient toujours à la hauteur de leur idéal.  



[1] Dans le même esprit, on a parfois aussi invoqué la tradition médiévale des troubadours avec leurs longs poèmes chantés, en oubliant que nombre d’entre eux furent de grands seigneurs, des clercs ou des bourgeois cultivés, voire érudits, et non pas exclusivement – contrairement à un cliché très répandu – de pauvres jongleurs ambulants ne sachant « ni lire ni écrire » (cliché notamment hérité de la « peinture troubadour » d’un certain XIXème siècle, rêvant un Moyen Age de pure fantaisie)…

[2] Cf. sur tous ces points : P. Boyer, « Tradition orale », in Encyclopaedia Universalis, 2009.

[3] C’est d’autant plus singulier que le synonyme courant du mot « planche », pour désigner un exposé fait en loge, est « planche tracée » !…

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