Selon un auteur profondément révéré par les francs-maçons anglais, William Preston (1742-1818), qui contribua dans le dernier quart du XVIIIème siècle, notamment à travers son maître ouvrage Illustrations of Masonry, à la fixation des rituels et des instructions encore en vigueur de nos jours dans les loges britanniques, la franc-maçonnerie est « un système particulier de morale, exprimé sous le voile des allégories et illustré par des symboles. »
On peut adhérer ou non à cette définition, mais elle est l’une des plus anciennes que la franc-maçonnerie nous ait laissée de sa méthode symbolique ; à ce titre au moins, elle mérite considération. Or deux termes y sont frappants : « morale » et « illustré ». La franc-maçonnerie, dans cette perspective si typiquement anglo-saxonne, enseigne avant tout « les principes sacrés de la moralité », comme le dit expressément le rituel d’initiation au premier grade en Angleterre, et n’utilise les symboles que comme une manière commode et suggestive « d’illustrer » cet enseignement. A l’époque de Preston, tout au long du XIXème siècle et jusqu’à nous, la franc-maçonnerie britannique n’a cessé de voir dans les symboles maçonniques de simples emblèmes rappelant sur un mode graphique les enseignements fondamentaux de la morale judéo-chrétienne dont les bases se trouvent dans les Ecritures saintes, lesquelles, toujours pour citer les rituels anglais, sont le « critère infaillible de la justice et de la vérité ».
Qu’en fut-il en France, notamment, au XVIIIème siècle ? On y voit le mot « symbole » rarement utilisé dans les rituels et les discours maçonniques, voire presque jamais dans certains systèmes. On y rencontre sans doute plus fréquemment les mots « allégories », « emblèmes » – tout comme en Grande Bretagne, observons-le – voire « hiéroglyphes » ou encore « types ». Mais il est un mot dont le vocabulaire maçonnique français a fait, dès l’origine, un abondant usage : c’est le mot « secret » – de préférence écrit au pluriel…
Les premières divulgations maçonniques françaises, par leurs titres mêmes, expriment bien cet état d’esprit : Le secret des francs-maçons (1744), Le sceau rompu (1745), L’Ordre des franc-maçons trahi et leur secret révélé (1745). Encore ces révélations ne portaient-elles que sur les trois premiers grades – grades « bleus », encore appelés « grades symboliques –, mais dès 1766 ce sont les hauts grades qui sont victimes de ces indiscrétions imprimées. L’ouvrage le plus célèbre les concernant avait pour titre : Les plus secrets mystères des hauts grades de la maçonnerie dévoilés. On mesure d’emblée ce que ces expressions soulignent par rapport à « l’illustration symbolique » anglaise : on nous suggère ici fortement que la franc-maçonnerie, se rattachant à la plus ancienne « tradition des mystères » renferme des enseignements soigneusement préservés de la curiosité profane et que les symboles dont usent les francs-maçons, loin d’illustrer, bien au contraire, ont pour objet essentiel de dissimuler et de rendre impénétrables les grandes vérités que l’ordre dispense à des adeptes.
A la fin du XIXème siècle, en France singulièrement, dans la mouvance du courant occultiste initié par Eliphas Lévi (alias Alphonse Louis Constant, 1810-1875) et qui va flirter avec les marges de la franc-maçonnerie, elle-même majoritairement positiviste à cette époque, un courant herméneutique bien particulier va peu à peu prendre de l’ampleur et finira par occuper, au décours des années 1950, sinon une position dominante, du moins une place incontournable dans la pensée maçonnique en général. Ce mouvement a incontestablement été lancé par Oswald Wirth (1860-1943), un élève de l’ésotériste et quelque peu sulfureux Stanislas de Guaïta (1861-1897). En publiant dès la fin des années 1890, en volumes successifs maintes fois réédités et toujours lus, sa célébrissime série, La franc-maçonne rendue intelligible à ses adeptes (I. L’Apprenti, II. Le Compagnon, III. Le Maître) puis Les mystères de l’art royal, très tôt traduits en plusieurs langues (mais pas en anglais !), Wirth assurera pendant plus de 40 ans un véritable magistère des études de symbolique maçonnique à la direction de sa revue justement nommée Le Symbolisme (fondée en 1912) qui vivra après lui, jusqu’en 1970.
A travers ses ouvrages, rédigés dans une langue classique et limpide, véritables « bréviaires maçonniques » selon les termes mêmes de leur auteur, Wirth imposera sa vision résumée en quelques formules lapidaires :
La science profane s’enseigne à l’aide de mots, alors que le savoir initiatique ne peut s’acquérir qu’à la lumière de symboles. C’est en lui-même que l’Initié puise sa connaissance (gnosis en grec), en discernant de subtiles allusions, il lui faut deviner ce qui se cache dans les profondeurs de son esprit. […]
Mis en présence d’un signe muet, l’adepte est tenu de le faire parler : penser par soi-même est le grand art des Initiés. (Les mystères de l’art royal)
En termes d’influence, et dans la même veine, on ne peut guère en rapprocher que Jules Boucher, un autre occultiste du XXème siècle, magicien et théurge, dont La symbolique maçonnique, publiée pour la première fois en 1948, fut un véritable best seller des loges jusqu’à nos jours.
De rébus moralisateur, le symbole maçonnique est ainsi devenu le support d’un véritable exercice spirituel aux connotations plus ou moins illuministes ou mystiques. Notons cependant ici, sans y insister davantage pour l’instant, les non-dits de cette approche « symboliste ». Renvoyant à des questionnements métaphysiques bien plus que simplement moraux, à la différence du symbolisme finalement assez sommaire de la tradition anglaise, ce symbolisme maçonnique français s’en distingue aussi par sa réticence extrême à évoquer toute référence trop directement religieuse. Fait révélateur, Wirth lui-même, prophète ardent du « renouveau symboliste » de la franc-maçonnerie, n’hésitant pas à recourir à l’astrologie, aux tarots ou à l’alchimie comme à autant de clés pour comprendre les symboles maçonniques, avait toujours maintenu une interprétation du « vocable » traditionnel de « Grand Architecte de l’Univers » – un terme imagé pour désigner Dieu, sans équivoque, chez les anglais – qui faisait de ce dernier un « pur symbole ». En d’autres termes ; tout ce que l’on voulait, sauf Dieu – ou alors du bout des lèvres…
Le symbolisme maçonnique dans sa conception française, est donc d’apparition assez tardive, on le voit, dans l’histoire de la franc-maçonnerie – même s’il trouve quelques racines dans certains Rites minoritaires de la fin du XVIIIème siècle. Le mot « symbolisme », en contexte maçonnique, s’est ainsi trouvé plongé dans un certain flou sémantique, au point qu’il est devenu, dans la bouche de certains de ses défenseurs et de ses contempteurs au sein des loges, comme un équivalent euphémique de spiritualisme, voire de déisme : on est un « maçon symboliste » et tout est dit. De la simple désignation d’une méthode, on est bel et bien passé, à pas feutrés et sans jamais le dire tout à fait, à l’affirmation d’une position intellectuelle et presque d’un choix métaphysique – ce qui est assurément très différent.
Même dans ce cas, pourtant, et selon une acception également très commune dans les milieux maçonniques français, le caractère « symbolique » renvoie cependant toujours au libre jeu de l’imagination et de la conscience, sans référence obligatoire à quelque affirmation « dogmatique » que ce soit.
Cet entre-deux typiquement français montre à quel point le contexte culturel influence la réception et le traitement d’un corpus de symboles dont la morphologie générale est pourtant partout la même. On peut du reste essayer de préciser les sources, la nature et la portée de cette ultime équivoque en examinant les rapports de la maçonnerie avec la religion et l’ésotérisme.
(Extrait du Que sais-je ? La franc-maçonnerie, PUF, 2013, pp. 61-65)