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Histoire - Page 12

  • 1728-2003 : histoire d‘un 275ème anniversaire

    Beaucoup des francs-maçons se souviennent sans doute qu’on a célébré en 2003, par de nombreux événements tant officiels que culturels et scientifiques, le « 275ème Anniversaire de maçonnerie française » : je revendique ici d’avoir déterminé l’année à laquelle se rapportait cette célébration, et d’avoir indiqué  la nature de l’évènement qui s’y était produit.

    La vérité des faits est encore plus précise : en 2002, Alain Bauer, qui entamait alors la dernière année de son mandat de trois ans à la tête du Grand Orient, me demanda un jour s’il serait envisageable, justifiable historiquement, de marquer l’année 2003 par le rappel d’un événement important ou significatif de l’histoire maçonnique française autour duquel toutes les Obédiences, qui traversaient alors une période de grâce dans leurs relations, pourraient se rassembler. Au terme d’une brève réflexion, l’année 1728 nous vint assez rapidement à l’esprit malgré le caractère assez inhabituel – mais pas totalement inusité – d’un « 275ème anniversaire » : onze ans plus tôt, en 1992, la Grande Loge Unie d’Angleterre elle-même avait bien fêté à grands fracas le 275ème anniversaire de la création de la première Grande Londres, à Londres en juin 1717 !

    Les diverses récupérations de cette date de 1728 qui ont lieu depuis lors, pour des raisons obédientielles que je ne juge pas mais qui ont peu de rapport avec le souci de l’exactitude historique m’obligent, afin que la mémoire ne s’en perde pas, à la présente mise au point en forme de réponse à la question suivante : que s’est-il vraiment passé en 1728 en France, dans le domaine maçonnique ?

    La réponse la plus lapidaire – si j’ose dire – tiendrait du reste en peu de mots : presque rien…

    Cela nécessite évidemment une explication plus substantielle.

     

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    Des débuts obscurs

    Nul ne sait au juste quand les premiers francs-maçons ont paru sur le sol français. Il existe en fait deux thèses dont l’une est pratiquement sans fondement documentaire alors que l’autre repose sur des preuves indiscutables. Il reste qu’elles ne sont nullement incompatibles.

    L’une affirme que les deux premières loges en France furent, dès 1688, celles de La Bonne Foy, du régiment de Dillon des Gardes écossaises et de La Parfaite Egalité, à l’Orient du régiment de Walsh-Infanterie. Ces deux loges mythiques appartiennent en effet au légendaire doré de la franc-maçonnerie française. Le lieu n’est pas ci de reprendre en détail ce dossier mais d’observer, après tant d’autres historiens qui ont confronté les maigres données disponibles, que rien ne permet d’affirmer l’existence réelle de ces deux loges – mais que rien non plus ne permet de l’exclure. Il est parfaitement vraisemblable que des francs-maçons, sinon des loges, aient été présents sur le sol français à cette époque, dans une émigration d’environ 20 000 à 30 000 personnes de souche britannique venues s’établir en France, suite à l’exil jacobite.

    La deuxième étape, documentairement indiscutable, en revanche, est celle de la fondation à Paris, vers 1725, d’une loge rue des Boucheries. Lalande, l’un des plus anciens témoins de la première maçonnerie française, nous en a laissé un célèbre récit dans le supplément de l’Encyclopédie publié en 1773 :

    « Vers l’année 1725, Milord Dervent-Waters, le Chevalier Maskelyne, d’Herguerty, & quelques autres Anglois établirent une Loge à Paris, rue des Boucheries, chez Huré, Traiteur Anglois, à la manière des sociétés angloises ; en moins de dix ans, la réputation de cette Loge  attira cinq ou six cens Frères à la Maçonnerie, & fit établir d’autres loges ;  […] » 

    Des francs-maçons, il y en donc eu en France avant même qu’il y ait peut-être des loges, et donc avant que l’on puisse parler d’une franc-maçonnerie organisée : en 1688, il n’existe de « Grande Loge » nulle part au monde et, en 1725, la jeune Grande Loge de Londres et Westminster est encore très confidentielle et ne compte alors que quelques dizaines de loges, non loin du cœur de la capitale anglaise.

    Dans ces conditions, pourquoi assigner la date de 1728 aux origines de la maçonnerie en France ?

    Pour le comprendre, il faut faire un détour par l’Angleterre, à la découverte d’un singulier personnage…

    L’improbable Wharton

    Raconter la vie de « sa Grâce le Duc de Wharton » n’est pas une mince affaire. En quelques mots, un aristocrate pourvu de quelques dons mais velléitaire, fantasque, débauché, multipliant les allégeances et les trahisons dans une Angleterre déchirée par le conflit dynastique entre les Hanovre et le Stuart…

    Dans des conditions plus que douteuses, il devint en 1722 Grand Maître de la Grande Loge de Londres, succédant au probe duc de Montagu, mais quitta sa charge l’année suivante dans des circonstances tout aussi mouvementées. Devenu ouvertement jacobite après avoir cultivé toutes les équivoques, sa situation politique étant devenue intenable et les créanciers se précipitant à ses trousses, il quitta l’Angleterre sans esprit de retour en 1725, pour une errance de quelques années en Europe. Il finit assez piteusement ses jours en Espagne, malade et alcoolique au dernier degré, en 1731.

    En 1735, un document essentiel fut rédigé par celui qui, cette année-là, « assumait » la fonction de « Grand Maître » : Hector Mc Leane, écossais de naissance, justement l’un des trois fondateurs de la première loge à Paris ! Les Devoirs enjoints aux maçons libres, adaptation très libre – mais riche d’enseignements – des Constitutions anglaises de 1723, est ainsi l’un des textes les plus précieux de la tradition maçonnique française. Or, dans ce texte, Mac Leane fait figurer la mention suivante, capitale pour notre sujet :

    « [Ces règlements généraux] furent modelés sur ceux donnés pat le Très Haut et Très Puissant Prince Philippe, duc de Wharton, Grand Maître des Loges du Royaume de France ».

    Le reste est simple : la biographie mouvementée de Wharton, aujourd’hui parfaitement connue[1], permet d’établir sans erreur qu’il séjourna à Paris entre juin 1728 et avril 1729. C’est donc à cette époque, à nulle autre, qu’il put être reconnu comme « Grand Maître » en France.

     

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    Frontispice des Constitutions de 1723

    Wharton est à droite

     

    Wharton avait été Grand Maître en Angleterre – d’une manière très controversée, certes, mais on avait fini par « régulariser » son élection. C’est sans doute parce que la très petite communauté maçonnique de Paris, en 1728 – alors évidemment composée d’une majorité de sujets britanniques – partageait ses engagements politiques, qu’elle ne fit aucune difficulté pour lui accorder le titre de Grand Maître, en France également. Une façon de dire que les loges, en France, ne dépendaient plus de la Grande Loge de Londres. En d’autres termes, qu’il y avait aussi, désormais une « maçonnerie française ».

    Sans doute, la référence historique à Wharton n’est pas spécialement reluisante pour un événement « fondateur » – mais on ne choisit pas ses ancêtres…

    Un Ordre maçonnique ou une Grande Loge ?

    Que faut-il donc penser des affirmations reprises depuis par plusieurs Obédiences, à commencer par le Grand Orient de France puis la Grande Loge de France, selon lesquelles leur propre fondation remonterait à 1728 – au point que cette date a remplacé, sur leurs sceaux respectifs, celles qui y avaient toujours figuré : 1736 (?), 1773 et 1894 – ou s’y est ajouté, ce qui est plus subtil et traduit malgré tout un léger trouble de conscience ?…

    Il faut simplement en penser que l’historiographie a toujours fait mauvais ménage avec la politique – fût-elle maçonnique – et peut-être surtout dans ce cas !

    Que l’on soit clair : en 1728, la franc-maçonnerie – entendons par là : un réseau composé de quelques loges et d’une poignée de francs-maçons – était déjà présente en France depuis au moins quelques années, sinon deux ou trois décennies, même de façon ultra-confidentielle.  En outre, ce qui s’est produit en 1728 n’est aucunement la création d’une structure – a fortiori de ce que nous nommons aujourd’hui une « Obédience » ! Aucun récit du temps ne fait mention de quoi que ce soit qui puisse se rapporter à une fondation quelconque cette année-là ! Au regard des francs-maçons de cette époque, 1728 fut un donc, je le répète, un non-événement…

    Mais le témoignage de Mac Leane, sept ans plus tard, est pourtant riche de sens, je l’ai dit. On comprend que James Anderson, dans la deuxième édition des Constitutions publiée en 1738, indique que « Toutes ces loges étrangères [mentionnées précédemment dans le texte] sont sous la protection de notre Grand Maître d'Angleterre. Toutefois l'ancienne loge de la ville d'York et les loges d'Écosse, d'Irlande, de France et d'Italie, assumant leur indépendance, ont leur propre Grand-maître. » Il n’est pour autant pas explicitement question de « Grande Loge »…

    En 1728, il n’y avait pas encore de Grande Loge, c’est une évidence, et Wharton fut qualifié de « Grand Maître » sans avoir à exercer la moindre prérogative – pour autant qu’il en ait été capable et qu’il en ait eu le goût – pendant son bref passage en France. Enfin, si après lui quelque uns des pionniers de la petite troupe parisienne des francs-maçons exilés, comme Derwenwater, assumeront l’appellation de Grand Maître, il ne faut pas se méprendre sur ce que cela veut dire. Au début des années 1740 encore, il sera d’usage de qualifier de « Grand Maître »  ce que nous nommons depuis longtemps un Vénérable Maître. Cette coutume fut abandonnée vers le milieu de la décennie, au moment sans doute où, en décembre 1743, fut élu celui qui allait dominer de haute quoique lointaine autorité toute la maçonnerie en France pendant presque trente ans : Louis-Antoine de Bourbon-Condé, comte de Clermont (1709-1771), qui porta désormais le titre très significatif à ses yeux, de Grand Maitre[2]. Pendant cinq ans, le duc D’Antin, « premier Grand Maître français »,  l’avait théoriquement précédé, mais ce fut une ombre prématurément disparue et qui n’a pratiquement laissé aucune trace sur la franc-maçonnerie de son temps.

    Désormais, il y avait donc un Grand Maître, mais un Grand Maître de quoi ? De la Grande Loge ? Pas du tout. Le titre constamment porté par Louis de Clermont, tout au long de sa vie, fut « Grand Maître des Loges régulières du Royaume de France » – le même titre que l’on attribue à Wharton en 1735 et dont il est supposé avoir joui en 1728. Le lieu n’est pas ici de revenir sur les origines et l’émergence du concept de Grande Loge de France au XVIIIe siècle – ce sera pour d’autres notes[3] – mais, de même qu’un Vénérable se nommait souvent « Grand Maître » de sa loge, je l’ai dit, il devint habituel de qualifier la Loge du Grand Maître –   Saint Jean de Jerusalem, à Paris, dont les règlements furent rédigés en 1745 – de « Grande Loge », puisque c’était la loge du Grand Maître ! Pendant une bonne quinzaine d’années environ, la Grande Loge de ne sera guère autre chose que les quelques proches collaborateurs que Clermont chargera d’expédier en son nom les affaires maçonniques qu’il réglait dans « sa » loge, c’est-à-dire la « Grande Loge »…dont personne ne pensait qu’elle avait été créée en 1728, cela va de soi ! L’expression « Grande Loge de France » elle-même n’est d’ailleurs pas attestée sous cette forme avant 1737.

    Faisons un rêve…

    Tous ces points étaient parfaitement clairs en 2003 et je dois à la vérité de dire que les Grands Maîtres des Obédiences qui, depuis l’année précédente, avaient formé une sorte de rassemblement informel dénommé « La Maçonnerie Française », le savaient tous très bien et n’interprétaient pas différemment cette célébration d’une mémoire collective, symboliquement rapportée à une date ancienne et significative – mais qui n’appartenait à personne.

     

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    Quelques dignitaires avec le Président de la République

    lors du 275e anniversaire

    au Palais de l'Elysée

    en juin 2003

     

    1728 avait précisément l’avantage de se situer avant l’époque des Grandes Loges  et a fortiori du Grand Orient. Cette date n’était pas une borne administrative destinée à être détournée par les uns et les autres mais une date idéale, renvoyant à un temps où il n’y avait encore en France qu’une seule maçonnerie « indifférenciée ».

    Le train de l’histoire, depuis lors, est passé. Il a laissé sur son chemin des structures, des juridictions, des règlements, des administrations. Il a aussi fait naitre – c’était sans doute inéluctable – des chamailleries et des querelles souvent peu substantielles mais incroyablement durables.

    En « inventant » 1728, nous voulions rêver à un temps idéal où la franc-maçonnerie française était unie parce qu’elle était libre dans sa diversité. Nous sommes tous les « enfants » de 1728, parce que cette année-là, précisément, rien n’a été créé, ni fondé, mais un constat a été fait par les francs-maçons alors présents sur le sol de France : il s’y trouvait désormais un ordre maçonnique vivant et indépendant. Il n’y a rien d’autre à en dire.

    Si la réalité actuelle du « paysage maçonnique français »  est parfois consternante – surtout depuis deux ans, et peut-être pour quelque temps encore – le rêve, quant à lui, demeure.

    Veuille le Grand Architecte de l’Univers qu’en dépit de la bêtise ambiante, ce rêve-là ne s’évanouisse jamais tout à fait…

     

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    Le Livre Officiel

    du 275eme anniversaire...

     



    [1] Voir la magnifique synthèse de mon ami M. Scanlan, in Le Monde maçonnique des Lumières – Dictionnaire prosopographique, 3 vol., Paris 2013.

    [2] Rappelons au passage que depuis le milieu du XVIIe siècle, ce fut presque toujours un Bourbon-Condé qui assuma la fonction de « Grand Maître de France », l’un des plus hauts offices du Royaume, ayant la haute main sur la Maison du Roi…

    [3] J’ai cependant eu l’occasion de faire un point assez détaillé sur cette question dans l’introduction historique que la Grande Loge de France m’avait demandé de rédiger, en 1995, lorsqu’elle eut l’heureuse idée de publier un très beau fac similé du Livre d’architecture de la Très Respectable Grande Loge de France (1789-1798), une Grande Loge « maintenue » après la création du Grand Orient en 1773, et qui finit sa vie en 1799 par fusion avec ce même Grand Orient. Je n’ai pas grand-chose à changer à ce texte pour lequel les autorités de la Grande Loge de France, m’avaient exprimé leurs chaleureux remerciements. Ce dont je leur suis toujours reconnaissant – je parle évidemment de ses dignitaires de 1995, pas de ceux d’aujourd’hui…

  • Des maçons errants ? La légende des Maîtres Comacins

    Une certaine historiographie postromantique, puisqu’on peinait à mettre en évidence une continuité institutionnelle entre les organisations de maçons du Moyen Âge et des associations professionnelles bien plus anciennes, a jugé qu’un lien personnel serait peut-être plus plausible : la transition ne se serait pas faite au sein des structures mais à travers des individus. Là encore, les vecteurs de cette transmission ont été désignés : les Maîtres Comacins. La désinvolture avec laquelle certains ouvrages les mentionnent encore, sans la moindre enquête sur l’origine de cette thèse ni la moindre évaluation de sa vraisemblance, oblige à aborder brièvement la question. Elle est en effet pittoresque et curieuse.

    On doit à un auteur imaginatif de la fin du XIXe siècle, Giuseppe Merzario, d’avoir fait un sort particulier à d’énigmatiques architectes ou maçons italiens de l’époque pré-romane, les Magistri Comacini, ainsi dénommés probablement en raison de leur origine dans la région du lac de Côme1. Ces bâtisseurs auraient élaboré un style architectural, le « système lombard » dont Merzario affirme qu’il se serait répandu, grâce à leurs voyages à travers toute l’Europe, le long du Rhin et dans de nombreux pays comme l’Allemagne et la Hollande mais également l’Espagne. Quelques années plus tard, un écrivain à l’esprit tout aussi inventif ajouta que les Maîtres Comacins n’auraient été que les héritiers en droite ligne des bâtisseurs romains dont ils auraient transmis les secrets, appris dans les fameux Collegia fabrorum2. Quoi qu’il en soit, ces théories ne reposent que sur de rares textes et quelques rapprochements de formes architecturales et n’ont jamais convaincu les historiens de l’architecture.

     

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     Comme les "Quatre Couronnés", les Maîtres Comacins

    appartiennent à la légende et non à l'histoire...

     

    Or, les Maîtres Comacins ont pénétré l’historiographie fantaisiste de la franc-maçonnerie car ils furent opportunément identifiés à d’improbables « maçons errants », supposés avoir été les fondateurs des premières loges maçonniques, et dont il n’est pas fait mention avant le début du XVIIIe siècle. En 1691, un érudit anglais, John Aubrey, dans son Histoire naturelle du Wiltshire, qui ne sera publiée qu’en 1847, écrivit :

    « Sir William Dugdale m’a dit il y a de nombreuses années que vers l’époque de Henri III3, le pape octroya une bulle ou lettres patentes, à un groupe de francs-maçons (Free-Masons) ou architectes italiens pour voyager à travers toute l’Europe afin d’y construire des églises. C’est d’eux qu’est provenue la Fraternité des francs-maçons ou maçons adoptés. Ils sont connus pour avoir entre eux certains signes ou marques (attouchements ?) et mots de guet : elle a existé jusqu’à nos jours. »4

    Dès 1719, Richard Rawlinson, éditeur d’une œuvre posthume d’Elias Ashmole, Les antiquités du Berkshire, y ajoute une courte biographie de l’un des premiers francs-maçons spéculatifs dont le nom nous soit connu et rapporte, en évoquant cette appartenance maçonnique d’Ashmole, des propos presque identiques à ceux de John Aubrey. L’œuvre de ce dernier n’avait pas encore été publiée, mais Rawlinson avait eu accès au manuscrit. En 1750 enfin, le petit-fils de Christopher Wren, l’inoubliable concepteur de la cathédrale Saint-Paul de Londres, publiant les Parentalia ou Mémoires de la famille Wren apportait encore une révélation de cette nature :

    « Wren était d’avis que ce que nous appelons aujourd’hui communément le Gothique devrait être plus justement et véritablement dénommé l’architecture sarrasine perfectionnée par les chrétiens. [...] Les Croisades donnèrent aux chrétiens qui y participèrent une idée des travaux des Sarrasins, travaux qui furent par la suite imités par eux en Occident. Des Italiens (au nombre desquels se trouvaient quelques réfugiés grecs), ainsi que des Français, des Allemands et des Flamands, se réunirent en une Fraternité d’architectes, avec l’aide de bulles papales leur conférant des privilèges spéciaux. Ils portaient le titre de francs-maçons (Freemasons) et errèrent d’une contrée à l’autre selon qu’ils trouvaient des églises à construire car à cette époque il s’en élevait énormément en tous lieux, par piété ou par émulation. Ils possédaient une organisation réglée et lorsqu’ils se fixaient à proximité de l’édifice à construire, ils établissaient un campement de baraques (Huts). Un géomètre (Surveyor) les commandait en chef, un contremaître (Warden) choisi dans chaque groupe de dix hommes commandait aux neuf autres. »5

     

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    Ces trois mentions, qui se réfèrent évidemment à une source unique, sont également l’unique origine de cette légende. On n’en trouve évidemment aucune trace dans les Anciens Devoirs ni dans les Constitutions d’Anderson en 1723 – pourtant peu exigeantes sur la rigueur historique. On chercherait vainement la moindre allusion qui la corrobore un tant soit peu dans les textes médiévaux – nul, en tout cas, n’en a jamais trouvé, y compris parmi les partisans de cette théorie.

    Pourtant, là encore, dès 1803, James Hall, dans son Essay on Gothic Architecture, reprend le thème et l’étoffe un peu en spécifiant que les Maîtres Comacins avaient eu « le pouvoir de prendre des apprentis, et d’admettre ou d’accepter dans leur compagnie des maçons approuvés. » Il va sans dire qu’aucune source nouvelle n’est sollicitée pour asseoir une telle révélation. Le travail d’enrichissement ne va pas moins se poursuivre avec en 1835 James Hope qui publie un Historical Essay on Architecture, très estimé, où il précise, détail révélateur, que l’autorité de Sir Christopher Wren, qui s’attache à la théorie des Maîtres Comacins, lui donne tout son poids. Or, comme on l’a vu, jamais Wren n’a rien affirmé de tel, mais seulement son petit-fils, trente ans après sa mort du célèbre architecte, qui rapporte selon la tradition de son père que Wren « était d’avis » que les choses se seraient passées ainsi – et notons que Wren, de toute façon, ne parle pas des Comacins !

    Le travail de Merzario, en 1893, amplifia cette jeune légende mais, grâce à l’ouvrage de Leader-Scott, The Cathedral Buillders : The Story of a Great Masonic Guild, en 1899, les idées de Merzario, devenues accessibles aux lecteurs anglophones, connurent une diffusion très large. Le dernier à s’en emparer, mais pas le moindre, sera Joseph Fort Newton, un franc-maçon sans doute sincère mais exalté, doublé d’un pseudo-historien qui en 1914 publia The Builders, une sorte de compilation ahurissante de tous les ragots accumulés depuis alors presque deux siècles sur l’histoire de la maçonnerie : un livre sans méthode ni esprit critique, aujourd’hui illisible. Cette pénible somme, bourrée d’erreurs, de citations erronées, de théories sans preuve, fit la fortune définitive des Maîtres Comacins. On n’a pas cessé, depuis lors, de recopier pieusement cette fable.

    Pourtant, dès 1788, un auteur anglais, T. Pownall, lui-même enclin à y adhérer, avait accompli la formalité élémentaire requise de tout historien en cette circonstance : il avait tenté de vérifier les sources. Il raconte qu’ayant pris contact dès 1773 avec le bibliothécaire du Vatican, il lui avait demandé de retrouver la trace des fameuses bulles. Le pape lui-même en avait vivement encouragé la recherche. L’enquête soigneuse était restée infructueuse6. Depuis lors, le silence obstiné des archives n’a fait que confirmer l’absence de ces prétendues lettres papales.

    On colporte donc encore parfois une histoire dont on a montré, voici plus deux siècles, qu’elle ne reposait sur rien...

    En résumé, on peut dire que si certains ont présenté les Maîtres Comacins comme les acteurs d’une révolution architecturale à travers l’Europe médiévale, c’est en vertu d’une théorie pour le moins fort contestée, et depuis longtemps, par la plupart des historiens de l’architecture. Si, en revanche, on veut faire d’eux les précurseurs de la franc-maçonnerie, le dossier est tout simplement vide.

    La leçon est rude mais l’historiographie foisonnante de la franc-maçonnerie nous réserve d’autres surprises…

     

     _______________________________________________

    [1]. G. Merzario, I Maestri Comacini : Storia artistica di mille due cento anni 600-1800, Milan, 1893. D’autres étymologies, que je n’examinerai pas ici, ont cependant été proposées.

    [2]. On sait aujourd’hui que ce n’était aucunement l’objet de ces associations funéraires. J’y reviendrai un jour... Cf. G. Teresio Rivoira, Origini dell’architettura Lombarda, Rome, 1901, vol.1.

    [3]. Il s’agit ici du roi d’Angleterre qui régna de 1216 à 1272.

    [4]. D. Knoop, G.P. Jones, D. Hamer, Early Masonic Pamphlets, Manchester, 1943, p. 44.

    [5]. Gould, History of Freemasonry, 3rd ed. 1951, I, pp. 137-138.

    [6]. Gould, op. cit. p. 139.

     

  • La double structure du Régime Ecossais Rectifié (RER)*

    1. Une culture de l’ambiguïté

    L’équivoque et le double sens sont l’apanage de la maçonnerie rectifiée depuis son premier essor. Cet héritage lui vient en droite ligne de la Stricte Observance Templière (SOT).

    En effet, dès les années 1760-1770, les « loges réunies et rectifiées selon la réforme de Dresde », sous les apparences convenues et rassurantes d’une franc-maçonnerie classique, préparaient en fait le candidat à découvrir, le jour venu, qu’il était en réalité entré dans l’Ordre du Temple. Le point nodal où s’articulait cette « révélation » était le 4ème grade, dit « Écossais vert », dont les rituels nous sont parvenus. On y annonçait au candidat qu’il allait être délivré « du joug de la maçonnerie symbolique » et que l’Ordre allait paraître à lui dans toute sa vérité. Admis enfin dans « l’Intérieur », dont le grade d’Écossais faisait alors partie, il pouvait avancer vers la chevalerie du Temple.

     

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    Symbole du 4ème grade du RER

     

    Cette dissimulation provisoire du vrai but de l’Ordre avait des conséquences sur les structures ou du moins sur leur présentation. L’expression « l’Intérieur » – là où se tenait le vrai pouvoir de l’Ordre – n’était pas un vain mot : il n’était pas connu de l’extérieur…

    En 1778, au Convent de Lyon, les Français entreprirent de revoir l’organisation de l’Ordre. On se souvient qu’ils y avaient été incités par au moins deux sortes de motifs :

    -          En premier lieu, remettre en cause la question de la filiation templière, trop douteuse et surtout trop embarrassante, voire compromettante en France ;

    -          En second lieu, mettre au net les relations entre les Frères, les Loges et les Supérieurs de l’Ordre, pour passer d’une culture aristocratique et militaire – celle des fondateurs allemands – à une culture plus spécifiquement maçonnique et communautaire – on ose à peine dire « démocratique » –, convenant mieux à une branche française surtout composée d’honnêtes bourgeois.

    Or, sur ces deux points, le Convent des Gaules ne put adopter de solution tranchée. On ne renonça pas entièrement aux liens avec l’Ordre du Temple [1] et l’on se borna à changer la dénomination des classes chevaleresques après en avoir réécrit les rituels : c’est la naissance des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte.

    D’autre part, s’agissant de la nature du pouvoir exercé au sein de l’organisation, l Titre IV (« Du gouvernement de général l’Ordre ») en son article 1(« Nature du gouvernement »), le Code général des CBCS  est éloquent par son habileté :

    « Le Gouvernement de l'Ordre est aristocratique, les Chefs ne sont que les Président des Chapitres respectifs. Le Grand Maître général ne peut rien entreprendre sans les avis des Provinciaux. Le Maître provincial sans celui des Prieurs et des Préfets, les Préfets sans celui des Commandeurs et ceux-ci sans en avoir conféré avec les Chevaliers de leur district. Tous les Présidents d'assemblées, Maîtres provinciaux, grands Prieurs et Préfets ont toujours le droit après l'exposé de la matière fait par le Chancelier, la 1″ voix consultative et la dernière délibérative. »

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    On mesure toutes les ressources dialectiques des rédacteurs de ce petit chef d’œuvre d’équivoque. On explique benoîtement que le caractère « aristocratique » de l’Ordre signifie avant tout qu’il n’est en aucun cas monarchique. C’est bien sur cette alternative qu’on fait ici peser l’opposition et non sur l’alternative démocratique qui,  sans être mentionnée explicitement, remporte clairement la préférence des bourgeois lyonnais. Ces mêmes hommes, au demeurant, qui dès l’origine avaient déjà discuté des obligations financières envers l’Ordre avec la même ardeur que lorsqu’ils marchandaient l’impôt  dû au Roi de France...

     Sans vouloir ironiser, on pourrait dit que c’est là un trait typiquement rectifié : s’exprimer par antiphrase…

    2. Les structures originelles du Régime

    Les deux textes fondamentaux adoptés en 1778 en sont une parfaite illustration [2].

    Le Code maçonnique des loges réunies et rectifiées expose l’organisation générale de la partie maçonnique du Régime : aucune allusion n’y est faite à l’Ordre intérieur.

    Le RER se compose donc, selon ce document, de quatre grades – car le grade de Maître Écossais avait été retranché de l’Intérieur et rendu « ostensible », comme n’importe quel grade maçonnique à cette époque. Notons dès à présent cette particularité du RER sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant : c’est un système maçonnique composé de quatre grades symboliques.

    L’organisation du Régime, si elle fait place à quelques dénominations alors peu usitées, demeure assez classique quoique très hiérarchisée. L’ensemble est placé sous l’autorité d’un Grand-Maître général et de Grands Maîtres nationaux présidant chacun un Grand Directoire national. On distingue en fait quatre échelons essentiels :

    -          Les grands Directoires provinciaux, la France comprenant trois Provinces, aux limites redéfinies par la Matricule nouvelle des provinces françaises adoptée par la Convent.  Deux de ces Provinces (la IIème dite d’Auvergne dont le siège est Lyon, et la IIIème dite d’Occitanie dont le siège est Bordeaux) lui sont propres, une autre (la Vème, de Bourgogne, dont le siège est à Strasbourg) s’étendant aux Pays-Bas autrichiens (l’actuelle Belgique) et à l’Helvétie.

    -          les Directoires Écossais au nombre de trois par Province et dont les ressorts géographiques sont également clairement stipulés par la Matricule. C’est à eux qu’il revient de constituer et de régir les loges de leur district. Ils comprennent un Président, le Visiteur du district et un Chancelier, tous inamovibles.

    -          les Grandes Loges Écossaises établies dans chaque district, comprenant notamment des Députés-Maîtres, dignitaires inamovibles, nommé par la Grande Loge écossaise et chargés d’inspecter  les Loges de leur arrondissement particulier.

    -          les loges réunies et rectifiées elles-mêmes, chacune dirigée par son Comité écossais composé exclusivement de tous les Maîtres écossais de la loge et présidé par le Vénérable-Maître choisi parmi eux.

    Le Code général des règlements de l’Ordre des CBCS, deuxième texte fondamental, semble décrire toute cette organisation selon le même plan mais avec une autre terminologie, comme s’il s’agissait de tout autre chose : il y a ainsi trois Grands Prieurés dans chacune des neuf Provinces. Chaque Grand Prieuré comprend six Préfectures. Pour constituer une Préfecture, il faut au moins trois Commanderies qui sont les cellules de base de l’Ordre, rassemblant les CBCS présents dans un lieu géographique donné.

    C’est alors que l’on peut lever l’équivoque de cette « double structure ». Il existe en effet des équivalences tacites mais parfaites entre les deux systèmes :

    -          Une Province correspond à un Grand Directoire provincial ;

    -          Un Grand Prieuré s’identifie à un Directoire Écossais ;

    -          Une Préfecture équivaut à une Grande Loge Écossaise.

    Seule la Commanderie, cellule de base de l’Ordre des CBCS telle que définie plus haut, n’a pas de strict équivalent « maçonnique ». Encore une fois, il ne s’agit pas ici de deux organismes identiques et parallèles mais d’un seul et même édifice qualifié de façon différente selon le point de vue qu’on adopte. Il en va de même pour les dignitaires du Régime : il faut ainsi retenir que le Président d’un Grand Directoire Écossais n’est autre qu’un Grand Prieur et que le Président d’une Grande Loge Écossaise [3] est en réalité un Préfet. Quant aux Députés-Maîtres des loges, ce sont, dans l’Ordre intérieur, des Commandeurs : s’ils président naturellement à leur Commanderie, leur autorité sur les loges dont ils sont à la fois les inspecteurs et les députés, n’est pas moindre. Les textes précisent même : « Chaque Loge lui adjoint tous les trois ans un Vénérable pour la gouverner sous son autorité»…

    Cette disposition initiale du Régime – et le mot « Régime » prend ici tout son sens – permet de comprendre  au moins deux choses.

     

     

     

    Premièrement, le caractère profondément hiérarchique du RER  –  ce qui ne veut pas dire autoritaire ou despotique –  était l’un des points qui avaient d’emblée séduit les premiers rectifiés français. Le RER, plus généralement, a hérité de cette image d’ordre, de netteté dans son organisation. Il s’y trouve,  en quelque sorte, une « tentation pyramidale » qui peut certes donner le vertige et même égarer, mais qui est aussi faite pour suggérer que le système, dans son ensemble, pris comme un tout que ses structures suggèrent, précisément, possède un sens profond et unique.

    Il faut cependant noter que cette organisation impressionnante ne fut jamais pleinement mise en place. Certes, les principaux dignitaires furent désignés mais les maigres troupes du RER, au XVIIIème siècle, lui donnèrent un peu l’aspect d’une « armée mexicaine » où de nombreux Frères étaient revêtus de multiples dignités. En outre, la Matricule décrit un réseau européen parfaitement illusoire. Même en France, jamais ce fantastique puzzle ne fut rempli, même au dixième…[4]

    Le deuxième point concerne l’histoire postérieure du RER. Après son éclipse du XIXème siècle, lors de la reconstitution française des années 1910, il eut d’emblée du mal à trouver sa place. Depuis le début du XIXème, en effet, une sorte de dogme s’était imposé, aussi bien en Angleterre qu’en France, tendant à séparer nettement grades bleus et hauts grades, au point même de ne parler de ces derniers qu’avec d’infinies précautions, avec un peu de crainte, comme de quelque chose de presque incongru.

    Or, telle n’était pas l’esprit de la franc-maçonnerie au XVIIIème siècle, où tous les grades étaient « ostensibles » et portés comme tels dans la loge, en un temps où, du reste, les trois grades bleus étaient généralement considérés comme étant sans réel intérêt [5].

    Si la SOT, puis le premier RER, « masquaient » l’Ordre intérieur sous des artifices de terminologie, ce n’était pas du tout dans l’optique moderne, mais uniquement parce que le but templier devait rester sinon secret du moins discret. Pour autant, il ne s’agissait nullement, à leurs yeux, de séparer le moins du monde les loges symboliques de l’Ordre chevaleresque. Bien au contraire, la « double structure » de l’Ordre permettait en fait, sans qu’on le sût vraiment, de placer les loges bleues sous le gouvernement de dignitaires nommés par l’Ordre intérieur !

    Au XXème siècle, les standards de la vie maçonnique n’autorisaient plus de tels montages. D’où la diversité des solutions adoptées depuis lors…et les innombrables quiproquos et querelles qu’elles ont suscités !

     



    * Ce post est très inspiré d'un chapitre du "Que sais-je ?" Le Rite Écossais Rectifié, que j'ai co-écrit avec Jean-Marc Pétillot, PUF, 2010.

     

    [1] Du reste, l’Acte de renonciation qui sera adopté en 1782 à Wilhelmsbad, ne sera pas non plus exempt d’ambiguïté…

    [2] Ils ont été reproduits en annexes du livre de J. Tourniac, Principes et problèmes spirituel du Rite Ecossais Rectifié et de sa chevalerie templière, Dervy, Paris, 1969.

    [3] Au début du XIXème siècle on parlera plutôt de « Régence Écossaise ».

    [4] Pour ne s’en tenir qu’au ressort géographique de la France d’alors, on pouvait théoriquement compter, selon la Matricule, 42 Préfectures correspondant à 126 Commanderies au moins…

    [5] Sur ce point, les rituels du RER les avaient considérablement enrichis mais en faisant d’eux une propédeutique qui devait conduire un jour où l’autre « à de meilleures choses ».