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Généralités - Page 34

  • Tracer le tableau de loge ?

    On entend par « tableau de loge » ou « tapis de loge », le tracé symbolique qui, dans la plupart des Rites, est placé au centre de loge et change de composition selon le grade auquel la loge travaille. Cela, en anglais se dit « tracing board ». Cette dernière expression pourrait également se traduire par « planche tracée » mais aussi et surtout « planche à tracer » – ce qui, dans le cadre maçonnique français, renvoie à tout autre chose [1], et permet une fois de plus de souligner les pièges de la traduction de l’anglais maçonnique au français maçonnique…

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    Tableau de la Loge d'Apprentif-Compagnon (1744)


    Il reste que l’origine des tracing boards est complexe. Rien n’indique, bien sûr, que pendant la période opérative il y ait eu quoi que ce fût de comparable dans les ateliers de travail qu’étaient les loges de chantier. Dans beaucoup de cas, comme à York où la trace en demeure, la loge était adjacente à la chambre du trait (tracing house) sur le sol de laquelle on traçait les épures et les gabarits. Le souvenir de cet usage peut expliquer aussi que les tapis de loge reposent le plus souvent sur une sorte de damier de cases noires et blanches, le « pavé mosaïque » (mosaic pavement), dénomination elle-même énigmatique et dont la signification a donné lieu à des interprétations diverses. De même, en Ecosse, dont nous viennent les plus anciens rituels maçonniques connus à ce jour (1696-1715), il ne semble pas y avoir eu de tableau au centre de la loge. Ces dernier n’apparaît et ne nous est iconographiquement connu que vers la fin des années 1730 et le début des années 1740, en France comme en Angleterre. A partir ce cette date, la documentation est très abondante et sûre.

    Il faut noter à ce propos que les Ancients, la Grande Loge rivale de celle de 1717 - dite des Moderns - ignoraient l'usage du tableau. Le centre de la loge répondait, chez les Anciens, à un agencement précis, mais le tableau n'y figurait pas, alors que les Modernes en faisaient un élément essentiel au centre de la loge. D'où le compromis curieux de l'Union de 1813 : on garda le tableau des Modernes, mais pas au centre la loge. Il fut déposé debout contre le plateau du 2ème Surveillant...

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    Plan de la Loge des Anciens (1760)

    A l’origine, on a de nombreux témoignages que, les loges se réunissant dans des locaux temporaires, le plus souvent des auberges, l’on traçait le tableau à même le sol, soit au charbon soit à la craie, et qu’on l’effaçait ensuite. Mais dès le début des années 1740, par commodité mais aussi pour assurer l’exécution d’une compostions graphique et symbolique toujours exacte, on prit l’habitude de les réaliser sur des supports de bois ou de toile que l’on disposait sur le sol pendant le temps des travaux. Très tôt dans le XVIIIème siècle, cette habitude s’est universellement imposée et il n’y a plus jamais été dérogé.

    Dans les décennies récentes, un usage est apparu en France, dans certains milieux maçonniques – et dans quelques loges c’est même devenu une coutume établie – consistant à tracer le tableau avant chaque tenue, à la façon ancienne, et considérant que ce tracé symbolique « extemporané » est le seul qui puisse vraiment permettre d’ouvrir la loge.  Très clairement, c’est une manifestation sympathique mais assez dogmatique d’une forme d’extrémisme maçonnique.

    Ce qui importe, c’est la composition du tracé figurant sur le tableau. Il est indifférent que ce tracé soit à chaque fois renouvelé où qu’il figure, préparé à l’avance et donc parfaitement réalisé, sur un support permanent. Affirmer que la tracé manuel de la loge est un acte presque sacré qui crée l’enceinte de la loge, comme on l’entend souvent dire, procède d’une vision presque magique de l’ouverture des travaux, sur fond de guénonisme à prétention opérative – notamment par le biais d’une référence en réalité peu pertinente à la pratique « compagnonnique » de « l’art du trait ». Cela ne porte tort à personne, bien sûr, mais ne doit pas être considéré comme une procédure plus authentique ni plus « traditionnelle » que celle qui consiste à recourir aux tableaux tout prêts.


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    En revanche, l’étude des tableaux, leur commentaire et leur interprétation libre mais fondée sur des références cohérentes, sont des tâches essentielles à la compréhension du corpus symbolique de la franc-maçonnerie et des enseignements qu’il renferme. Plutôt que de passer du temps à tracer d’une main malhabile des tableaux souvent incomplets ou arbitraires, il est préférable de le consacrer à une pratique elle-même fort ancienne et regrettablement délaissée, mais remise en vigueur dans plusieurs loges de la Loge Nationale Française, notamment au Rite Français Traditionnel : la tenue autour de la « planche à tréteaux » (trestle board) dont nous avons de nombreux témoignages iconographiques au XVIIIème siècle. Les Frères, réunis au centre de la loge, sont autour d’une table dressée sur des tréteaux et sur laquelle repose le tableau lui-même – au lieu qu’il soit déposé sur le sol comme à l’ordinaire. Les Officiers sont placés autour de ce tableau et le travail se fait sous la direction du Vénérable Maître. On peut alors étudier et commenter les différents éléments du tableau qui sont sous les yeux des Frères et alterner ce travail avec la citation et le commentaire des Instructions qui s‘y rapportent dans les différents grades.

    On mesure alors pourquoi, au XVIIIème siècle, pour désigner le tableau, on disait simplement "la loge"...

    [1] Cela désigne, notamment, le compte rendu écrit des travaux que le Secrétaire doit faire approuver à la tenue suivante.  Quant  à la  « planche à tracer », elle qualifie ce sur quoi le Maître Maçon doit travailler.

  • Franc-maçonnerie et Religion: quelques rappels historiques (1)

     

    L'image, largement répandue en France, d’un franc-maçon nécessairement anticlérical et « libre penseur » y rend souvent difficile une approche distanciée des relations qui existent entre la démarche maçonnique et l’appartenance religieuse. Cette question s’éclaire puissamment des données de l’histoire propres à notre pays, une vieille terre catholique où un conflit historique, dont les causes originelles sont souvent méconnues ou bien oubliées, a violemment et longtemps opposé la franc-maçonnerie à l’Église. Or, cette situation présente un caractère un peu exceptionnel  dans le paysage maçonnique international. D’autre part, le conflit en question est également très situé chronologiquement. Il convient, donc de reprendre le problème à sa source pour tenter d’y voir un peu plu clair.

    1. Christianisme et maçonnerie opérative. Même si les relations historiques pouvant avoir existé entre la maçonnerie opérative médiévale et la franc-maçonnerie spéculative, qui émerge en Grande-Bretagne au cours du XVIIème siècle, demeurent problématiques, cette question importe peu pour le sujet qui nous occupe ici. En effet, que les rituels, les symboles et le légendaire qui structurent la franc-maçonnerie et lui donnent aujourd’hui encore son identité lui soient provenus par une transmission directe ou qu’elle les ait acquis par « emprunt », il demeure que ce corpus s’est constitué dans une Europe alors entièrement dominée par une culture chrétienne et qu’il ne convient pas de lui chercher d’autres sources. Les clés qui permettent d’en dégager les significations traditionnelles majeures sont donc à trouver dans les bases scripturaires et doctrinales du christianisme et nulle part ailleurs. Toute autre approche relèverait au mieux de l’ignorance, au pire du révisionnisme historique.

    On peut au moins citer deux exemples particulièrement emblématiques pour illustrer cette réalité.


    Ms Grand Lodge n°1 (1583)

    Le premier concerne les plus anciens textes de la tradition maçonniques, les Anciens devoirs (Old Charges), dont les plus anciennes remontent à la période médiévale, précisément, et n’ont pu avoir qu’un usage opératif : le Ms  Regius (c. 1390) et le Ms Cooke (c. 1420). Ils retracent l’un et l’autre une histoire fabuleuse et mythique du métier de maçon en la replaçant dans l’Histoire sainte tirée de la Bible, et lorsque sont évoqués les devoirs moraux des ouvriers des chantiers, le premier point mentionné est « de bien aimer Dieu et la Sainte Eglise ». Un peu plus loin, une prière stipule : « Prions maintenant Dieu tout-puissant et sa rayonnante mère Marie afin que nous puissions garder les présents articles ces points tous autant qu’ils sont. »  Une version plus tardive (le Ms Grand Lodge n°1 – 1583) s’ouvre même par une invocation sans équivoque :

    « Que la force du Père du Ciel et la sagesse du Fils glorieux par la grâce et la bonté du Saint Esprit, qui sont trois personnes en un seul Dieu, soient avec nous dans nos entreprises et nous donnent ainsi la grâce de nous gouverner ici-bas dans notre vie de façon à ce que nous puissions parvenir à leur béatitude qui n’aura jamais de fin. Amen ».

    Un siècle et demi plus tard, le texte qui régit officiellement toute la franc-maçonnerie spéculative moderne, les Constitutions de 1723, compilées par le Révérend James Anderson pour le compte de la Grande Loge de Londres fondée en 1717, héritant des textes précédents et prétendant explicitement s’y substituer, commence par une histoire toujours aussi légendaire dont les premières lignes sont : « Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, Grand Architecte de l’Univers[…] », tandis qu‘un peu plus loin, lorsque l'on évoque Auguste César, on précise d’emblée « sous le règne de qui est né le Messie de Dieu, Grand Architecte de l’Église.» ce qui témoigne, au passage, du ridicule des discours qui ergotent sur le sens de "l’athée stupide et du libertin irréligieux" dans le même ouvrage : il suffit de ne pas s'en tenir à lire la page 50, où se trouvent ces mots, mais de se reporter à la page...1 pour tout comprendre !...

    Les multiples allusions chrétiennes des grades maçonniques dans leurs versions les plus anciennes et dans de nombreux hauts grades – parmi lesquels le très important grade de « Chevalier (ou Souverain Prince) Rose-Croix » – ne font que confirmer l’immersion entière des enseignements maçonniques dans ceux de la religion chrétienne.

    Et pourtant, il est classique de dire que dès le début du XVIIIème siècle, lorsque la franc-maçonnerie spéculative s’est organisée, et notamment quand la Grande Loge de Londres a remanié les textes anciens pour produire ses propres Constitutions, elle a fait évoluer cette conception vers une vision plus libérale – ou libérée ? – aboutissant peu à peu à une sorte de déisme vague dont l’expression abstraite de « Grand Architecte de l’Univers »  serait justement l’emblème.

    Qu’y a-t-il de juste dans cette vision des premiers temps de la franc-maçonnerie spéculative ?

    2. La franc-maçonnerie spéculative : une invention protestante ? L’esprit de grande tolérance, en matière religieuse, qui s’observe dans la franc-maçonnerie dès ses origines et dont témoigne éloquemment le Titre Ier des Constitutions de 1723, ne s’explique que par le contexte culturel et historique qui a vu naître la franc-maçonnerie : la Grande-Bretagne et singulièrement l’Angleterre entre la fin du XVIème et le début du XVIIIème siècle.

    Sans reprendre dans le détail une histoire que l’on peut consulter ailleurs, retenons surtout, pour ce que nous occupe ici, que la rupture avec Rome, décidée par Henri VIII et sanctionnée par l’Acte de suprématie de 1534, avait au départ des motifs purement politiques et des raisons privées – permettre au roi de convoler autant de fois qu’il le désirait…

    Toutefois, après la mort de Henri VIII, pendant la minorité d’Edouard VI où les protestants convaincus, sous l’égide de l’évêque Cranmer, prirent l’avantage, puis sous le règne brutal de Marie Tudor (« Bloody Mary »), catholique impitoyable, l’Angleterre entra dans un long conflit religieux, sanglant et coûteux. La Révolution de 1646, aboutissant au régime « républicain » du Commonwealth sous la férule du Lord Protecteur Cromwell, consacrant le retour en force des Puritains, n’arrangea nullement la situation. Lors de la restauration, en 1660, de Charles II, le fils du roi Charles Ier exécuté en 1646, un autre engrenage s’enclencha : celui qui devait conduire à la Glorieuse Révolution de 1688 et à l’éviction des Stuarts catholiques au profit, dans un premier temps des   puis de la dynastie de Hanovre à partir de xxxx. Dès 1689, l’Acte de tolérance avait cependant marqué la voie où les Anglais souhaitaient tous s’engager : celle de liberté religieuse - hormis pour les catholiques, il est vrai,  mais aussi  les anti-trinitaires contre qui Anderson écrira même un ouvrage entier....

    La maçonnerie, organisée sous la forme moderne que nous lui connaissons dans les premières années du XVIIIème siècle, est donc née dans un pays majoritairement protestant, acceptant sans réticence la diversité des opinions religieuses (pourvu, toutefois qu'on en ait une, comme le dit sans équivoque le Titre Ier des Constitutions...), l’Église d’Angleterre, officiellement « établie » et donc dominante, étant elle-même alors largement influencée par le latitudinarisme, c’est-à-dire une conception théologique très libérale, accordant peu d’importance aux dogmes abscons pour privilégier une morale chrétienne assez consensuelle et des formes liturgiques très variées.

    C’est dans ce contexte que le monde anglo-saxon, qui ignore à peu près complètement le mot « laïcité » (lequel est du reste pratiquement intraduisible en anglais), a établi voici plus de trois siècles, pour lutter contre tout cléricalisme dominateur, le concept de liberté religieuse. C’est à cette lumière que la maçonnerie, née à la même époque et dans le même pays, à intégré ses concepts religieux, pour en faire des valeurs de paix et de rassemblement, non de soumission et de conflit. Le (futur) Frère Voltaire, dans ses Lettres philosophiques ou lettres anglaises, publiées en 1733, décrivait ainsi la Bourse de Londres :

    « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l'utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l'un avec l'autre comme s'ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’hérétiques qu'à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l'anabaptiste, et l'anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l'enfant des paroles hébraïques qu'il n'entend point ; ces autres vont dans leur église attendre l'inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents.

    S'il n'y avait en Angleterre qu'une religion, le despotisme serait à craindre ; s'il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses. »[1]

    Remplaçons l’expression « Bourse de Londres » par le mot « loge » et l’on aura un tableau à peu près exact de ce qu’était l’état d’esprit des premiers francs-maçons à l’égard des questions religieuses. Si, en 1685, Louis XIV n’avait pas commis l’irréparable faute politique de révoquer l’Edit de Nantes, peut-être la franc-maçonnerie française aurait-elle, sur ce sujet, un tout autre visage… (à suivre)



    [1]Sixième lettre sur les Presbytériens.

  • "Martinisme" et franc-maçonnerie : les équivoques spirituelles du Régime Ecossais Rectifié (2)

    Le deuxième contraste que je voudrais envisager, et qui précise celui que l’on vient d’évoquer, est celui qui oppose la théurgie à la mystique. Nous sommes ici sur un terrain plus affermi, et surtout dans une distinction plus classique.

    On pourrait aisément résumer en peu de mots cette différence : Martinès a écrit des rituels, prescrit des opérations ; Saint-Martin a écrit des prières et prêché la méditation solitaire et le contact personnel avec Dieu. Pourtant, les choses sont assurément plus complexes.

    See full size imageIl existe, en Occident, depuis au moins la Renaissance, une tradition assez bien documentée de ce que l’on nomme la « magie cérémonielle ». Entendons par là, non pas les sombres et parfois douteuses procédures des magiciens et des sorcières de campagne, puisant dans les Clavicules de Salomon et le Grand Albert – célèbres classiques du genre depuis le Moyen Age – les moyens de ravir la fiancée d’un ennemi, de faire périr son troupeau, ou plus simplement de lui « nouer l’aiguillette »…


    Par magie cérémonielle, il faut entendre un genre nouveau, dans le sillage de Cornelius Agrippa, Giordano Bruno ou John Dee, des célébrations qui n’ont pas d’objet particulier, qui ne cherchent aucun effet concret dans le moindre matériel, pas de manifestation hors du commun, mais visent cependant à établir avec la Surnature, l’Au-delà du monde immédiat, un rapport d’un type particulier, à faire vibrer si l’on peut dire, en accord avec l’un des grands principes de l’ésotérisme occidental qui dit que « Tout est Vivant », les harmonies secrètes qui tissent le monde subtil qui nous entoure. Le but est en quelque sorte faire naître en nous, de faire naître en l’opérateur, le sentiment réel de son immersion dans un monde qui va bien plus loin que les apparences, briser la surface des choses.

    Le sommet de cette magie cérémonielle est la théurgie qui ne vise à rien de moins que de convoquer Dieu – si l’on peut ainsi s’exprimer – ou du moins de rendre palpable la présence de ses Esprits les plus élevés. Dans quel but ? Uniquement pour vérifier leur présence, sentir leur proximité et, du même coup, constater leur amitié. C’est à cela que vise Martinès avec ses rituels compliqués. Il n’a jamais cherché, comme tant de charlatans, à fabriquer des philtres d’amour ni à favoriser ses affaires par des procédés occultes – ses affaires furent du reste calamiteuses et ses finances catastrophiques tout au long de sa vie. Ce qu’il ambitionne, c’est de susciter la présence intime et vécue du Divin. Expérience au demeurant strictement personnelle et privée puisque les effets lumineux et sonores qui, selon lui, attestaient du succès des opérations, étaient exclusivement réservés à l’opérateur, les autres personnes présentes ne percevant rien. On voit que cette théurgie toute intérieure est bien éloignée de la magie vulgaire. Elle a presque la valeur d’une expérience mystique.


    Schéma


    Tracé d'opération des Elus Coëns


    Et c’est ici que Saint-Martin, si l’on veut bien y prendre garde, n’est pas si éloigné qu’on le croirait de son Maître Martinès. Voyons cela de plus près.

    De même qu’il existe en Occident une tradition de la magie vulgaire, je l’ai dit, il existe une tradition encore plus brillante de la mystique extatique, faite de transes et de convulsions, d’états seconds, de poings tordus et d’yeux révulsés – pour ne pas parler des troublants émois de Thérèse d’Avila, le cœur transpercé par le dard d’un petit ange et éprouvant alors une délicieuse torpeur où, disait-elle, « le corps lui-même a sa part », expérience dont la célèbre statue du Bernin, à Rome, a parfaitement saisi la nature…

    Mais la mystique de Saint-Martin ne se situe assurément pas dans ce registre là – de même que la magie de son Maître avait peu à voir avec celle de Harry Potter ! Si la théurgie de Martinès est une magie cérémonielle, on pourrait dire que la mystique de Saint-Martin est une méditation ritualisée.

    Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on veut dire par là, mais cette idée me parait importante. Saint-Martin s’est incontestablement, après la mort de Martinès, éloigné de la théurgie et de ses rituels –même des simples rituels maçonniques rectifiés, puisqu’il n’a pratiquement plus participé à aucune loge ni à aucun autre niveau de l’Ordre rectifié à partir de cette époque. Mais, pour autant, il ne s’est pas réfugié dans une pure introspection. Ce serait une profonde erreur que de croire, influencé par le mot de Papus qualifiant cela de « voie cardiaque » – une terminologie anatomique qui trahit le médecin de formation – que Saint-Martin se serait livré à une sorte de délectation morose, de vague prière un peu larmoyante, comme son siècle en avait la spécialité.

    Saint-Martin, après Martinès, n’est pas resté longtemps orphelin. Il a trouvé un père de substitution, son deuxième maître. Il s’agit de Jacob Boehme. Et cette découvert est essentielle car c’est une clé pour comprendre Saint-Martin – et à travers lui, qui s’est qualifié de « coën » jusqu’à la fin de ses jours, pour saisir le sens nouveau qu’il a donné, en toute connaissance de cause, lui le disciple du premier rang, à la doctrine spirituelle de son premier maître.


    Mysterium

    Illustration des œuvres de jacob Boehme

    Avec Jacob Boehme, ce n’est de plus de théurgie qu’il faut parler, mais de théosophie : la nuance est d’importance mais surtout la mutation est révélatrice. Je ne crois pas, en l’occurrence, qu’il s’agisse d’un reniement. Je pense qu’il y a là comme un accomplissement. Boehme, à qui Saint-Martin consacrera les 15 dernières années de sa vie, quant il n’en avait donné qu’une demi-douzaine à son Maître ; Boehme dont il traduira le premier les œuvres en français après voir tout exprès appris l’allemand pour cette seule raison ; Boehme, enfin, dont Saint-Martin dira qu’il fallait non point l’opposer mais l’unir à Martinès, et chez qui il retrouvait non seulement toutes les doctrines de ce dernier mais dont il pensait qu’il l’avait dépassé en ampleur et en profondeur. Quel extraordinaire aveu !

    Ce point, qui nécessiterait de longs développements, a encore été trop négligé dans les milieux rectifiés. Or, Saint-Martin le dit avec force et netteté : dans cette voie spirituelle particulière, la théosophie de Boehme est à la fois une source et un aboutissement. Et comme toute théosophie, elle se nourrit moins de rituels et d’invocations que d’images et de signes, visualisés, médités, intériorisés. C’est la voie des médiations et de l’imagination active dont Antoine Faivre nous a dit, dans sa fameuse typologie des invariants de l’ésotérisme, qu’elle en est précisément l’une des composantes essentielles. J'y reviendrai. (à suivre)