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Histoire - Page 16

  • Le "mystère" de la Grande Profession

    Parmi les "mystères" qui peuplent l'histoire du Régime Écossais Rectifié (RER), la Grande Profession, classe invisible et et supposée secrète qui devait dominer le système tout entier sans révéler l'identité de ses membres, n'est pas le moindre. Les fantasmes qu'elle a suscités - et suscite encore ! - mais aussi les polémiques ou les aigreurs - sont sans nombre.

    Voici quelques repères pour comprendre.

     

    1. Une équivoque fondatrice

    Voici ce que Willermoz écrivait en 1812 à l'un des ses correspondants : 

    « Celui qui reçoit le grade de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte apprend parJ-B_Willermoz.jpg l'instruction qui le termine, que ce grade qui est une conclusion très satisfaisante est le dernier terme du Régime, qu'il n'a rien de plus à lui demander ni à en attendre. Malgré cette déclaration, quelques uns par ci, par là, se plaisent à penser qu'au-delà de ce grade, existent encore quelques grades ou instructions d'un ordre et d'un genre plus élevé. Mais si cette conjecture était fondée, il n'en résulterait pas moins que quelque chose qui serait au delà, n'étant ni annoncée ni avouée, c'est-à-dire ni reconnue par les Directoires et les Régences, personne n'a le droit de le leur demander et que toute sollicitation serait inutile et déplacée. »

    Willermoz, alors âgé de 82 ans et qui est considéré par tous à cette époque comme un « saint homme », se livre pourtant ici à un mensonge par omission partielle. Il nous dit en substance que quand on reçoit le grade de CBCS, on n’a plus rien d'autre à attendre au sein du RER. Cela paraît clair. Néanmoins, il ajoute que s’il y avait « quelque chose » d'autre, comme personne ne le reconnaît ou n'en parle, il est sans utilité de l’évoquer ou de poser la moindre question à ce propos.

    Cela signifie-t-il qu'il y ait quelque chose ou qu'il n'y ait rien ? La formulation de Willermoz, on le voit sans peine, est extrêmement ambiguë. Or, elle l’est délibérément.

    Tout le problème de la Profession et de la Grande Profession repose en fait sur cette ambiguïté.  Du reste ce principe présentait une certaine ancienneté dans le vocabulaire interne de l’Ordre. Comme pour les structures, équivoques et ambivalentes, les grades de l’Ordre intérieur, dans la SOT, pouvaient déjà susciter certaines confusions.

    C’est ainsi que parmi les chevaliers, on distinguait déjà  deux classes : Chevalier Templier et Chevalier Profès. Mais en réalité cela n'avait rien à voir avec ce que sera plus tard la Grande Profession du RER ; c'était une simple copie des pratiques de nombres d’ordres religieux où l'on est d'abord novice puis profès quand on a accompli ses vœux définitifs. Le Chevalier du Temple – dans la SOT – était donc Templier à titre provisoire et le Chevalier Profès l’était à titre définitif.

    2. Naissance des Grands Profès

    Lors de la réforme opérée à Lyon, en 1778, les classes de l’Ordre intérieur avaient été simplifiées. En particulier, la distinction entre le Chevalier « ordinaire », si l’on peut ainsi s’exprimer, et le Chevalier Profès, avait été supprimée.

    Toutefois, au-delà des réformes rituelles officiellement approuvées par le Convent et la rédaction des deux textes fondamentaux du Régime (le Code maçonnique des Loges réunies et rectifiées et le Code général des règlements de l’Ordre des CBCS), une innovation bien plus considérable, mais nulle part documentée dans les Actes du Convent, avait été introduite : l’Ordre des Grands Profès.

     

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    Réservée à un tout petit nombre d’élus, parmi lesquels Willermoz introduisit tout d’abord son cercle rapproché, cette classe suprême fut d’emblée conçue comme le cénacle choisi où serait préservée la doctrine coën appliquée à la maçonnerie, et où se constituerait la phalange secrète qui, sans paraître en tant que telle, s’assurerait de la pérennité des principes spirituels du Régime, à tous les niveaux de l’Ordre rectifié.

    En divers lieux où le RER était établi, un « Collège Métropolitain » de Grands Profès était ainsi créé. Chaque Collège  comprenait trois officiers : le Président, le Dépositaire – gardien des rituels et des instructions – et le Censeur – chargé de sélectionner les candidats. Avant la Révolution, il y eut ainsi des Collèges à Lyon, Strasbourg, Chambéry, Grenoble ou Montpellier.

    La réception en elle-même, telle que se pratiqua dès l’origine, n'a rien de mystérieuxVuillaud JDM.jpg puisqu’on en trouve les manuscrits à la bibliothèque municipale de Lyon, dans le fonds Willermoz. Ces textes ont d'ailleurs été publiés une première fois avant la dernière guerre dans un ouvrage de Paul Vuilliaud,  Joseph de Maistre Franc-Maçon [1], pour le texte de la Profession et, pour le texte de la Grande Profession, une transcription a été publiée en appendice du grand livre d'histoire du RER de Le Forestier, dans l'édition procurée par Antoine Faivre en 1970.

    La cérémonie de réception était extrêmement simple : les Frères membres du Collège s'asseyaient en cercle, on disait une prière pour l'ouverture des travaux puis on introduisait dans l'assemblée le récipiendaire et on lui délivrait le long discours d'instruction [2] dont on lui demandait ensuite de prendre une copie unique qu'il ne devait jamais donner à personne d'autre. On pouvait alors fermer le Collège par une autre prière. Les thèmes du discours changeaient entre la Profession et la Grande Profession mais la procédure  d’ensemble demeurait la même.

    Avant la Révolution, environ 70  personnes, en France, en Allemagne, en Italie, ont été reçus Profès et Grand Profès – quelques-uns n’ont jamais franchi la seconde étape.  Malgré la modestie relative de ces effectifs, le secret impénétrable où la Grande Profession devait demeurer enclose fut éventé assez tôt…

    3. Fonction et destin de la Grande Profession

    Mais d’emblée la question importante fut : qui avait écrit ces textes et d'où venaient-ils ? La thèse officielle était que l’on transmettait dans l’Ordre « un extrait fidèle de cette sainte doctrine parvenue d’âge en âge par l’initiation jusqu’à nous ». Mais l’origine réelle de ces textes eux-mêmes est heureusement moins mystérieuse.

    Dans une lettre écrite par Willermoz en 1781, voici ce qu'il disait à Charles de Hesse-Cassel :

    « Pour répondre sommairement aux questions que me pose votre Altesse Sérénissime, je lui confesse que je suis le seul auteur et le principal rédacteur des deux instructions secrètes de Profès et de Grand Profès qui lui ont été communiquées ainsi que des statuts, formules et prières qui y sont jointes et aussi d'une autre instruction qui les précède laquelle est communiquée sans mystère ni engagement particulier à presque tous les Chevaliers le jour même de leur vestition. Celle-ci contient des anecdotes fort connues et aussi une délibération du Convent national de Lyon. Au commencement de l'année 1767, j'eus le bonheur d'acquérir mes premières connaissances dans l'ordre dont j'ai fait mention [3] à votre Altesse Sérénissime, un an après j'entrepris un autre voyage et j'obtins le septième et dernier grade de cet Ordre. Celui de qui je l'ai reçu se disait être l'un des sept chefs souverains et universels de l'Ordre et a prouvé souvent son savoir par des faits. En suivant ce dernier, je reçus en même temps le pouvoir de conférer les degrés inférieurs, me conformant pour cela à ce qui me fut prescrit. Cependant je n'en fis nul usage pendant quelques années que j'employais à m'instruire et à me fortifier. Ce fut seulement en 1772 que je commençais à recevoir mon frère médecin et après, un certain nombre d'autres Frères. »

    Willermoz explique encore dans cette longue lettre qu'il a rédigé ces instructions en y intégrant la doctrine martinésiste. En d'autres termes, il reconnaît qu'il a créé de toutes pièces  la Grande Profession et que l'objectif qu’il poursuivait ainsi était tout simplement de transmettre à un petit nombre d'élus les connaissances nécessaires pour être les gardiens secrets, les gardiens discrets, les gardiens invisibles mais bien présents de la pure doctrine rectifiée.

    Les choses sont allées ainsi jusqu'à la Révolution et puis, nous l’avons vu, le Régime rectifié s'est interrompu comme toute la maçonnerie. Il n'a repris que sous le Consulat, vers 1802. Finalement, vers 1830, Willermoz étant mort depuis plusieurs années et alors qu’il avait fait de Joseph Antoine Pont son exécuteur testamentaire et héritier spirituel, ce dernier, constatant que le RER n'était plus en activité en France, remit ses archives à la Suisse où le RER continua de vivre jusqu'au début de ce XXème siècle où le RER est revenu en France.

    Or J.A. Pont, qui dans l'Ordre intérieur s'appelait A ponte alto et avait été reçu à la Grande Profession, était en 1830 le « seul dépositaire légal du Collège métropolitain établi à Lyon » et « seul grand dignitaire de l’Ordre subsistant dudit Collège ». Pendant très longtemps on a pensé que la Grande Profession avait donc disparu avec lui lorsqu’il mourut, en 1838, mais c'était une erreur.

    En effet, on doit à Robert Amadou d’avoir publié une lettre de J. A. Pont en date du 29 mai 1830, adressée à des Frères de Genève, dans laquelle il constitue Grand Profès par correspondance plusieurs membres des Préfectures de Genève et de Zürich, et leur confère le droit de maintenir la Grande Profession en un collège des Grands Profès de Genève. Ce qui veut dire que tout au long du XIXème siècle, il a subsisté dans le dernier endroit au monde où l'on pratiquait le RER, un Collège de Grands Profès, dont par nature personne ne devait connaître l'existence et qui n'avait aucune activité ostensible.

    A la fin des années 1960, bien plus d’un siècle après ces faits, diverses rumeurs couraient encore à l’occasion, en France, sur la nature exacte et surtout sur l’état de la Grande Profession, certains affirmant qu’elle avait totalement disparu, d’autres soutenant qu’elle n’avait jamais cessé d’exister. C'est alors qu'en 1969, coup de tonnerre dans un ciel serein, dans le n° 391 de la célèbre revue maçonnique Le Symbolisme[4], on publia un article assez court signé du pseudonyme de  Maharba et qui s'intitulait : « A propos du RER et de la Grande Profession ».

     

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    Ce texte inspiré, sans commentaires, plongea tout le monde dans l'incertitude : qui était Maharba ? A quel titre parlait-il ? Maharba lui-même a donné indirectement une clé puisque, dans des textes que Robert Amadou rédigea quelques années plus tard pour le Dictionnaire de la franc-maçonnerie dirigé par Daniel Ligou, l’auteur révèle que Maharba lui avait fraternellement confié avoir rédigé le texte de 1969 « sur ordre », ce qui veut dire que Maharba était en fait le porte parole des Grands Profès. La caution de Robert Amadou, en l’occurrence, ne permet pas d’en douter.

    Le Grand Architecte de l'Univers, dit notamment Maharba, « n'a jamais laissé s’interrompre » la Grande Profession. Et la fonction de la Grande Profession, si l'on essaye de tirer la substance du texte de Maharba, c'est la commune aspiration de tous les membres du Régime à comprendre le RER, dessein que s’efforcent d’accomplir anonymement les Grands Profès, quelle que soit par ailleurs leur dignité ou leur absence de dignité officielle. Il faut en quelque sorte désincarner la Grande Profession. Maharba précise encore :

    « La Grande Profession ne peut être confondue avec un grade maçonnique ni avec un degré chevaleresque et surtout pas avec ces grades et ces degrés qu’elle surplombe […]

    " La Grande Profession enchâsse l’arcane de la Franc-Maçonnerie et y participe, quoiqu’elle ne soit point d’essence maçonnique. Ses secrets sont inexprimables et c’est ainsi quelle forme, de soi, une classe secrète. »

    Les Grands Profès n'interviennent donc pas dans l'ordre pyramidal du Régime : ils culminent dans la pure spiritualité, sans en tirer de vaine gloire, et ne se préoccupent pas de proclamer ou d'exhiber leur qualité. La question n'est donc pas de savoir s'ils existent ou s'ils n'existent pas, s'il y en a ou s'il n'y en a pas, s'il y en a encore ou s'il n'y en a plus : ce que dit Maharba, c'est qu'il faut dépasser cet aspect purement administratif. Mais ce que l'on doit surtout souligner, c'est qu'à chaque fois qu’un Grand Profès se présente en disant qu'il l'est, on peut être sûr qu'il ne l'est pas. Il en va, sur ce point, de la Grande Profession comme de la franc-maçonnerie elle-même : les contrefaçons pullulent…

    4. La Grande Profession en notre temps ?

    Le seul Collège dérivant des Grands Profès du XVIIIème  siècle et dont l'existence ait été attestée de façon constante est bien celui de Genève. Depuis des années, il ne se manifeste plus publiquement d'aucune manière – ce qui, naturellement, ne signifie nullement qu’il ait cessé d’œuvrer. Il n'a pas été demandé à quelque « Maharba bis » de produire un nouveau texte en sorte que personne ne sait si ce Collège existe encore ou s'il n'existe pas et, d'ailleurs, cela n'a pas beaucoup d'importance.

    On peut, à plus de deux siècle de distance, s‘interroger sur l’initiative de Willermoz : était-ce une bonne idée ? Fallait-il vraiment créer un classe secrète – mais bientôt très connue –, avec tous les malentendus et parfois la jalousie ou les ambitions que cela pouvait susciter ?  L’historien ne peut répondre à cette question mais il doit constater que si la Grande Profession a provoqué quelques discussions et quelques difficultés avant la Révolution, dans un tout petit milieu maçonnique, elle a du moins permis de souligner jusqu’à nos jours que sans la doctrine spirituelle qui le structure, le RER risquerait fort de perdre tout son sens.  

    En 2005, on a publié des extraits des carnets personnels de Jean Saunier [5], maçon rectifié d’importance, auteur dans les 40 dernières années de nombreux articles et ouvrages estimés sur ce sujet. Or, Jean Saunier était membre du Collège des Grands Profès de Genève et il rapporte dans ses carnets des événements résumés par Serge Caillet, éditeur de ces textes précieux. On y apprend qu’au début des années 1970, des maçons rectifiés français parmi les plus éminents s’étaient engagés dans la restauration d'un Collège conforme aux usages de la Profession et de la Grande Profession, mais que leur filiation posait un problème. C'est ainsi qu'en juin 1974, ils sollicitèrent Jean Saunier à qui ils offrirent la présidence de leur Collège. Serge Caillet cite alors les carnets de Jean Saunier :

    « Le 3 juillet 1974, fête de la Saint Thomas, me trouvant disposé et désireux de contribuer autant que je le pourrais, par delà toutes les controverses auxquelles j'ai pu et pourrait être mêlé au renouveau de l'Ordre rectifié, j'ai eu connaissance des travaux d'un Collège de Profès et de Grands Profès fondé sur une régularité douteuse mais dont les membres ont su douter eux-mêmes à bon escient. C'est pourquoi j'ai estimé de mon devoir d'accepter la présidence de leur Collège ainsi qu'il me l'ont proposée et de valider pleinement pour autant que j'en aie reçu le pouvoir, tous les travaux des Profès et Grands Profès présents ce jour et dont les noms sont consignés dans le présent cahier à la date de ce jour, de telle manière que les uns et les autres puissent à l'avenir se prévaloir légitimement de la qualité de Profès et Grands Profès. »

    Et Serge Caillet de conclure : « Dieu voulant, ce Collège-là s'est maintenu depuis dans le silence qui sied à la Grande Profession depuis toujours. »

    L’histoire bégaye, dit-on volontiers. Elle le fait trop souvent pour le pire, nous le savons, mais aussi parfois, on le voit ici, pour le meilleur…

     

     


    [1] Nourry, Paris, 1926 (reprint, Archè, Milan, 1990)

    [2] Une trentaine de pages imprimées pour la Grande Profession…

    [3] C'est-à-dire l'Ordre des Elus Coëns.

    [4] Fondée en 1912 par Oswald Wirth qui la dirigea jusqu’en 1938. Marius Lepage (1902-1972) fut son digne successeur.

    [5] Préface de son ouvrage posthume, rassemblant la plupart de ses contributions sur le RER : Les chevaliers aux portes du Temple : Aux origines du Rite Ecossais Rectifié, Ivoire-Clair, 2005.

  • L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (5)

    6. La maçonnerie "écossaise"" et les secrets du Maître de Loge au XVIIIème siècle

    Comme je l’ai rappelé précédemment (1, 2, 3, 4), l'histoire de l’Installation secrète du Maître de loge est avant tout britannique mais, on l'a vu (4), il en existe des traces dans la première maçonnerie française avant 1740, avec le grade si curieux d’Écossais des 3 JJJ.

    Dans l'une des plus célèbres loges écossaises du dernier quart du XVIIIème siècle, la Loge Saint-Jean d’Écosse de la Vertu Persécutée, Mère Loge Écossaise d'Avignon, on peut en trouver une trace encore plus frappante. Dans les Règlements généraux de cette loge, en 1774, on trouve en effet les articles suivants (je respecte l'orthographe fluctuante) :

    XIII

    Le Vénérable avertira les maîtres des cérémonies de faire former par tous les Écossais un voûte d'acier sur la tableau tracé et à tous les autres frères une chaine autour de ceux qui formeront la voute; il fera ensuite conduire à la porte du temple celui qui doit le remplacer [...]

    XIV

    [...] Alors le Vénérable frappera en Maçon sur l'Autel et s'avancera avec un Maître des Cérémonies sous la voute d'acier par trois pas d'Apprentif, tandis que le Nouveau Vénérable conduit par l'autre maître des cérémonies en fera de même.

    XV

    Les maîtres des Cérémonies n'entreront point sous la voute d'acier, ils fermeront la chaine; tandis que l'Ancien vénérable donner au Nouveau sous la voute d'acier le signe d'Apprentif seulement, les attouchements & mots sacrés des trois grades et enfin le mot de Vénérable.

    La description de cette cérémonie est très suggestive, bien qu'aucun élément ne nous permette de deviner ce qu'était alors "le mot de Vénérable". Elle est d’autant plus remarquable que la Mère Loge Écossaise de Marseille, fondée en 1751, érigée en Mère Loge en 1762 de sa propre autorité, et dont celle d'Avignon avait tiré sa filiation, pratiquait aussi cette forme de communication particulière au Vénérable en 1751.  A cette date, on lit en effet dans les livres d'architecture de la loge, à l'occasion de l'Installation d'un nouveau Vénérable :

    "Ayant été conduit au bas de la loge tracée, ou les Chevaliers écossais s'étaient déjà rendus [il] s'est porté sur l'étoile flamboyante où il a reçu, couvert par les écossais, le mot sacré de vénérable [...]

    Toutefois, en 1801, les frères de la Mère Loge de Marseille se virent obligés de s'adresser à ;a "la Loge d’Édimbourg" (!) - sans aucun succès, on s'en doute - à qui ils avouèrent avec une candeur charmante : "nous craignons que le mot sacré de vénérable, qui s'est perpétué parmi nous de tout temps, ne soit altéré par les différentes communications qui en ont été faites à chaque nouveau Vénérable; nous vous le demandons de nouveau, pour n'avoir rien à désirer sur ce point"....

    La continuité de cet usage est attestée par l'existence des articles mentionnés pluscontratsocial.jpg haut dans les Règlements de Mère Loge Écossaise du Contrat Social de Paris, datés de 1780, et dans ceux de la "la Maçonnerie Écossaise" (sans rapport avec le REAA) imprimés en 1805, toujours à Paris, par la Mère Loge Écossaise de Saint Alexandre d’Écosse, du Rite Écossais Philosophique.

    Ces données montrent donc que la transmission de Vénérable à Vénérable de secrets particuliers liées à la Chaire de Maître est une pratique constante de cette branche de la "Maçonnerie écossaise" développée à partir de Marseille dans les années 1750, jusqu'à Paris dans les premières années du XIXème siècle.

    Il faut rapprocher le cas de l’Écossais des 3 JJJ observé à Paris en 1740-45, de celui des Mères Loges Écossaises en ce que, à chaque fois, on suppose fortement, pour d'autres raisons, une transmission directe à partir d'une source britannique. La présence d'un secret lié à la Chaire de Maître pourrait renforcer considérablement cette hypothèse, sans oublier toutefois, je l'ai déjà souligné, l’antériorité indiscutable des témoignages documentaires français, dans l'état actuel de nos connaissances.

    On le voit, cet usage anglais "immémorial" a désormais des sources indiscernables mais possiblement continentales !...

    7. Le Vénérable Maître de toutes les loges, ou Maître ad vitam (c.1760)

    On ne peut ici évidemment manquer de faire référence au seul grade de la tradition maçonnique française faisant explicitement référence à la qualité de Maître de Loge.

    GR_CofArm20g.JPGCe grade a été connu et diffusé dans les milieux maçonniques français dans le courant des années 1760, où il apparait incontestablement comme l'équivalent français de l’Installation secrète anglaise. Naturellement, il est clair que le contenu symbolique (mot, signe, attouchement, etc) n'a rigoureusement aucun rapport avec celui de l'Installation anglaise, et il est certain que ce grade est d'origine purement continentale et sans aucun rapport avec la cérémonie britannique. Il confirme cependant sans équivoque que le notion qu'un Vénérable devait posséder, pour exercer sa charge, une qualification spéciale, ici renfermée dans un grade particulier, était déjà présente dans la maçonnerie française dès cette époque.

    L'évolution de ce grade montre toutefois qu'il n'a pas prospéré comme Installation du Vénérable Maître et qu'il s'est intégré dans la hiérarchie de l'Ordre du Royal Secret (parfois indument appelé "Rite de Perfection") puis du REAA, comme un grade (le 20ème) de portée secondaire.

    Ce n'est pas ce qu'il y a de plus brillant dans son destin ! Mais le jeune REAA, importé des Amériques dans les premières années du XIXème allait nous réserver, sur ce point, d'autres surprises. Il connaissait et pratiquait en effet le grade de Maître de Loge à l'anglaise...  (à suivre)

  • Le manuscrit Graham (1726) : un puzzle pour Maître Hiram...

    Les diverses hypothèses proposées pour tenter de retrouver les sources de la légende d’Hiram, révélée pour la première fois en 1730 par Samuel Prichard dans sa Masonry Dissected (Maçonnerie Disséquée), se heurtent le plus souvent à de considérables difficultés. Outre qu’elles empruntent à des thèmes mythiques ou légendaires généralement sans rapport réel et manifeste avec le Métier, elles ne contiennent d’ordinaire qu’un des éléments de cette légende, pour l’essentiel, le meurtre du bâtisseur. On pourrait du reste, en examinant l’histoire générale de l’Angleterre depuis le XVIIème siècle, trouver d’autres meurtres injustes, et divers auteurs n’ont pas manqué d’échafauder ainsi les théories les plus diverses, et souvent les plus fantaisistes.

    Un document tranche nettement, cependant, sur toutes ces sources alléguées et approximatives. Il s’agit d’un manuscrit daté du 24 octobre 1726, le Ms Graham, longtemps méconnu, et qui fut présenté et étudié pour la première fois par le célèbre chercheur anglais H. Poole, en 1937 [1]. L’apport de ce texte à la recherche des sources de la légende d’Hiram apparaît capital.

     

    Manuscrit-Graham-1726.jpg

    Manuscrit Graham : capital mais énigmatique

     

    Le document se présente d’abord comme un catéchisme, en beaucoup de points comparable à ceux connus en Angleterre  pour les années 1724‑1725. Certaines des questions et des réponses qui y figurent se retrouvent en effet, presque textuellement, dans quelques-uns de ces textes, notamment dans un manuscrit de 1724, The Whole Institution of Masonry, et un document imprimé de 1725, The Whole Institutions of Free-Masons Opened. Ces similitudes sont importantes à souligner, car elles établissent que le Ms Graham n’est nullement un texte isolé et atypique, mais qu’il s’insère incontestablement dans un courant d’instructions maçonniques reconnues et diffusées en Angleterre à cette époque. On doit enfin particulièrement noter la tonalité chrétienne fortement affirmée des explications symboliques qui y sont proposées.

    A la fin du catéchisme proprement dit, on nous apprend que « par tradition et aussi par référence à l’Ecriture »,

    « Sem, Cham et Japhet eurent à se rendre sur la tombe de leur père Noé pour essayer d’y découvrir quelque chose à son sujet qui les guiderait vers le puissant secret que détenait ce fameux prédicateur. »

    Suivent alors trois récits distincts, trois légendes qu’il convient d’examiner en détail.

     

    Première légende :

    « Ces trois hommes étaient déjà convenus que s’ils ne découvraient pas le véritable secret lui-même, la première chose qu’ils découvriraient leur tiendrait lieu de secret. Ils ne doutaient pas, mais croyaient très fermement que Dieu pouvait et voudrait révéler sa volonté, par la grâce de leur foi, de leur prière et de leur soumission ; de sorte que ce qu’ils découvriraient se révélerait aussi utile pour eux que s’ils avaient reçu le secret dès le commencement, de Dieu en personne, à la source même.

    Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent rien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha, et ainsi de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude. Alors, ils relevèrent le corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et mains dans le dos, et s’écrièrent : "Aide-nous, O Père". Comme s’ils avaient dit : "O Père du ciel aide-nous maintenant, car notre père terrestre ne le peut pas."

    Ils reposèrent ensuite le cadavre, ne sachant qu’en faire. L’un d’eux dit alors : "Il y a de la moëlle dans cet os" [Marrow in this bone] ; le second dit : "Mais c’est un os sec" ; et le troisième dit : "il pue".

    Il s’accordèrent alors pour donner à cela un nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours. »

     

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    Noé : un Maître...Charpentier !

     

    Deuxième légende :

    Elle est exposée sans lien apparent avec la précédente.

    « Pendant le règne du roi Alboin naquit Betsaléel [2], qui fut appelé ainsi par Dieu avant même d’être conçu. Et ce saint connut par inspiration que les titres secrets et les attributs essentiels de Dieu étaient protecteurs, et il édifia en s’appuyant dessus, de sorte qu’aucun esprit malin et destructeur n’osa s’essayer à renverser l’œuvre de ses mains.

    Aussi ses ouvrages devinrent si fameux, que les deux plus jeunes frères du roi Alboin, déjà nommé, voulurent être instruits par lui de sa noble manière de bâtir. Il accepta à la condition qu’ils ne la révèlent pas sans que quelqu’un soit avec eux pour composer une triple voix. Ainsi ils en firent le serment et il leur enseigna les parties théorique et pratique de la maçonnerie ; et ils travaillèrent. […]

    Cependant Betsaléel, sentant venir la mort, désira qu’on l’enterre dans la vallée de Josaphat et que fût gravée une épitaphe selon son mérite. Cela fut accompli par ces deux princes, et il fut inscrit ce qui suit : "Ci-gît la fleur de la maçonnerie, supérieure à beaucoup d’autres, compagnon d’un roi, et frère de deux princes. Ci-gît le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés". »

     

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    Le Tabernacle, préfiguration du Temple de Salomon,

    eut Betsaléel pour Maître d’œuvre, selon Ex. 31, 1-11.

     

    Troisième légende :

    Sans nulle transition, là encore, un dernier récit est proposé au lecteur.

    « Voici tout ce qui se rapporte au règne du roi Salomon, [fils de David], qui commença à édifier la Maison du Seigneur :

    […] nous lisons au Premier Livre des Rois, chapitre 7, verset 13, que Salomon envoya chercher Hiram à Tyr. C’était le fils d’une veuve de la tribu de Nephtali et son père était un Tyrien qui travaillait le bronze.

    Hiram était rempli de sagesse et d’habileté pour réaliser toutes sortes d’ouvrages en bronze. Il se rendit auprès du roi Salomon et lui consacra tout son travail.

    […] Ainsi par le présent passage de l’Ecriture on doit reconnaître que ce fils d’une veuve, nommé Hiram, avait reçu une inspiration divine, ainsi que le sage roi Salomon ou encore le saint Betsaléel.

    Or, il est rapporté par la Tradition que lors de cette construction, il y aurait eu querelle entre les manœuvres et les maçons au sujet des salaires. Et pour apaiser tout le monde et obtenir un accord, le sage roi aurait dit : "que chacun de vous soit satisfait, car vous serez tous rétribués de la même manière". Mais il donna aux maçons un signe que les manœuvres ne connaissaient pas. Et celui qui pouvait faire ce signe à l’endroit où étaient remis les salaires, était payé comme les maçons ; les manœuvres ne le connaissant pas, étaient payés comme auparavant.

    […] Ainsi le travail se poursuivit et progressa et il ne pouvait guère se mal dérouler, puisqu’ils travaillaient pour un si bon maître, et avaient l’homme le plus sage comme surveillant.

    […] Pour avoir la preuve de cela, lisez les 6è et 7è [chapitres] du premier Livre des Rois, vous y trouverez les merveilleux travaux d’Hiram lors de la construction de la Maison du Seigneur.

    Quand tout fut terminé, les secrets de la maçonnerie furent mis en bon ordre, comme ils le sont maintenant et le seront jusqu’à la fin du monde […] »

     

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    Hiram : un sage artisan qui acheva son œuvre !

     

    On mesure sans peine l’importance considérable et l’intérêt majeur des trois récits. Soulignons-en simplement les points essentiels.

    Le premier récit du Ms Graham est aussi le premier texte de l’histoire maçonnique qui décrive un rite de relèvement d’un cadavre associé aux Cinq Points du Compagnonnage, attestés pour leur part dès 1696 dans les textes écossais sans aucun lien avec un tel rite, soulignons-le. Le but est de tenter de retrouver un secret – dont on ne sait à quoi il tient – qui a été perdu par la mort de son détenteur. On y associe un jeu de mots probable avec « Marrow in the Bone », évoquant assez clairement une expression en M.B. Il est évident que cela est lié « au nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours », lequel apparaît bien comme un secret de substitution. La particularité la plus remarquable est qu’on ne voit ici aucun lien avec l’art de la maçonnerie, et surtout que le personnage central n’est pas Hiram, mais Noé – dont la mort n’a pas été violente…

    Le second récit nous dépeint la personnalité de Betsaléel, possesseur de secrets merveilleux liés au Métier, qui seront communiqués seulement à deux princes. Le point important nous semble ici l’épitaphe, évoquant « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés ». Ce thème, notons-le, est bien absent de la première légende.

    Enfin le troisième récit met en scène Hiram, « surveillant le plus sage de la terre », et qui contrôlait probablement la transmission aux bons ouvriers du « signe »qui donnait droit à la paye des « maçons ». Notons surtout qu’ici les secrets sont et demeurent bien gardés, qu’Hiram achève le Temple et qu’il ne meurt pas de mort violente !

    La simple lecture de ces trois récits impose une constatation immédiate : leur superposition nous donne presque intégralement, en substance, la légende d’Hiram telle que la rapporte pour la première fois Prichard en 1730. L’innovation majeure est qu’Hiram – dont le rôle, honorable mais modeste, dans le Ms Graham, est conforme au peu qu’on dit de lui dans tous les Anciens Devoirs –, y est alors substitué à Noé dans le rite du relèvement. C’est Hiram encore, et non plus Betsaléel, à qui désormais appartiennent « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés » – mais la troisième légende du Ms Graham n’indique-t-elle pas qu’Hiram avait reçu une inspiration divine comme « le saint Betsaléel » ?…

    Retenons pour l’instant que le caractère composite du personnage d’Hiram Abif de la légende du troisième grade apparaît ici sans équivoque. La légende d’Hiram, à quelque source d’inspiration plus ou moins antique qu’on puisse ou veuille la rattacher est, sans plus aucun doute possible, une synthèse tardive de plusieurs récits légendaires dont l’ancienneté ne nous est du reste pas connue. La légende des trois fils de Noé, compte tenu du rôle que joue ce personnage dans l’histoire traditionnelle du Métier des Anciens Devoirs, de même que la version de la vie d’Hiram rapportée dans le Ms Graham, sont tellement conformes aux plus vieux textes de la tradition maçonnique anglaise, qu’on peut fortement suggérer, sans naturellement pouvoir l’affirmer, qu’elles faisaient sans doute partie d’un légendaire assez ancien, propre au Métier.

    Quoi qu’il en soit, il est établi qu’en 1726 – année qui suivit celle où, pour la première fois dans les annales de la franc-maçonnerie, nous avons la preuve documentaire de réceptions à un troisième grade à Londres – un texte maçonnique nous montre donc que cette synthèse, si elle avait déjà été effectuée, n’était même pas encore connue de tous...



    [1] H. Poole, «The Graham manuscript», AQC 50 (1937), 5‑29. Cf. également : Knoop, Jones, Hamer, Early Masonic Catechisms (EMC), Londres, 1943‑1978, pp. 89‑97, et J.M. Harvey, «The Graham MS analyzed», AQC 80 (1967), 70‑108

    [2] Rappelons que Betsaléel, personnage biblique apparaissant dans l’Exode, y est dépeint comme le principal architecte et maître artisan du sanctuaire du désert, la « Tente de la Rencontre » qui abritait déjà l’Arche sainte – et donc le prototype du Temple de Salomon. (Exode, 31, 2-6 ; 35, 30-35 ; 36, 1-2).