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René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie : les limites d'un regard (2)

 

2. Les sources historiques de René Guénon

D’où René Guénon tenait-il ses informations sur les destinées de la maçonnerie opérative et les circonstances d’apparition de la franc-maçonnerie spéculative ? Reclus en Égypte depuis le début des années trente, éloigné des grandes bibliothèques publiques européennes et plus encore des grands fonds d’archives maçonniques – qui, du reste, intéressaient alors peu de chercheurs –, il ne pouvait manifestement s’en remettre qu’à des sources imprimées assez classiques. Mais lesquelles ? Il est aujourd’hui possible de répondre en grande partie à cette question importante.

Tout d’abord, René Guénon lui-même, dans les nombreuses notes de lecture d’articles et de livres qu’il publia pendant plus de vingt ans, a levé un coin du voile.

C’est ainsi qu’en 1936 il rend compte du tome II de l’Histoire de la franc-maçonnerie française d’Albert Lantoine qui porte, il est vrai, essentiellement sur le XVIIIème siècle.  En revanche, c’est à une période plus ancienne et même déterminante pour les origines de la maçonnerie spéculative qu’il s’intéresse en analysant, en 1938, l’ouvrage d’Alfred Dodd, Shakespeare, creator of freemasonry. Si Guénon, à juste titre, estime peu fondée la thèse de l’auteur, il accompagne cette réfutation de quelques affirmations qui en disent déjà long sur sa vision des choses. Par exemple :

 

Si Shakespeare, note-t-il, fut Maçon, il dut être forcément un maçon opératif, (ce qui ne veut nullement dire un ouvrier) car la fondation de la Grande Loge d’Angleterre marque bien le début, non point de la maçonnerie sans épithète, mais de cet « amoindrissement » si l’on peut dire qu’est la maçonnerie spéculative moderne.

           

Le thème de la “dégénérescence spéculative” sera repris en maints endroits mais ce que je relève ici c’est l’idée selon laquelle, au temps de Shakespeare, il n’y aurait eu de “maçons” que les opératifs. Un peu plus loin Guénon surenchérit d’ailleurs, en ajoutant que « c’est un fait que des loges opératives ont existé avant et même après 1717. » Je reviendrai sur la signification profonde de cette dernière affirmation, mais il est remarquable que Guénon se prononce ici sans nuance (« c’est un fait », dit-il) sur l’existence de structures dont la recherche documentaire n’a pourtant jamais pu retrouver la moindre trace en Angleterre à l’époque qu’il mentionne. C’est incontestablement, du point de vue l’historien, une affirmation parfaitement gratuite et surtout infiniment peu vraisemblable. Sur quelles informations précises la faisait-il reposer ? Son article ne le précise pas.

Il montre néanmoins la même témérité lorsqu’en 1947 il publie le compte rendu d’un autre texte d’Albert Lantoine, une sorte de panorama historique simplement intitulé La franc-maçonnerie, dans l’Histoire générale des Religions éditée par Aristide Quillet. Relativement modéré dans sa critique, Guénon reproche cependant à Lantoine un passage où ce dernier « estime que, dès le XVIIe siècle, [l’ancienne Maçonnerie opérative] était déjà réduite à presque rien et tombée entre les mains  d’une majorité d’acceptés. »  Évidemment sceptique, Guénon poursuit sur un ton quelque peu énigmatique : « Il y a bien des raisons de douter de telles suppositions. »  Soit, mais lesquelles ? Encore une fois, Guénon demeure muet.



Plus caractéristique encore, son jugement sur un livre utile et sérieux publié en 1950 par Henri-Félix Marcy, Essai sur l’origine de la Franc-Maçonnerie et l’histoire du Grand Orient de France. Tout en estimant ce travail « fort consciencieusement fait », il met en garde le lecteur contre la tournure d’esprit « évidemment très rationaliste » de Marcy et les préventions qu’induit nécessairement chez lui « son éducation universitaire. » C’est là, on le sait, une autre antienne de la rhétorique guénonienne.  « Aussi, ajoute-t-il, bien des choses lui échappent-elles. » Il en veut pour preuve le fait que Marcy juge « très lâche » le lien qui unit la Maçonnerie opérative à la Maçonnerie spéculative. « Du moins, concède Guénon, n’est-il pas de ceux qui nient contre toute évidence l’existence d’une filiation directe de l’une à l’autre. » C’est en effet cette « évidence » qui fait problème ici, puisque trente ans plus tard l’érudition maçonnique anglaise en aura pratiquement fait justice. Marcy, historien probe et rigoureux, alors très au fait des tendances les plus récentes de l’historiographie maçonnique, l’avait sans doute pressenti. Guénon, sans examiner plus avant, ne pouvait l’admettre : il s’en tenait à « l’évidence ».  Mais où l’avait-il acquise ?

Grâce à un travail auquel a pris part Jean-Pierre Laurant, nous disposons désormais d’un document précieux pour tenter de répondre à cette dernière question : l’inventaire de la bibliothèque de René Guénon, établi dès 1953, soit peu de temps après sa mort. (Accart X., "La bibliothèque "ésotérique" de René Guénon",  RT n°121, 2000).

La section maçonnique de ce vénérable ensemble renferme plus de 200 titres. Les informations que nous livre leur examen, sur les sources de Guénon en matière d’histoire maçonnique, sont à la fois rassurantes et sans surprise.

Rassurantes, car Guénon avait bien lu la plupart des auteurs classiques, y compris les Anglo-saxons, ce qui n’était pas forcément la règle chez beaucoup de maçonnologues français il y a cinquante  ans.



Certes, quelques lacunes sont frappantes et assez regrettables. C’est ainsi qu’on  cherche en vain l’ouvrage majeur de Robert F. Gould, History of Freemasonry (1882-1887), véritable somme fondatrice de “l’Ecole authentique”[1] anglaise de l’historiographie maçonnique, dont Guénon ne pouvait cependant ignorer ni l’existence ni l’importance. De même, parmi les nombreuses revues en langue anglaise, ne figure aucun numéro des Ars Quatuor Coronatorum (AQC), véritable thesaurus de l’érudition maçonnique dans le domaine britannique depuis la fin du XIXème siècle, mais il est vrai qu’à la fin des années 1940 il n’était guère facile de se les procurer en dehors de l’Angleterre.


En revanche certains ouvrages directement inspirés par l’Ecole authentique sont bien présents, notamment les deux excellents livres de Douglas Knoop : The Medieval Mason (1933), en son temps pratiquement le seul travail sérieusement documenté sur le sujet, et le non moins estimable volume écrit en collaboration avec G. P. Jones et intitulé Genesis of Freemasonry (1947). On relève aussi le très copieux Freemason’s Guide and Compendium de Bernard E. Jones (1950), véritable encyclopédie de la maçonnerie anglo-saxonne où l’on peut trouver d’intéressants renseignements historiques.

Plus remarquable encore, on trouve les deux précieux recueils de divulgations, rituels et documents maçonniques divers du XVIIIe siècle britannique, Early Masonic Catechisms (1943) et Early Masonic Pamphlets (1945). Vers 1950, deux ou trois exemplaires seulement du premier titre existaient en France dont l’un, ayant appartenu à Marius Lepage, avait fait l’objet d’itératives photocopies…[2]

Cette vérification est également sans surprise, car les sources de René Guénon – auxquelles, notons-le, il n’a accédé que dans les toutes dernières années de sa vie – sont en parfaite harmonie avec sa conception des origines opératives de la franc-maçonnerie : c’était tout simplement la thèse développée, argumentée et surtout documentée par tous les auteurs anglais depuis Gould. Poursuivie et légèrement enrichie par d’autres chercheurs, elle survivra presque intacte et toujours aussi respectée dans les milieux de l’érudition maçonnique anglaise sous l’appellation de “théorie de la transition“, magistralement exposée encore à la fin  des années 1960 par Harry Carr, dans des termes que n’eût certainement pas désavoués René Guénon.



En somme, nonobstant ses fréquentes philippiques, Guénon était en plein accord avec les conclusions des historiens britanniques “rationalistes” et attachés à la preuve documentaire, usant sans retenue des méthodes et des instruments de la “recherche universitaire” et de l’érudition classique ! Il s’était donc conformé à la doctrine alors généralement admise. Pour autant, l’eût-il volontiers abandonnée s’il avait connu le revirement profond opéré trente ans plus tard sur le même sujet, en utilisant les mêmes références et les mêmes méthodes ? On peut certainement en douter.

Nous touchons ici au point le plus faible de la théorie guénonienne sur les origines de la franc-maçonnerie. En effet, la différence majeure entre l’exposé, du reste très elliptique, qu’il en fit en maints endroits et celui, infiniment plus détaillé et informatif, des auteurs anglais, réside surtout dans le fait que pour ces derniers la “transition” désigne un moment de l’histoire maçonnique. Ce passage une fois effectué, et traduisant bien pour eux une réelle continuité avec la maçonnerie opérative, la franc-maçonnerie spéculative lui avait succédé et avait poursuivi son histoire avec la même légitimité.

Pour Guénon, nous l’avons vu, ce passage fut une dégénérescence, mais il affirmait aussitôt que les loges opératives n’avaient en fait pas totalement disparu et mieux encore, ou plus surprenant, il fera assez souvent allusion à des détails précis des “ rituels opératifs”. Or, cette fois, nulle trace d’informations comparables ne se trouve dans les ouvrages qu’on vient de mentionner.

Nous parvenons ainsi à ce qui, aux yeux de Guénon, constituait probablement sa source majeure et surtout la plus précieuse. C’est également le fondement de ce que je nommerai, pour ma part, “l’erreur opérative” de René Guenon. (à suivre)



[1] Très liée, jusqu’à nos jours, à la Loge de recherche Quatuor Coronati 2076, établie à Londres en 1886, cette École historique a introduit à la fin du XIXe siècle, dans le domaine de l’historiographie maçonnique, les mêmes exigences méthodologiques qui, dans le sillage de Fustel de Coulanges, s’imposaient alors en Europe dans toutes le recherches historiques. L’une de ses plus hautes figures, lors de sa fondation, fut Robert F. Gould. C’est dans la revue des AQC que, depuis plus d’un siècle, l’essentiel de ses travaux a été publié.

[2] L’auteur de ces lignes a du reste le privilège de posséder un jeu de ces vénérables – mais répréhensibles –reproductions.

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