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  • Faut-il partir du pied droit ou du pied gauche ?...

    Voici une question qui a fait couler beaucoup d’encre et suscité des exégèses parfois surprenantes. Il est même arrivé que l’on convoque la Kabbale pour expliquer que dans certains Rites on part du pied droit – le côté de la « Clémence » – et que dans d’autres, c’est du pied gauche – le coté de la « Rigueur » !...

    On peut certes, comme Jonathan Swift – qui passe pour avoir été franc-maçon – considérer que ce problème est d’un intérêt assez mince et relève de la même problématique que celle l’empereur de Lilliput qui souhaitait savoir, si l’on en croit les Voyages de Gulliver, comment il fallait manger les œufs (par le gros bout ou par le petit bout), et qui s’apprêtait à défendre son point de vue par les armes !

    Mais si le sujet est en effet assez mince, il permet au moins d’illustrer une méthode. Pour comprendre le sens et la portée d’un usage maçonnique, l’herméneutique aventureuse, mais si commune, qui consiste à croire que la réponse est dans la question et que, en vertu de la « libre interprétation des symboles », on peut tout imaginer, conduit malheureusement très  souvent à pures élucubrations. Pour trouver le droit chemin la méthode est pourtant simple, c’est toujours la même : pister l’apparition d’un usage dans l’histoire des rituels et la rapporter au contexte, à la fois maçonnique, culturel et même cultuel, qui l’a vu naître. On fait ainsi des découvertes intéressantes.

    Partir du bon pied

    Les plus anciens « rituels », qu’ils viennent d’Ecosse (les manuscrits du groupe Haughfoot, de 1690 à c. 1715) ou anglais, sont davantage des catéchismes, des instructions que des rituels au sens propre. La fameuse Masonry Dissected, la divulgation majeure de Prichard, en 1730, ne nous  en dit pas davantage.

    Lorsque les premières divulgations françaises apparaissent, entre 1737 et 1744, on ne trouve pas de renseignement substantiel sur ce point.  Quand des rituels « bien écrits » de ce qui allait bientôt s’appeler le Rite Français (ou Moderne) sont disponibles, soit vers la fin du XVIIIème (version manuscrite de 1785, version imprimée de 1801, Rituel « Berté » de 1788), on parle des « trois pas d’Apprenti » sans plus de précision. Cependant, les Tuileurs du XIXème siècle, comme celui de Delaulnaye (1813) nous apprend bien que « selon le régime du Grand Orient de France », on part du pied droit pour la marche d’Apprenti – ce que confirme le Tuileur de Vuillaume (1825).

    Il faut ici préciser que les rituels français du XVIIIème siècle, dont ceux du Rite Ecossais Rectifié (1783-1788), ne reprennent pas tous cet usage bien qu’ils soient de type « Moderne » : dans le RER, le candidat part du pied gauche, mais c’est le pourtant toujours genou droit qui est mis à nu (et donc le gauche en pantoufle)[1] ! Avec la présence des trois grandes colonnes Sagesse, Force et Beauté au centre de la loge, c’est donc l’un des deux seuls caractères distinguant ces Rites Ecossais du XVIIIème des rituels plus courants à l’époque – précurseurs du Rite Français.

    La première idée qui se présente naturellement à l’esprit est que l’usage de partir du pied droit – on n’ose dire cette « tradition » – venait précisément de la Grande Loge de Modernes, c’est-à-dire la première, fondée en 1717, et dont dérive les usages maçonniques les plus anciennement connus en France au XVIIIème siècle. Mais nous ne disposons pas de rituel certain du « Rite des Modernes » pour cette période en Angleterre…sauf peut-être dans un texte en français !

    Il s’agit du Franc-maçon démasqué, publié la première fois en 1751, à Londres, « chez Owen Temple bar ». Or ce texte, en partie énigmatique, semble bien pouvoir être considéré comme représentant au moins une version du rituel des Modernes, à Londres, vers le milieu du siècle. C’est d’ailleurs l’avis d’A. Bernheim avec qui il m’arrive souvent d’être d’accord quand il s’agit de parler d’histoire lointaine de la franc-maçonnerie…[2]

     

    Macon démasqué.jpg

     

     Une divulgation problématique mais bien intéressante...

     

    Or ce texte est sans ambiguïté. Il dit que la marche d’apprenti se fait « en avançant le pied droit le premier », ce que les textes français imprimés de la même époque ne disent pas aussi précisément.

    On peut par conséquent admettre, comme hypothèse de travail raisonnable,  que « partir du pied droit » est un usage des Modernes, transmis et conservé en France tout au long du XVIIIème siècle, jusqu’à nos jours dans les Rites qui dérivent du Rite des Modernes, au premier rang desquels le Rite Français.

    Les Anciens roulent à gauche…

    En revanche,  que pouvons-nous dire des Anciens ? Les premiers rituels imprimés qui se rapportent à leurs usages sont de 1760, notamment The Three Distinct Knocks (Les Trois Coups Distincts). Ce texte très élaboré ne dit pas clairement que l’on commence la marche d’apprenti du pied gauche. Cependant on note d’emblée une différence frappante avec tous les rituels français cités plus haut –  et aussi avec Le Franc-maçon démasqué : c’est ici le genou gauche qui est mis à nu (le pied droit en pantoufle), et non le genou droit (avec le pied gauche en pantoufle)! C’est du reste ainsi que, de nos jours encore, se prépare le candidat en Angleterre – et l’on sait que le Rituel de l’Union, en 1813, a fait prévaloir sur pratiquement tous les points les usages des Anciens.

     

     Une divulgation emblématique des Anciens

     

    Il devient alors à peu près évident que dans la tradition des Modernes, le pied gauche est déchaussé et que chez les Anciens, c’était l’inverse. Cela pourrait déjà sembler cohérent avec le fait que le premier pas est fait, chez les Modernes, en partant du pied droit, et chez les Anciens en partant du pied gauche.

    C’est de cette source que provient peut-être l’usage au REAA de partir du pied gauche – comme l’annoncent déjà sans équivoque les Tuileurs de Delaulnaye et de Vuillaume. On sait en effet que les grades bleus du REAA furent compilés en France en 1804 à partir d’une source essentielle, le rituel des Anciens que les fondateurs du REAA avaient pratiqué en Amérique. Il reste cependant que dans ce rituel, le Guide des Maçons Ecossais, qui est une synthèse maladroite et un peu bâclée entre le Rite des Anciens et un Rite Ecossais du XVIIIème siècle français (donc de type « Moderne »), on a mixé, à la hâte et sans trop de discernement, des éléments souvent incohérents. Ainsi, dans le Guide, on part bien du pied gauche, mais l’on a conservé, comme dans les Rites Ecossais du XVIIIème siècle, la préparation physique avec « le genou droit nud et le soulier gauche en pantoufle ».

     

     

     Un melting pot maçonnique...

     

    On ne sait donc trop si le REAA tire son choix du « pied gauche en premier » des Rites Ecossais antérieurs ou du Rite des Anciens. Mais nulle part, dans les rituels Ecossais du XVIIIème siècle, qui sont par ailleurs, répétons-le, de type Moderne – avec en particulier l’ordre J. et B. (voir plus loin) pour les deux premiers grades et les deux Surveillants à l’ouest – on ne justifie d’aucune manière cette inversion, seulement partielle puisque la préparation physique, elle, n’a pas changé…

    Il nous reste donc à tenter de comprendre pourquoi les Modernes commençaient à droite et les Anciens à gauche.

    Le retour des Colonnes

    On sait que, entre les Modernes et les Anciens, l’une des différences tenait à l’ordre des mots des deux premiers grades : chez les Modernes c’était J. au premier grade et B. au second, et le contraire chez les Anciens. Là encore, on a dit beaucoup de choses sur les raisons de cet ordre différent...

    Je ne reviendrai pas ici en détail sur ce sujet que j’ai traité ailleurs[3], mais la thèse classique admise par la Grande Loge des Modernes elle-même en 1809 – selon laquelle, « vers 1739 » les Modernes auraient délibérément inversé l’ordre ancien – ne tient plus guère aujourd’hui. Il est bien plus vraisemblable que cette différenciation fut plus tardive, en tout cas postérieure à l’apparition de la Grande Loge dite des Anciens, et nul ne peut dire qui a commencé à changer quelque chose. Certes, on sait aujourd’hui que la position archéologique, dans le Temple de Jérusalem, était bien B. au nord et J. au sud, mais cette perspective n’est jamais évoquée par quiconque au XVIIIème siècle et ne sert jamais de justification. Rappelons que dans la polémique assez peu reluisante qui a opposé les deux Grandes Loges anglaises pendant 60 ans, Laurence Dermott, le chef de file des Anciens, disait que les Modernes ignoraient tout simplement la signification J. et de B. , et que c’était la raison de leur « erreur » : selon lui, les Modernes croyaient que J. renvoyait au « rhum de la Jamaïque » et B.  à celui de la Barbade !...

    C’est ici qu’on peut faire une hypothèse. Je soupçonne qu’il y a un rapport entre l’ordre inverse des deux mots, d’une part, et la préparation inversée des candidats et leur marche, d’autre part. Or, si on lit simplement la Bible en oubliant l’archéologie, on ne lit pas que J. était au sud, mais qu’elle était « à droite » et que l’autre colonne, B., était « à gauche ».[4]

    Les Modernes, avec J. pour mot de l’Apprenti partaient du pied droit, et les Anciens, avec B., partaient du pied gauche…[5]

    Cette question de l’inversion des colonnes a pris tellement d’importance dans leur querelle, que j’incline à penser qu’elle a pu aussi influencer le « pied de départ ». En tout cas, après l’Union de 1813, la Loge de Réconciliation qui a travaillé entre 1813 et 1816 pour fixer le rituel de l’Union – celui que sont supposées pratiquer toutes les loges anglaises de nos jours – a adopté à la fois le départ du pied gauche et la préparation physique correspondante (et non celle des Modernes, comme l’ont fait les Rites Écossais en France)[6]… en même temps que l’ordre « ancien » des mots, comme si tout cela avait à ses yeux une secrète cohérence !

    Je laisse à chacun le soin de méditer cette hypothèse, qui est n’est pas entièrement démontrée, je l’admets, et le cas échant de la contester. Une recherche documentaire plus approfondie viendra peut-être la contredire.

    Il reste qu’avec une série de bons rituels convenablement datés et une Bible – de présence celle du Roi Jacques pour les références anglaises (King James Version) – on peut comprendre presque toute la maçonnerie…ou du moins éviter les plus graves élucubrations !

     



    [1] Le même paradoxe, que j’appelle « l’inversion partielle », s’observe dans le Rite Écossais Philosophique de la fin du XVIIIème siècle.

    [2] Masonic Catechisms and Exposures, AQC 106, 1994.

    [3] R. Désaguliers, Les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie, 4ème éd. Revue et corrigée par R. Dachez et P. Mollier, Paris, 2012, Chapitre II « Le problème de l’inversion des mots des deux premiers grades », pp.33-63.

    [4] Rappelons que dans la tradition des Hébreux puis des Juifs, on désignait le nord et le sud en regardant l’est : le nord est alors à gauche et le sud à droite. Et n’oublions pas que le Temple de Salomon s’ouvrait à l’est, et qu’on regardait donc vers l’ouest en y entrant…

    [5] I Rois, 7, 21-22.

    [6] Il faut observer que dans le Rite des Modernes comme dans celui des Anciens, le genou est découvert du côté qui effectuera le premier pas, et c’est encore de ce côté que l’on s’agenouillera pour le serment. Ce parallélisme, qui a peut-être un sens, est perdu dans les Rites Ecossais sans qu’on en connaisse la raison…pour autant qu’il y en ait une !

  • Noël à Londres…et quelques pensées vagabondes

    Passer Noël à Londres, comme je viens de le faire pour trois jours, est un des plaisirs de la vie. D’abord parce que ce pays a gardé, sans doute davantage que le nôtre, le sens initial – c’est-à-dire religieux – de cette fête fondatrice, à beaucoup d’égards, d’une partie essentielle de notre culture : en Angleterre, il y a en ce moment des crèches un peu partout et des arbres de Noël à tous les coins de rue, dans les commerces, les demeures privées et les bâtiments publics – et nul ne s’en émeut. Il y a même des décorations de Noël devant certains restaurants halal

    Et la reine, dans son discours télévisé, n’omet pas de rappeler que l’exemple de Jésus-Christ, dont on célèbre la naissance (symbolique) en ce jour, a toujours été pour elle « une source d’inspiration tout au long de [sa] vie ». Elle rappelle aussi que la joie de Noël s’adresse non seulement à tous les chrétiens mais aussi à tous ceux qui professent une autre foi, et à tous ceux qui n’en ont aucune et qu’elle n’oublie absolument pas. Et tout le monde trouve cela parfaitement normal, et même touchant : pas de doute, nous sommes bien au Royaume-Uni.

     D’autre part, le protestant que je suis, ultra-minoritaire dans un pays post-catholique comme la France, sécularisé à l’extrême, sans doute, mais qui demeure marqué bien plus qu’on ne l’imagine par la mentalité de sa religion traditionnelle, se trouve enfin, de l’autre côté du Channel, dans un pays où il est majoritaire ! Qu’on me pardonne cette satisfaction un  peu puérile, j’en conviens, mais elle ajoute pour moi à la joie de Noël. Il y a cependant place pour quelques réflexions…

    Une religion improbable

    On ne vient  à Londres au moment de Noël pour courir les boutiques  – c’est pour le 26 décembre, le Boxing Day, où tout le monde se fait des cadeaux – car le 25 tout est fermé, ou presque.

    Il me faut donc jouer le jeu des services anglicans que l’on trouve à foison et qui attirent des foules considérables. Résumons ce parcours de Noël :

    • Le Carol Service, le 24 décembre, à la cathédrale Saint Paul, œuvre de l’immortel Christopher Wren, présenté par Anderson comme le Grand Maître des francs-maçons en son temps – très douteux, mais bon…–,  est un événement tout simplement inaccessible. L’immense nef et sa coupole fabuleuse ne peuvent accueillir les centaines de personnes qui se pressent dès le matin et font la queue pendant des heures pour un service qui commence vers 16 heures ! Nous n’avons pas eu ce courage, alors il faut suivre sur un écran géant placé à quelques pas de la cathédrale, non loin de la plaque apposée il y a quelques années, rappelant que l’auberge A l’Oie et le Gril, où se tint la première Grande Loge, en 1717, se situait à deux pas  de là…

    • Le 25, à 11 heures, le Christmas Service (Sung Eucharist), que je ne manquerais pour rien au monde puisque ce sera pour nous dans la Royal Chapel in the Savoy, propriété personnelle de la reine, récemment restaurée dans toute sa splendeur du XVIIème siècle, et dont le Révérend titulaire n’est autre que le Chapelain de l’Ordre Royal de Victoria. Mais surtout, c’est dans le petit jardin attenant à la chapelle que se trouve, perdue sous une pelouse qui a tout recouvert, la tombe de Jean-Théophile Désaguliers, inhumé à cet endroit en 1744, et auprès de qui je vais discrètement et anonymement remplir mes devoirs !

    • Le 25 encore, mais cette fois vers 15 heures, dans la somptueuse Westminster Abbey, où tous les événements royaux les plus marquants prennent place depuis des siècles, l’Evensong, là encore parmi une foule où, cette fois, il nous a été possible de trouver place, près de l’autel, à côté des magnifiques stalles du chœur.

    En regardant, pendant ces deux jours, tout ce qui se passe au cours de ces services religieux de l’Eglise d’Angleterre, avec mon double regard de protestant réformé – habitué à un culte infiniment plus dépouillé : le « cérémonialisme » des anglicans, c’est tout de même quelque chose ! – et de franc-maçon français assez familier de la maçonnerie « Emulation », je souris à plus d’une reprise…

     

    Royal Chapel of the Victorian Order

     

    Au passage, quelle curieuse religion que l’anglicanisme ! C’est ce que le catholicisme aurait pu devenir s’il avait été intelligent, en France et ailleurs, au moment de la Réforme. Tout ici est contraste et paradoxe à nos yeux de post-catholiques – même quand nous sommes « laïques », et peut-être même plus encore dans ce cas !

    Prêtres, Chanoines et Evêques sont mariés. Ils portent des ornements sacerdotaux souvent très beaux, volontiers de style XVIIème siècle, du reste très variés, selon la paroisse, mais également l’Ordre (Jarretière, Bain, Victoria, etc.)  auquel se rattachent l’église et les célébrants. Car tout, ici, est mêlé : on chante l’hymne national au début du Christmas Service à la Chapelle royale[1] – et naturellement, j’entonne God save the Queen avec ferveur (imaginez un peu la Marseillaise à Notre-Dame !) –, et pendant l’Evening Prayer à Westminster, on dit des prières spéciales à l’intention de la famille de royale…et des membres de l’Honorable Ordre du Bain !

    Et pourtant, il ne faut pas se laisser tromper par cette apparence et ce faste : tout est substantiellement protestant, aussi bien l’ordre du culte, la situation, les gestes et les propos des célébrants,  que le contenu objectif de la liturgie… avec cette troublante ambigüité qui donne à un protestant convaincu comme moi le délicieux tourment d’être un peu catholique pendant une heure !

    Et tout cela est fait avec cette forme si particulière d’élégance en même temps que de détachement, dont les Anglais ont le secret : il faut être sérieux sans se prendre au sérieux. La courtoisie est la première des lois et, dans leur culture, le respect de la conviction intime de chacun doit primer.

     

    La nef de Saint Paul

     

    Cette Eglise pratique une  théologie très souple et adaptable, ouverte à toutes les interprétations – les controverses y sont interdites car ce serait une cause inutile de troubles (ça ne vous rappelle rien ?) – et le livret liturgique remis aux participants, à la Chapelle royale, précise que la communion est accordée à tous les chrétiens sans distinction d’aucune sorte ni exigence doctrinale, « selon la coutume immémoriale de l’Eglise d’Angleterre »…

    Mais, en poursuivant avec un regard plus aigu, d’autres surprises apparaissent.

    Tournez-vous vers l’Orient !

    C’est à Westminster que cela me frappe plus que partout ailleurs. Tout d’abord, le ballet si bien ordonné des Churchwardens (« Warden », le mot anglais que l’on traduit en français maçonnique par « Surveillant »…), en costume noir, chemise blanche et nœud papillon, qui encadrent l’installation des gens dans les travées, et portent au cou un collier de tissu bleu foncé (Garter blue, celui de l’Ordre de la Jarretière…et des Grands Officiers de la Grande Loge Unie d’Angleterre !) auquel est suspendu un bijou de métal qui me rappelle étrangement d’autres insignes de même aspect que j’ai vus en loge – plus précisément en chapitre de l’Arc Royal (on y voit des épées, des cannes en sautoir, etc.). Je parie sans grand risque que nombre d’entre eux se retrouvent une demi-douzaine de fois dans l’année, quelque part dans Great Queen Street, où s’élève Freemasons’Hall

     

    Le chœur de Westminster Abbey

     

    Du reste, dans cette partie la plus « sacrée » de Westminster où nous sommes, le chœur, séparé de la nef par un jubé, une porte monumentale qu’encadrent deux colonnes et que nul ne peut plus franchir une fois le service commencé, les participants sont disposés de part et d’autre de l’allée centrale, se faisant face, comme…mais vous m’avez compris !

    Voici justement que s’avance le cortège d’entrée, précédé de deux beadles (huissiers ou bedeaux) portant des cannes que je jurerais d’avoir vu ailleurs. En queue de cortège, bien sûr, le Vénér…euh !...je veux dire le Doyen de Westminster. Il prend place, ses Officiers aussi – enfin, ses Vicaires ! Tout le monde s’assied ensuite…

    Je jette alors un coup d’œil vers « l’Orient » où se situe l’autel, typiquement luthérien, très dépouillé : une nappe d’autel, une simple croix, deux chandelles, une Bible, un plat à aumônes et deux vases de roses et de lys …soit exactement, au détail près, ce que nombre de maçons anglais découvriront, beyond the Craft (« au-delà du Métier », c’est-à-dire dans les hauts grades – ou side Degrees ), dans leur Préceptorie du Temple, leur Prieuré de Malte, ou leur Chapitre de Rose-Croix (grade essentiel, en fait presque le seul pratiqué du REAA en Grande-Bretagne où ce Rite est un Christian Order, exigeant la profession publique de foi chrétienne pour y être reçu). Et n’oublions pas qu’un maçon anglais, après quelques années, passe environ deux fois plus de temps dans les side Degrees que dans sa loge « bleue »…

    Et puis ce moment savoureux, lorsque l’assistance est invitée à réciter le Crédo. Le livret liturgique porte ici une indication très précise : « Tous se tournent vers l’est » ! Vous avez bien lu, avec ces mots-là : « All face east ». Comme dans une cérémonie émouvante et capitale que connaitra tout Vénérable Maître anglais lorsque, les portes de la loge momentanément refermées sur tous ceux « qui n’en sont pas », le Maître Installateur dira à tous « Tournons-nous vers l’Orient » («Turn to the East » )[2]

    Ici, l’Orient c’est naturellement l’autel – qui n’est pas plus à l’est que ne l’est habituellement « l’Orient » de la loge – et où se tient celui que je n’oserai pas appeler le « Vénérable »…car on le nomme ici « Révérend » !...lequel est probablement Grand Chapelain d’un des nombreux Christian Orders de la Maçonnerie britannique.

    Ah ! J'allais oublier : le sol du chœur de Westminster Abbey est uniformément carrelé de blanc et de noir...

    Faisons un rêve…

    J’imagine que certains, parmi ceux qui me lisent, se demandent : « Où veut-il donc en venir ? ». En fait, nulle part en particulier. Nous sommes à Noël et je fais un rêve. Le rêve, non pas de « fermer une porte doucement », comme y songeait récemment un dignitaire maçonnique français (!) – mais d’en ouvrir plusieurs à la fois…

    Après avoir entendu et lu, depuis plus de deux ans, les pires sornettes et les contresens les plus navrants, à propos de la maçonnerie « régulière », de la maçonnerie « libérale et adogmatique », de la dérive religieuse prétendues des uns, des audacieuses conceptions religieuses supposées d’Anderson, j’en passe et des meilleures (ou des pires !), je voudrais, dans l’esprit de Noël, apporter une modeste contribution et faire quelques souhaits.

    Je rêve que les maçons français « libéraux et adogmatlques », dont je ne suis pas selon leur définition mais parmi lesquels je compte de nombreux amis très chers et dont je ne conteste nullement la qualité maçonnique, prennent quelques cours de culture religieuse, ou d’histoire sociale des religions, avec comme sujet principal l’Angleterre, avant de proférer des affirmations qui m’attristent parfois beaucoup pour eux quand elles sont ridicules et témoignent d’une ignorance absolue du sujet et d’une préoccupante étroitesse d’esprit – qu’ils me pardonnent si je les choque.

    Je rêve que l’on se demande pourquoi les Britanniques, qui ont inventé la maçonnerie et qui représentent, à travers tous ceux qui se rattachent à leur vision fondatrice, 90% des effectifs mondiaux, ont eux aussi tant de mal à comprendre pourquoi nous nous refusons à reconnaître cette dimension religieuse de la maçonnerie, qui est d’origine pour eux, dont ils n’ont jamais dévié et qui, surtout, n’est pas un drame à leurs yeux.

    Je fais le rêve que l’on comprenne enfin que le divorce intervenu au cours du XIXème siècle, entre l’essentiel de la maçonnerie mondiale – Anglais et Américains en tête de pont – et la plus grande partie de la maçonnerie française, ne résulte aucunement d’une «évolution naturelle » ni surtout proprement maçonnique, mais seulement des conséquences d’un conflit terrible et dévastateur qui a opposé l’Eglise catholique, intolérante et doctrinaire, soutenant tous les gouvernements autoritaires de son temps, à l’Etat républicain, pourtant nullement voué par nature ou par vocation à être, ni anticlérical, ni antireligieux.

    Je fais le rêve, puisqu’il n’est pas possible de refaire l’histoire, qu’on admette sa complexité, surtout en France, et qu’on en prenne acte. Ne demandons pas aux francs-maçons anglais, pour qui la dimension religieuse est largement constitutive de l’identité sociale, en maçonnerie comme partout ailleurs chez eux, et qui ont inventé la liberté de conscience (liberty of conscience), expression apparue dans l’édition de 1738 des Constitutions d’Anderson pour y désigner la liberté religieuse, d’adopter notre point de vue « laïque et républicain », comme s’il constituait l’horizon indépassable de la pensée humaine. Depuis plus de de 325 ans ils ont inventé la tolérance religieuse, le parlementarisme et les droits civiques, et ils n’ont plus jamais eu à s’en plaindre, francs-maçons ou non.

    Je fais le rêve que les maçons français comprennent que la dualité caricaturale où l’on veut les enfermer, entre une maçonnerie « qui croit au ciel » et une qui n’y croit  pas, est absurde, mais que cela ne signifie pas que l’avenir soit à une supra-obédience mixte et laïque qui devrait réunir tout le monde. Non à la pensée unique...

    Je rêve que les maçons « réguliers » français ne croient pas que leur conformité avec le mainstream de la maçonnerie mondiale ne leur confère que des droits. Qu’au terme de la terrible crise qui, pendant environ quatre ans, a donné une visage lamentable de la maçonnerie en France et libéré toutes sortes de haines recuites et permis l’étalement sur les blogs d’invectives insensées, et qui s’est heureusement achevée pour eux alors qu’elle aurait pu les emporter, ils s’emploient, tout en restant fidèles aux règles qu’ils ont acceptées et auxquelles ils se soumettent librement, ce que nous devons respecter, à  multiplier autant que ce sera possible les messages d’amour fraternel et les gestes de coopération et de bonne volonté – au sens évangélique du terme ! – envers tous les autres maçons français.

    Je rêve qu’on se souvienne qu’en Angleterre, si la reine , comme le dit l’adage bien connu,  « règne et ne gouverne pas », si l’archevêque de Canterbury, très respecté, n’est pas le pape et ne peut rien faire sans l’approbation de la Communion anglicane, de même le Grand Maître de la GLUA, un aristocrate de haut rang, au nom de qui tout est fait, n’a en pratique qu‘une influence limitée et que c’est avant tout la volonté des loges qui prévaut outre-Manche. Nous autres, prétendus républicains, avons fait de nos Grands Maîtres de petits monarques qui, trop souvent, prennent leur dignité dérisoire au sérieux et se croient investis d’une mission – et conduisent à des naufrages devant un entourage tétanisé ou complice. Puissions-nous devenir monarchistes à la manière anglaise….

    Que chacun fasse bien ce qu’il croit devoir faire, avec sincérité et de préférence modestie, sans prétendre détenir l’unique vérité ni se sentir le droit de donner des leçons aux autres.

    Je m’éloigne du sujet ? Non, j’y reviens.

    L’Eglise d’Angleterre est un modèle de l’Angleterre religieuse, ce qui veut dire qu’elle est unie dans une extrême diversité, et il en va de même de la Grande Loge, en dépit de tout ce qu’on peut croire en France –  et c’est un franc-maçon « non reconnu » qui l’affirme, comprenons-le bien ! Voilà pourquoi, peut-être, elle est en paix depuis plus de deux siècles et a conquis le monde maçonnique…

    Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que tout restera toujours en l’état, loin de là. Les Anglais changeront quand ils le jugeront utile, et l’on sera peut-être surpris de leur audace ! Mais ce ne sera pas sous l’effet de misérables petites combinaisons parisiennes.

     Un dernier constat pour servir de préface à l’avenir. Un détail frappant marque une  différence entre l’Eglise d’Angleterre et la Grande Loge Unie, deux institutions que je me suis amusé, un peu par jeu, à rapprocher de toutes sortes de manières : à Saint Paul comme à Westminster, au cours de ces deux derniers jours, la moitié des célébrants étaient des femmes…et l’Eglise d’Angleterre vient pour la première fois d’élever l’une d’entre elles à l’épiscopat !

    On a raison de dire que Noël est un jour d’espoir…



    [1] C’est également ce qu’on fait en Angleterre avant de commencer les travaux d’une loge…

    [2] En anglais maçonnique, le mot East, qui veut naturellement dire est, désigne aussi ce qu’en français on appelle »l’Orient » : le Grand Orient des Pays-Bas se dit, en anglais, Grand East of the Netherlands.

  • Il y a 16 mois, déjà...

    Ce blog, mes lecteurs le savent, est essentiellement consacré à l’histoire culturelle de la franc-maçonnerie. Je n‘y ai fait quelques incursions dans l’actualité que contraint et forcé, par l’invective, la mauvaise foi de quelques-uns et, comme encore tout récemment sous la plume d’un auteur qui fut jadis un grand chercheur avant de devenir assez pitoyablement le thuriféraire du confusionnisme maçonnique, l’insulte pure et simple…

    Il y a deux façons de réagir aux sottises ou à la calomnie : l’une consiste, pour rester « pur », à  ne rien dire – mais on s’expose alors au risque de laisser à penser qu’il y avait du vrai dans les insinuations. L’autre consiste à répondre – au risque, cette fois, de se laisser sinon entrainer, du moins frôler par la polémique…

    Je voudrais simplement, aujourd’hui, rappeler un texte que j’ai publié avec Alain Bauer et Michel Barat il y  exactement 16 mois : nous l’avons fait ensemble car, bien que nos positions et nos engagements maçonnique soient très distincts, ils ne nous aveuglent pas au point de nous empêcher toute analyse un peu distanciée. Or, nous avions justement fait une analyse commune de ce qui paraissait se profiler à l’horizon du paysage maçonnique français. A savoir un immense désordre suscité par des demi-mensonges et des stratégies bancales sur fond d’inculture maçonnique ambiante.

    Je voudrais reproduire ici un passage du texte dont j’étais l’auteur, et proposer à chacun de le relire à la lumière d’un aboutissement que nous connaissons à présent. Il était malheureusement prémonitoire et m’a valu une belle volée de bois vert, quelques jolis noms d’oiseaux et pas mal d’imprécations avec le pronostic claironné que je me trompais évidemment et que l’avenir révélerait toute ma confusion.

    Le voici :

    " La question se pose donc à nouveau, et avec elle tout son cortège de sujets annexes et de problèmes subsidiaires : la Régularité doit-elle entrainer une nouvelle rupture au sein du corps maçonnique français ? Ce qui est certain, c'est qu'on ne peut pas vouloir, qu'on nous autorise cette expression, le "beurre et l'argent du beurre". Qu'on y mette toutes les formes que l'on voudra, le résultat sera le même, c'est inéluctable. Il y a un prix à payer pour devenir "vraiment" régulier  – c'est-à-dire reconnu par Londres, car la reconnaissance éventuelle par les seules "Grandes Loges" de l'Appel de Bâle ne mènera évidemment pas très loin...

    Or ce prix est connu : rompre sans équivoque, clairement et définitivement avec toutes les autres Obédiences. On peut avoir ce projet en tête, chacun en a le droit, mais il serait alors plus honnête de le dire ouvertement et de façon claire, car de toute façon c'est à cela que l'on en arrivera.

    Et c'est là, sans doute, que le bât blesse, sinon pour quelques dignitaires de certaines Obédiences, du moins – et ils le savent bien – pour les Frères de la base, si l'on peut dire. Car la maçonnerie, pour la plupart des francs-maçons, ce ne sont pas des manœuvres diplomatiques de niveau international, ni la troublante perspective d’assister à Londres à une cérémonie présidée par le Duc de Kent, c'est avant tout, et au quotidien, une sociabilité fraternelle et chaleureuse, faite de petites fâcheries, de souvenirs communs et de beaucoup d'amitié, comme dans une famille. On peut obtenir d'un Convent un score pharaonique pour voter une motion conduisant hypothétiquement à la Régularité, il n'en faudra pas moins, à un moment ou à un autre, en venir aux conséquences concrètes : fermer la porte à des Frères et des Sœurs qui ne seront plus fréquentables, sauf dans des banquets, des "colloques", ou des "cérémonies" au cours desquelles un dignitaire –  de préférence venu des hauts grades –  répétera frénétiquement, pour que tout soit bien clair, que "ce n'est pas une tenue !" Et pourquoi pas dans les fraternelles qui retrouveraient ainsi de la force, grâce à une Régularité revigorée ?...

    Si demain, dans un aboutissement qui reste à ce jour lointain et incertain, la "Confédération" était vraiment reconnue, ce qui demeure très hautement improbable, en dépit des mensonges dont on se sert et des équivoques que l’on entretient, la Régularité compterait sans doute environ 50 000 membres en France, soit, à la louche, une dizaine de milliers de plus que lorsque la GLNF en avait l'exclusivité. Si cette dernière se joignait au concert – belles retrouvailles ! –, on atteindrait environ 70 000. Le paysage maçonnique français (environ 140 000 membres en tout) se retrouverait partagé en deux groupes dont l'antagonisme serait sans doute beaucoup plus vif qu'auparavant, car la GLNF vient d'un courant qui a coupé tous les liens avec les autres depuis un siècle et a toujours vécu en marge, alors que c'est une rupture violente entre vieux amis, sinon dans la forme du moins dans le fond, que certains appellent à présent de leurs vœux.

    A défaut de « mourir pour Dantzig », faut-il donc vraiment « rompre pour Bâle » ?

    Il se peut tout simplement qu'en fin de compte la question ne se pose pas..."

    (Les Promesses de l’aube, août 2013, pp. 52-54)

     

    Le 9 octobre 2013, suite à quelques attaques pénibles, je revenais sur cette question en précisant:

    " 1. Je me permets de dire qu’il me parait nécessaire, pour le bien commun de la franc-maçonnerie, que les équivoques de la Confédération soient rapidement levées, afin que le calme revienne dans les esprits. De quel droit ? Simplement du droit que possède tout franc-maçon sincère de souhaiter que la franc-maçonnerie soit sereine…

    Il serait simple de demander aux Députés du Convent de la GLDF de trancher : rupture ou pas rupture. J’ai mentionné dans un post la fourchette de 70 à 90% de votes éventuellement favorables. On m’a reproché cette mention, voire cette affabulation. Pourtant je la tiens, je le répète, de sources internes sérieuses et recoupées. Mais je l’ai présentée au conditionnel, en précisant qu’on ne savait plus très bien qui disait vrai à la GLDF, tant les discours y sont contradictoires. Et cette fourchette ne concernerait que les Députés (qui ont bien voté successivement à 97% et 90% pour l’Appel de Bâle, qui prévoit explicitement la rupture des relations interobédientielles « irrégulières »,  et pour  la Confédération !) mais cela n’engage pas les Frères des Loges : la proportion serait-elle la même parmi eux ?  Je l’ignore évidemment. La GLDF, comme l’ont envisagé froidement certains, ne devrait-elle pas passer par une scission ? Cela n’expliquerait-il pas, et c’est tout à son honneur, la prudence de loup de son Grand Maître actuel ?

    Il est clair que 2014 sera l’année de tous les dangers pour la GLDF – car la GL-AMF, quant à elle, est apparemment toujours droit dans ses bottes, sur sa ligne fondatrice – mais nous devons tous souhaiter que des Frères, souverainement, fassent leur choix, prennent le chemin qui leur convient, afin que la paix revienne, car la GLDF pèse toujours d’un grand poids dans le concert maçonnique français. Mais, quoi qu’il arrive,  elle n’échappera pas au choix cornélien que nous avons détaillé dans Les Promesses…"

    Disons tout de suite que je ne suis pas heureux d’avoir eu raison il y a plus d’un an. Il m’importe peu d’avoir raison ou tort. J’essaie de partager honnêtement des analyses que j’opère à la lumière de l’histoire et d’une connaissance assez précise du contexte maçonnique mondial. On ne peut pas plaire à tout le monde, et tel n'est pas mon but : je souhaite simplement être utile au plus grand nombre. Je n’ai pas de projet obscur et je ne sers pas de cause souterraine : mes choix maçonniques sont connus et je les assume avec bonheur. Je n’avais donc pour ambition que de servir la réflexion des uns et des autres pour leur éviter de se fourvoyer, tant le terrain était miné et les non-dits menaçants.

    Reste une ultime question : fallait-il tant de bruit, de fureur et de violence – qui laisseront des traces – pour en arriver à cette issue inévitable et prévisible ?