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Généralités - Page 36

  • Illuminisme et franc-maçonnerie (2)

    3. L’illuminisme maçonnique en France .- Il en fut tout différemment en France. Lorsque Joseph de Maistre, qui avait beaucoup fréquenté ces milieux avant la Révolution, rendra compte de ses souvenirs en ce domaine, il dira sans ambages, dans les Soirées de Saint-Petersbourg :

    « En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc maçon : je dis seulement que tous ceux que j’ai connus, en France surtout, l’étaient ; leur dogme fondamental est que le Christianisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est qu’une véritable loge bleue faite pour le vulgaire ; mais qu’il dépend de l’homme de désir de s’élever de grade en grade jusqu’aux connaissances sublimes, telles que les possédaient les premiers Chrétiens qui étaient de véritables initiés. C’est ce que certains Allemands ont appelé le Christianisme transcendental. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme, et de philosophie hermétique sur une base chrétienne. » [1]

    Tout au long du XVIIIème siècle, plusieurs figures vont illustrer ce courant de pensée. En France, on peut au moins en citer deux.

    Pernety_1758.jpgDès 1779, Dom Antoine-Joseph Pernéty (1716-1796), passionné d’alchimie et auteur d’un pittoresque Dictionnaire mytho-hermétique (1758), avait fondé à Berlin, où il exerça pendant dix ans les fonctions de bibliothécaire de Frédéric II, un groupe d’inspiration swedenborgienne. Bien qu’il fût lui-même franc-maçon, membre de la loge berlinoise Royal York de l’Amitié, sa création ne devait rien à la maçonnerie et il semble du reste avoir cessé toute activité maçonnique à partir de cette époque. Les travaux du cénacle fondé par Pernéty reposaient notamment sur les révélations visionnaires du mystique suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1772), rapportées dans ses Arcana Coelestia (1747-1758). Au cours de leurs réunions qui comportaient un rituel, les Illuminés de Berlin se consacraient à l’alchimie et dialoguaient aussi avec les mondes angéliques – une notion tout à fait swedenborgienne – par l’intermédiaire d’un « oracle ».  Vers 1782, Pernety de retour en France installa sur les terres du pape ce qui devint les Illuminés d’Avignon.  Parti pour Rome en 1786, Dom Pernéty y mourut et son groupe se délita en quelques années. Nombre de ses membres se retrouvèrent alors dans des loges maçonniques.

    Bien plus haut en couleurs, le célèbre Giuseppe Balsamo, dit Alexandre, comte deGiuseppe_Balsamo.jpg Cagliostro (1743-1795), fut probablement l’un des premiers à diffuser une maçonnerie ouvertement illuministe.  Venu de Sicile, passé par Messine où il aurait pratiqué l’alchimie, cet « aventurier spirituel », typique d’un certain XVIIIème siècle, était franc-maçon, bien qu’on ignore où et quand il avait été initié. Parcourant l’Europe avec son épouse Lorenza Feliciana, qui prendra plus tard le nomen de Serafina, il pratique la magie et répand les sciences occultes « égyptiennes », ce qui lui vaut une belle réputation de charlatan, perpétuellement en fuite.

    A partir de 1777, à Londres, puis à Berlin et Varsovie, mais surtout à Strasbourg où il séduira un temps le très crédule et peu catholique cardinal de Rohan, il fait connaître sa « Maçonnerie Egyptienne ». C’est finalement à Lyon, en 1784, qu’il installera la Mère Loge de son Rite, La Sagesse Triomphante.  Devenu le Grand Cophte – sa femme étant la Reine de Saba – d’un système comptant cinq hauts grades après les trois grades symboliques, Cagliostro enseignait les principes d’une maçonnerie dont le but était de régénérer l’âme et le corps.  Novateur, il y reçoit les femmes aussi bien que les hommes, et même de jeunes enfants (les « pupilles » et les « colombes ») agissant comme médiums lors des opérations magiques et des évocations en loge.  Le Rite ne compta jamais guère plus de deux loges et ne prospéra pas vraiment.

    La fin de Cagliostro, coqueluche d’une certaine société vers 1785, fut plus triste. Impliqué dans l’affaire du Collier de la Reine – où le pauvre Rohan se perdra – mais relâché sous la pression de l’opinion, il fut exilé. Contraint à l’errance et de passage à Rome en 1789, il y fut arrêté, emprisonné au château Saint-Ange puis condamné en 1791 à la prison perpétuelle pour faits de franc-maçonnerie, hérésie et pratiques magiques. Il y mourut en 1795. Du premier rêve égyptien de la franc-maçonnerie ne subsistait que le personnage de Sarastro, Grand Prêtre d’Isis et d’Osiris dans La Flûte Enchantée, où son frère Mozart avait parfaitement dépeint le Grand Cophte…

    Si aucun de ces systèmes, maçonniques ou para-maçonniques, n’a de rapport direct avec le Rite Ecossais Rectifié (RER), leur ensemble touffu désigne bien les contours flous d’un monde intellectuel complexe, d’un milieu humain  tourmenté  et peut-être d’un réseau de correspondance où devait se développer, dans la mouvance de ce premier illuminisme maçonnique, la « franc-maçonnerie illuministe et mystique » par excellence [2], c’est-à-dire justement la maçonnerie rectifiée.

    C'est, aujourd'hui encore, tout un continent à redécouvrir pour éclairer les enjeux fondamentaux de la tradition maçonnique française...



    [1] XIe Soirée, 1821.

    [2] Pour reprendre l’expression en partie inappropriée de son principal historien, René Le Forestier.

  • Epreuves élémentaires ou baptêmes successifs ? (3)

    4. Les épreuves par les quatre éléments : une innovation du XIXème siècle.- Après avoir évoqué l’apparition des épreuves de l’eau du feu, et leur source évangélique évidente, dans le troisième tiers du XVIIIème siècle, la question demeure donc posée : quand les quatre épreuves élémentaires furent-elles introduites dans les rituels maçonniques ?

    Disons à nouveau qu’on n’en trouve aucune trace dans les rituels du XVIIIème siècle – et pas davantage dans aucun rituel contemporain de la maçonnerie britannique ou américaine, il faut le répéter. Serait-ce au REAA qu’on les doit, comme on le croit souvent ? Nullement. Dans le plus ancien rituel de ce Rite pour les grades bleus, texte écrit tardivement puis que remontant au plus tôt à 1804, et rédigé à partir de sources à la fois françaises (Régulateur du maçon et Rite Ecossais Philosophique) et britanniques (Three Distinct Knocks – Les Trois Coups Distincst - 1760), le Guide des maçons écossais, ces épreuves sont absentes.

    Dans les rituels du jeune REAA entre 1829 et 1843, on voit apparaitre la séquence : air, eau et feu – mais la terre, généralement associée, par la suite, au séjour dans le cabinet de réflexion, semble absente. [1]

    A ce jour, dans l’état de la documentation qui nous est parvenue, le rituel maçonnique le plus ancien qui expose sans ambiguïté les épreuves élémentaires est celui du grade d’Apprenti  du Rite de Misraïm, daté de 1820, repris presque à l’identique, avec quelques variantes mineures, mais cette fois sous forme imprimée, par le Rite de Memphis[2], concurrent du précédent, en 1838.[3]

    Une première constatation s’impose donc : le premier Rite maçonnique qui ait fait usage des quatre éléments (et non plus seulement de deux) dans une procédure rituelle, est un Rite… « égyptien » ! Je reviendrai plus loin sur ce point surprenant mais, je crois, révélateur.

     

    L'initiation huile su  toile.jpg

    Initiation maçonnique (huile sur toile - début XIXème siècle)

    L'irruption du thème des "éléments" dans le rituel maçonnique


    Puisque c’est la source à laquelle, finalement, puiseront tous les rituels postérieurs, il est sans doute utile d’en rappeler les principaux passages :

    Lorsque l’Expert est envoyé au près du candidat pour le conduire dans la loge, le Vénérable lui adresse ces paroles :

    « Mon  F.:, c’est à vous qu’est confiée l’auguste fonction de soumettre le néophyte aux épreuves physiques, de le diriger dans les voyages mystérieuses, de le faire passer par les quatre éléments qu’il doit traverser avant de parvenir à la porte du Temple. »

    Plus loin le Vénérable ajoute :

    « Retournez auprès du néophyte, tirez-le du sein de la terre et des ombres de la mort : livre-le au F.: Terrible qui lui fera faire le premier voyage mystérieux et lui fera traverser le deuxième élément matériel et venez ensuite nous rendre compte de ce premier voyage. »

    […]

    « Le F.: Terrible lui fait faire le premier voyage qui doit avoir lieu en silence, il le conduit au Réservoir du 2ème élément et lui fait traverser l’eau dans laquelle ses chaines [préalablement placées aux pieds et aux mains du candidat] doivent rester. »

    L’Expert dit alors au candidat :

    « Le lieu dans lequel on vous a enfermé représente le sein de la Terre, le lieu d’où tout sort où tout doit retourner. Vous y avez trouvé toutes les images de la Mort pour vous rappeler que l’homme qui vente entrer parmi nous doit probablement mourir aux vices, aux erreurs et aux préjugés du vulgaire […] la Chaine de métal qui vous liait encore lorsque vous avez commencé et que vous avez  en traversant les eaux, sont autant d’emblèmes […] »

    Le Vénérable ajoute :

    « Veuillez, F.: Expert, par vos soins obligeants, lui faire faire le 2ème voyage dans lequel il doit passer par le premier élément pur (le Feu). […] »

    L’Expert dit encore :

    « Le candidat a pénétré dans le troisième élément [après la terre et l’eau, c’est le feu], il en est sorti purifié, il a épuisé la coupe d’amertume et il persiste dans sa résolution.
    Le Vén.: dit : puisqu’il persiste dans sa résolution, veuillez mon Frère, lui faire faire le troisième tour de roue, afin qu’il achève sa purification dans le second des éléments purs. Vous l’abandonnez ensuite à lui-même afin que le Tout-Puissant le conduise et que sa Volonté s’accomplisse.

    L’Exp.: sort et va faire exécuter le troisième voyage pendant lequel le néophyte parcourt la région de l’Air, au milieu de la foudre, des éclairs, de la grêle et des autres météores. A l’orage le plus épouvantable succède le calme le plus profond, après lequel l’Expert dit au néophyte :

    N…, tu es sorti vainqueur des quatre éléments, je t’abandonne à toi-même. Poursuis seul ta route et si tu en as le courage et la ferme volonté, que la Tout-Puissant te conduira, je l’espère où tu dois arriver. »

    On observera au passage, sans s’étendre plus avant sur cette modalité rituelle, que les voyages et les épreuves se font à l’extérieur du Temple et que le candidat y est présenté seulement ensuite. Lorsqu’il frappe à la porte, l’Expert dira pour lui, afin d’obtenir son entrée :

    «  Il a renoncé au siècle il a pénétré dans le sein de la terre et dans le séjour de la mort, il a parcouru les sentiers de la vie, ayant été purifié par l’eau, par le feu et par l’air, il en est sorti délivré des liens des préjugés et des souillures du vice. »

    Ce rituel est donc la première attestation, le modèle et la source de tous ceux qui, à sa suite, intégreront selon des modalités diverses les « épreuves élémentaires » à la cérémonie d’initiation d’un Apprenti : c’était à Paris, en 1820…

    5. Postérité et diffusion des épreuves élémentaires dans les rituels maçonniques.- On sait que le Rite de Misraïm et celui de Memphis mèneront une vie chétive et languissante – émaillée de moments épiques, leurs dirigeants étant souvent haut en couleurs – jusqu’à disparaitre presque complètement dans le cours du XIXème siècle pour ne plus subsister qu’à l’état d’une maçonnerie marginale, devenue l’apanage des milieux occultistes – ce qui n’était pas le cas à l’origine  –  et ce jusqu’à nos jours.[4]Il faut surtout noter les rituels de Memphis, en 1863, après leur intégration au Grand Orient de France dont Marconis de Nègre était devenu un « dignitaire » – en réalité une sorte d’otage assez peu considéré. Les épreuves « extérieures » par les quatre éléments, quoique dans un ordre modifié (terre, puis air, eau et feu), y sont maintenues.

    marconis.gif

     Marconis de Nègre

    Or à  la même époque, au Grand Orient de France ces quatre épreuves sont toujours ignorées des rituels du Rite Français – lequel n’en connait traditionnellement que deux, de signification très différente nous l’avons vu. Le « Rituel Murat », en 1858, n’innovera pas en ce domaine. Quant à l’évolution – ou l’involution – que vont suivre les rituels entre 1887 (Rituel Amiable), 1907 (Rituel Blatin) et 1922 (Rituel Gérard) , elle fait si peu de place aux aspects symboliques que même les épreuves de l’eau et du feu y disparaitront, englouties par une logorrhée rationaliste ! Seule la première version du Rituel Groussier (1938-1955) réintroduira de façon optionnelle des éléments plus historiques, avec une « présentation facultative » des épreuves de l’eau et du feu…

    En revanche, entre 1896  et 1904, on trouve déjà à la GLDF des rituels qui font des quatre éléments un élément désormais familier du REAA – quoique sous des formes encore simples, et cette fois à l’intérieur de la loge de réception.

    En somme, l’histoire moderne des épreuves élémentaires, sur laquelle je ne m’étends pas ici,  est de peu d’intérêt : disons qu’elles ont fini par intégrer les REAA au point de paraître lui devoir leur origine, et même certaines formes du Rite Français quand, au cours de l’après-guerre, le rituels très dépouillés de ce Rite ont suscité de la part de Frères bien intentionnés, mais souvent peu avertis de l’histoire des rituels, des « emprunts » au REAA, considéré à tort ou à raison comme plus « substantiel » que le Rite Français issu des appauvrissements successifs qu’il avait subi dans la première moitié du XXème siècle. D’où la « contamination » de ces rituels par des usages qu’ignorait la maçonnerie française dans son ensemble au XVIIIème siècle – erreur qui ne fut évidemment pas commise par mon maître René Guilly lorsque, au milieu des années 1950, il entama le travail de restitution qui devait donner naissance au Rite Moderne Français Rétabli, dénommé depuis Rite Français Traditionnel.  

    Mais après ces longs et curieux détours, la question initiale, la seule qui nous intéresse, reste donc posée : pourquoi les épreuves élémentaires ne firent-elles leur apparition qu’au début des années 1820 au plus tôt ? Pourquoi dans un Rite « égyptien » ? A partir de quelle source d’inspiration ?

    C’est ici que nous allons retrouver Mozart, par un détour assez inattendu qui nous fera remonter dans le XVIIIème, mais en dehors de la franc-maçonnerie… (à suivre)



    [1] Analyse détaillée dans P. Noël, Le Guide des Maçons Ecossais, Paris, 2006, pp. 106-112.

    [2] Toulouse, Fonds Calvet, ms 1207.

    [3] Reproduit in S. Caillet, Arcanes et Rituels de la Maçonnerie égyptienne, Paris, 1994.

    [4] Je me permets ici de renvoyer à mon petit ouvrage Les Rites Maçonniques Egyptiens, Que sais-je ? n° 3931, PUF, 2012.

  • Illuminisme et franc-maçonnerie (1)

    On a depuis longtemps souligné, à juste titre, l’ambivalence philosophique et religieuse du XVIIIème siècle. D’un côté, c’est le Siècle des Lumières, celui des Philosophes qui, de Montesquieu à Diderot, en passant par Helvétius, d’Holbach ou Voltaire [1] – pour ne citer que les plus illustres – vont promouvoir le règne de la raison et de la tolérance, en politique comme en religion, et annoncer la venue d’une humanité plus libre et plus « éclairée ». Toutefois, ce n’est qu’une face du XVIIIème siècle : ce siècle sans pareil fut aussi celui des « Illuminés ».

    1. Les sources de l’illuminisme  moderne. - L’illuminisme plonge ses racines premières dans le grand bouleversement intellectuel de la Renaissance et de la Réforme. Au moment où « la tunique sans couture du Christ » va être déchirée en deux, entraînant pendant quelques décennies une considérable effervescence religieuse à travers toute l’Europe, et dans le sillage de la redécouverte de la « sagesse antique »  sous sa forme essentiellement néo-platonicienne avec le fameux Corpus Hermeticum, traduit à Florence à la fin du XVème siècle, une nouvelle vision de la spiritualité va se former et se répandre.

    Fama.jpgAlors que tout au long du XVIème siècle, en Italie, va se développer une kabbale chrétienne, en Allemagne, au XVIIème siècle, à la suite de Paracelse et de sa philosophie naturelle sur fond de médecine spagyrique, va naître le mouvement de la Rose-Croix révélé par les Manifestes publiés entre 1614 et 1616 [2], où surgissent des secrets enfouis et des discours « alchimisants », ainsi que la théosophie chrétienne avec son père fondateur, le cordonnier silésien Jacob Boehme (1575-1624).

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    Jacob Boehme (1575-1624)

    Le père de la théosophie chrétienne

    Jusqu’au XIXème siècle encore, toute une littérature, d’une incroyable profusion, va témoigner de la fermentation et des influences croisées de ces doctrines,  polymorphes et parfois contradictoires mais toutes consacrées à l’exploration des ressorts les plus intimes de l’âme humaine et de la présence de Dieu en l’homme comme en chaque chose.

    Une telle atmosphère était surtout propice à la formation de petits cénacles, de groupes discrets et plus ou moins fermés, détenteurs des « vrais secrets » et les transmettant à des disciples choisis, et non plus à la multitude des fidèles de toutes confessions, désormais rejetés au rang de simples « profanes ». Pour ces raisons, du reste, ces milieux et ceux qui s’exprimeront en leur nom rencontreront très tôt l’hostilité des églises constituées. Ainsi de l’Eglise catholique, censurant en Italie Pic de la Mirandole pour ses Conclusions  dès  1487,  pourchassant en Espagne les Alumbrados,  et plus tard condamnant la franc-maçonnerie elle-même, excommuniée dès 1738.  Mais il en ira de même dans certaines églises protestantes, le luthéranisme « orthodoxe » se dressant ainsi, en Allemagne, contre les « enthousiastes » comme Valentin Weigel ou Caspar Schwenkfeld.

    2. Illuminisme et franc-maçonnerie au XVIIIème siècle. - La jeune franc-maçonnerie, bien que conformiste, établie et classiquement anglicane en Angleterre, adoptera d’emblée un statut atypique et volontiers suspect aux yeux des autorités sur le Continent. Influencée par les Lumières, elle y portera souvent les idées nouvelles, mettant en œuvre dans ses loges  une fraternité égalitaire et chantant les louanges d’une tolérance « douce et éclairée ». Mais elle subira aussi, en raison de sa structure même,  l’influence des courants mystiques marginaux qui chercheront à y trouver refuge et elle deviendra peu à peu le réceptacle naturel de certaines spéculations hermético-kabbalistiques et ésotériques au sens large : ainsi va se constituer, au tournant des années 1770-1780, l’illuminisme maçonnique proprement dit.

    La démarcation entre les deux types de maçonnerie que l’on vient de mentionner est du reste imparfaite : par son usage du symbolisme et de l’allégorie, l’univers maçonnique ouvre naturellement la porte aux spéculations d’une « imagination active » [3], mais l’illuminisme maçonnique trouvera son terrain d’élection dans certaines loges, au demeurant peu nombreuses, notamment en Allemagne puis en France.

    Par contraste avec les Lumières (de la raison) – sinon par opposition à elles –, l’illuminisme met l’accent sur la recherche d’une « lumière intérieure », d’un feu secret d’origine divine, enchâssé et comme mis en veilleuse au plus profond de l’homme mais susceptible de s’éveiller à nouveau et de reprendre tout son éclat, pourvu que l’on reçoive l’enseignement approprié. Cette dimension doctrinale, de préparation intellectuelle en quelque sorte, est au demeurant l’un des traits distinctifs les plus nets de l’illuminisme par rapport à une démarche purement mystique avec laquelle il ne faut pas le confondre – même si des passerelles existent incontestablement entre ces deux voies.

    Dès la fin du XVIIIème siècle, les représentants les plus marquants de l’illuminisme seront des Allemands, et l’on doit ici souligner les fortes connexions qui existent avec le premier romantisme et la Naturphilosophie [4] qui s’épanouira en Allemagne au XIXème siècle.

    Parmi eux, il faut notamment citer Friedrich Christoph Oetinger (1702-1780), piétiste souabe qui conjuguera la théosophie juive de la Kabbale et celle de Boehme, ou plus tardivement Franz von Baader (1765-1814), également fils spirituel de Boehme mais aussi de Louis-Claude de Saint-Martin – que nous retrouverons plus loin – et lecteur passionné de Maître Eckhart, alors quelque peu oublié. On ne doit pas non plus passer sous silence des noms tels que celui de Karl von Eckarthausen (1752-1803), plus nettement marqué que les précédents par la philosophie occulte de la Renaissance, ou de Niklaus Anton Kirchberger (1740-1817), en quête d’une « Eglise intérieure » faisant rayonner la Divine Sophia, au-delà des confessions établies et de leurs dogmes.

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    Louis-Claude de Saint-Martin (1740-1803)

    La plus haute figure de illuminisme chrétien au XVIIIème siècle

    Toutefois, bien qu’il ait existé en Allemagne, dès 1779-1780, un Rite maçonnique des Chevaliers de la Vraie Lumière puis des Frères Initiés d’Asie, dont les rituels trahissaient une forte influence de la Kabbale mais ne vécut que quelques années à peine, force est de constater qu’aucun des grands noms évoqués plus haut ne semble avoir jamais été lié à la franc-maçonnerie, si ce n’est par des correspondances éventuelles avec quelques amis francs-maçons.  (à suivre)



    [1] Parmi eux trois sont sûrement francs-maçons et deux autres (d’Holbach et Diderot) auraient pu l’être et ont parfois été présentés comme tels, sans preuve formelle cependant.

    [2] Cf. R. Edighoffer, La Rose-Croix, « Que sais-je ? » n°1982, Paris, PUF, 2005. 

    [3] L’une des caractéristiques majeures de la pensée ésotérique selon A. Faivre (L’Esotérisme, « Que sais-je ? » n°1031, Paris, PUF, 1995) et la voie d’accès au mundus imaginalis, pour reprendre l’expression forgée par H. Corbin.

    [4] Vision globale du monde s’efforçant de reconstituer une unité perdue entre foi et savoir, elle porte sur la nature un regard religieux, voire gnostique. En quête de l’Ame du monde, sa cosmologie s’achève en eschatologie. A la Renaissance, Paracelse (1493-1541), pour qui l’amour de la création rendait possible la connaissance de Dieu, fut sans doute le grand précurseur de cette philosophie de la nature vivante.  Cf. notamment : A. Faivre, Philosophie de la Nature (Physique sacrée et théosophie, XVIIIè-XIXè siècles), Paris, Albin Michel, 1996.