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Histoire - Page 30

  • Pourquoi des loges "bleues" ?

    Cette note ne constitue pas un travail achevé mais rassemble diverses données permettant d’éclairer cette question, laquelle ne se résume pas à une simple discussion sur le symbolisme de la couleur bleue – ce serait un peu  trop facile…

     

    1. Qu’est-ce qui est primitivement bleu ? La loge, les grades, ou autre chose ?

    Les expressions « loge bleue » et « grades bleus » ne sont pas généralement répandues dans la maçonnerie anglo-saxonne, en revanche les décors des grades symboliques y sont le plus souvent bordés de bleu. C’est cela le dénominateur commun.

    En effet, pour désigner les grades et les loges symboliques de trois premiers grades, les Anglais et les Américains utilisent surtout les expressions « Craft degrees » et « Craft lodges », c’est-à-dire « les loges et les grades du Métier ». Les Américains ont cependant plus souvent adopté l’expression « Blue Lodges » qui est d’un usage plus fréquent chez eux. L’expression « Maçonnerie bleue » reste cependant avant tout essentiellement française.

    En réalité, c’est par un processus de métonymie que peu à peu tout l’univers symbolique et rituel  des trois premiers grades est devenu « bleu » : les loges, les grades et la Maçonnerie symboliques sont devenus bleus parce que les décors maçonniques de ces grades – Apprenti, Compagnon et Maître – ont été d’abord ornés de bleu.  Il faut donc rechercher comment  cela s’est produit.


    2. Les premiers textes qui évoquent ce sujet dans l’histoire maçonnique montrent bien l'origine de ce bleu.

    En juin 1727, le registre des procès-verbaux de la première Grande Loge de Londres – fondée en 1717 – mentionne pour la toute première fois le fait que le Vénérable Maître et les Surveillants des loges devront porter « les bijoux de la maçonnerie appendus à un ruban blanc ».[1]

    On sait par l’iconographie abondante du XVIIIème siècle que les Frères portaient tous à cette époque un même type de tablier, très proche du tablier opératif : un long tablier de cuir avec  la bavette pendante. Il n’y avait pas encore de distinction entre les grades quant au tablier et il ne faut pas oublier que cela ne posait aucun problème: en effet, avant 1725-1730, et parfois bien plus tard en Angleterre, on ne connaît que deux grades – Apprenti et Compagnon) et que ces deux grades sont le plus souvent conférés le même soir dans une même cérémonie. Ce sera encore chose courante en France dans les années 1740.[2]

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    Tablier de Maître en France vers 1805

    On voit donc qu’en 1727, on ne parle que des colliers pour les trois Officiers principaux (pour y accrocher l’Equerre, la Niveau et la Perpendiculaire) et que ces colliers sont… blancs !

    En mars 1731, un autre règlement de la G.L. prescrit que désormais, pour les Officiers des loges, non seulement les cordons seront de soie blanche, mais que leurs tablier de cuir devront aussi être bordés d’un galon de soie blanche et « d’aucune autre couleur quelle qu’elle soit ».[3] Mais, dans la même séance, la G.L.  arrête que « le Grand Maître, son Député et ses (Grands) Surveillants porteront leurs bijoux, d’or ou de vermeil, appendus à des rubans bleu autour de leur cou et que leurs tabliers de cuir seront bordés de soie bleue ».[4]

    Voilà le bleu introduit, mais seulement pour les Grands Officiers ! Le registre anglais ne dira plus rien sur le décor des loges « symboliques » - on n’ose pas dire « bleues ». Mais à la même époque, ce sont des Britanniques qui introduisent la Maçonnerie en France [5] et ils y imposent leurs usages. Or, dans une  divulgation imprimée, publiée en 1744, Le Secret des francs-maçons, on peut lire que « dans ces assemblées chaque Frère a un tablier fait d’une peau blanche dont les cordons doivent aussi être de peau. Il y en a qui les portent tous unis, c’est-à-dire sans aucun ornement, d’autres les font border d’un ruban bleu. »  Et plus loin, le même auteur nous apprend que « le Vénérable, les deux Surveillants, le Secrétaire et le Trésorier » portent « un cordon bleu taillé en triangle ».

    Il est donc clair qu’à un moment quelconque, entre 1730 et 1745 environ, aussi bien en France qu’en Angleterre – mais à partir d’une initiative anglaise – les tabliers des membres des loges particulières, comme jadis uniquement ceux des Grands Officiers, sont devenus bleus ? [6]

    Mais pourquoi, et s’agissait-il du même bleu ?

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    Tablier de Passé-Maître anglais contemporain (depuis l"Union de 1813)

     

    3. Un texte anglais de 1734, le Ms Rawlinson, nous apprend qu’à cette époque le bleu des décors des Grands Maîtres – en application de la décision de 1731 – est précisément celui de l’Ordre de la Jarretière (ce que ne mentionnait pas le registre de la G.L.).

    C’est une indication précieuse car nous savons en effet que de nos jours encore, les décors des Grands Officiers de la Grande Loge d’Angleterre sont bien « Garter blue », c’est-à-dire d’un bleu profond, assez foncé, celui du premier Ordre de Chevalerie du pays, institué par  Edouard III en 1348, et dont le Grand Maître est le Souverain régnant.

    Le problème est que ce bleu n’est pas du tout le bleu pâle, le bleu ciel (ou parfois légèrement turquoise) des décors des grades symboliques, aussi bien en Angleterre  qu’en France ! Mais l’énigme se résout si l'on se souvient que lors de sa création par les Tudor au milieu du XIVe siècle, la couleur du Garter était … bleu clair. Il y a eu un changement vers 1740, la dynastie hanovrienne adoptant un autre bleu – notre bleu actuel de la Jarretière, plus foncé – afin de le distinguer de celui de l’Ordre de la Jarretière « piraté » par les prétendants au trône de la dynastie évincée en 1688, lors de la Glorieuse Révolution, les Stuart, qui continuaient à le distribuer illégalement à leurs partisans.

    En clair – si l’on peut dire ! –, tout est lié à l’histoire politique de la Grande-Bretagne entre 1730 et 1745 : d’abord le bleu du Grand Maître est le bleu de Jarretière, mais c’est alors un bleu clair, puis il devient  un bleu foncé quand l’Ordre de la Jarretière est modifié par le roi… et alors l’ancien bleu de la Jarretière – celui qui est clair – devient le bleu des loges symboliques – est-ce clair ?...


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    Tablier de Grand Maître en Angleterre

     

    La leçon générale qu’il faudrait en retirer est la suivante : depuis le début on a donné aux décors maçonniques une couleur évoquant délibérément une des plus hautes dignités du pays. : la franc-maçonnerie, recrutant peu à peu dans toutes les classes de la société, est une nouvelle aristocratie. Du reste, dans la retentissante divulgation anglaise Masonry Dissected, publiée en 1730 et qui révéla à tout Londres les usages maçonniques, il est dit que lorsqu’on remet au nouvel Initié son tablier on lui dit « que c’est une marque d’honneur, qui est plus ancienne et plus honorable que la Jarretière ».[7]

    Mais est-ce que ça marche partout et toujours ? Il faut pour cela vérifier ce qui va se passer dans les pays voisins, des deux côtés de la Manche.

    En Ecosse : les loges particulières ont des tabliers bordés… de toutes sortes de motifs « écossais » empruntés à des tartans de clans, mais jamais de bleu. En revanche, pour la Grande Loge et les Grands Officiers, c’est toujours le vert qui est très évidemment la couleur du premier Ordre de chevalerie de l’Ecosse, l’Ordre du Chardon (Most Ancient Order of the Thistle).

    En France, quand la maçonnerie s’installe, quel bleu est choisi ? L’iconographie et les nombreux tabliers du XVIIIème siècle qui nous sont parvenus  le montrent jusqu’à nos jours sans ambiguïté : c’est un bleu ciel. Or, en France, cela pouvait-il se référer à l’Ordre de la Jarretière ? Non, bien sûr. Mais il  se trouve que la premier Ordre français était à cette époque, l’Ordre du Saint Esprit qui est bleu clair ! Du reste Pérau, en 1744, dit très simplement que le collier en triangle que portent les Officiers des loges est à peu près « comme celui des Commandeurs de l’Ordre du Saint Esprit ».

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    Tablier de Passé Grand Maître Provincial en Ecosse

     

    On peut même aller plus loin.

    En 1731, la Grande Loge de Londres consacre une classe particulière de Frères que l’on nomme  les  « Grand Stewards » – ou Grands Intendants. Ils sont chargés de préparer et d’organiser à leurs frais le grand diner de gala annuel de la Grande Loge (« the Grand Festival »). Ce sont naturellement des Frères triés sur le volet et que la Grande Loge a voulu très tôt veut honorer pour leurs dépenses. La G.L. décide alors qu’ils porteront des décors spéciaux – montrant bien par là que la couleur des décors sert avant tout à signaler une dignité – et que ces décors seront bordés de… rouge ![8]Mais la nuance de rouge qui est choisie est le « cramoisi » (crimsom) c’est-à-dire exactement la couleur  de l’Ordre du Bain (Order of the Bath) qui est le deuxième Ordre de chevalerie en Angleterre après l’Ordre de la Jarretière.


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    Tablier de Grand Steward

     

    Projetons-nous près d’un siècle plus tard, en France. Le même phénomène va sans doute se reproduire.

    Des militaires français, venant des Antilles et des Etats-Unis, apportent en France le Rite Ecossais Ancien et Accepté qui est alors uniquement un système de hauts-grades. En 1804, ils fondent le Suprême Conseil de France dont les loges symboliques sont confiées à la seule puissance maçonnique du pays, c’est-à-dire le Grand Orient de France. Au bout de quelques mois, l’accord imposé par l’Empereur explosera et les deux corps maçonniques se sépareront. Les Frères Ecossais soucieux de rédiger des rituels spécifiques pour leurs loges « bleues », produiront le Guide des Maçons Ecossais. Mieux encore, pour se distinguer des Frères du Grand Orient, ils décideront surtout de changer la couleur de leurs tabliers en adoptant le rouge.

    Or, quel est à cette époque le premier Ordre national, alors tout juste créé – en 1803 exactement ? C’est évidemment la Légion d’honneur dont la couleur est bien connue…

    Dans tous les cas, on le voit, la clé des couleurs des décors des grades et des loges symboliques, semble bien être la volonté de rapprocher l’Ordre maçonnique des Ordres de chevalerie les plus éminents du pays ! Ce fut ainsi souvent le bleu – avec des variantes – mais pas toujours …[9]


    4. Ces considérations historiques et honorifiques – qui sont évidemment très convaincantes – épuisent-elles pour autant le sujet ?

    On peut estimer qu’en ce qui concerne le bleu, d’autres facteurs ont peut-être sinon déterminé du moins renforcé ce choix, notamment en Angleterre où il a été fait en premier lieu.

    On a par exemple fait observer que les deux nuances de bleu qu’on a évoquées sont celles des couleurs emblématiques des deux Universités les plus prestigieuses du pays : l’ « Oxford-blue » – qui est foncé – et le « Cambridge-blue » – qui est clair.[10] Il est certain que vers 1730-1750, il y avait dans les loges anglaises une foule d’universitaires et de savants de renom, tous issus des ce deux vénérables institutions et très attachés à leurs traditions.  Peut-on éliminer cette hypothèse ?

    Mais surtout, n’oublions pas que  nous sommes là en terre protestante, avec des hommes – et souvent dans les milieux maçonniques anglais, des ecclésiastiques : Jean-Théophile Désaguliers, James  Anderson – qui ont une connaissance approfondie de la Bible et s’y réfèrent souvent.


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    Reconstitution des décors du Grand Prêtre du Temple de Salomon

     

    Or, il  y a des pistes à suivre.  Par exemple, dans l’Exode (28,31) on décrit le vêtement du Grand Prêtre du Temple de Jérusalem, la robe de l’ephod,[11] qui sera « tout entière de bleu profond ». [12]Il n’est pas exclu que l’on ait voulu, avec le bleu comparable des décors maçonniques, évoquer la vocation sacerdotale de la maçonnerie : d’abord parce que le Temple – où officiait le Grand Prêtre – est bien sûr le modèle de la loge, ensuite parce que des protestants n’ont aucune difficulté à mettre en relief le « sacerdoce universel » qui est un des fondements de la Réforme.

     



    [1]  Quatuor Coronotorum Antigrapha, 10 (1913), p.74.

    [2] Dans plus ancienne divulgation maçonnique française, La réception d’un frey-masson (1737), on voit bien que le candidat est reçu en seul mouvement « Apprentif-Compagnon » (Cf. R. Dachez, Histoire de la franc-maçonnerie française, 2003, p. 51).

    [3] Quatuor Coronotorum Antigrapha, 10 (1913), p. 147.

    [4] Id.

    [5] Classiquement, la première loge y est fondée à Paris en 1725.

    [6] Toutefois, on voit bien dans le texte de Pérau que même en 1744 à Paris, certains Frères portent encore le tablier blanc uni, « à l’ancienne manière » en quelque sorte…

    [7] Knoop, Jones & Hamer, Early Masonic Catechisms, 1943, p.159.

    [8] Le privilège de désigner les Grands Stewards s’attachera plus tard à des loges spécifiques dont tous les membres ont le droit de porter un tablier rouge : ce sont les « Red Apron Lodges ».

    [9] On n’a pas cité l’Irlande, le pays des laissés pour compte au XVIIIème siècle, une colonie britannique méprisée, sans souveraineté propre et sans Ordre de chevalerie national. Mais on peut supposer que les maçons irlandais, qui ont choisi le bleu clair pour leurs décors eux aussi, ne l’ont certainement pas fait en référence à l’Ordre anglais de Jarretière, forcément peu estimé par eux, mais plutôt en évocation héraldique de l’émail du champ de leurs armes nationales : « D’Azur à une harpe d’or »…

    [10] Bernard Jones, Freemasons’ Book and Compendium, 1956, p.470.

    [11] Qui était, rappelons-le, le vêtement que portaient les prêtres, en fait comme un pagne que l’on ceignait et qui couvrait peu le corps – évoquant assez une sorte de tablier…

    [12] Peu importe que les traductions récentes évoquent plutôt « une pourpre violette », ce qui importe c’est que la valeur bleue était retenue unanimement par les traductions anglaises de la Bible au XVIIIème siècle, et par l'iconographie de l'époque, qui en dérive.

  • Une équivoque féconde : la Loge et le Temple

    C’est un lieu commun de la vie maçonnique que de nommer la loge – au sens du local où s’assemblent les Frères – le « temple ». Il s’agit en l’espèce d’une des équivoques les plus anciennes, les plus sérieuses et en même temps les plus fécondes de l’histoire maçonnique. Elle appelle de nombreuses observations dont on retiendra ici les principales.

    La loge est-elle « le » Temple – c’est-à-dire celui de Salomon à Jérusalem – ou, du moins, le représente-t-il ? Beaucoup de francs-maçons le croient…or, il n’en est rien pour plusieurs bonnes et indiscutables raisons.

    En premier lieu, n’oublions pas que la loge maçonnique est orientée de l’ouest vers l’est – « comme toutes les saintes églises », ainsi que le stipulent les plus anciennes instructions de la maçonnerie.[1] Or, le Temple de Jérusalem était orienté exactement à l’inverse : le Saint des Saints, l’endroit le plus sacré, celui où Yahvé lui-même se tenait dans l’obscurité, était à l’ouest et l’on accédait au Temple par l’est ! C’est du reste seulement à partir du IVème siècle environ que les églises, lorsqu’elles furent librement construites au sein de l’Empire devenu lui-même chrétien, commencèrent à changer leur orientation pour se distinguer radicalement du Temple et de ses références juives désormais rejetées[2] – c’est aussi dans le même esprit que le Sabbat (samedi) fut remplacé par le dimanche chrétien (en réalité un jour de solennité païenne [Dies Natalis Solis Invicti] secondairement christianisé).

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    Reconstitution du Temple de Salomon

    Mais on sait que les premiers francs-maçons n’ignoraient pas ce détail – qui revêt une certaine importance : on peut en effet lire dans les autres plus anciens textes maçonniques de l’Ecosse (1696-1714) les lignes suivantes :

    -   Où se tient la loge ?

    -   Sur le parvis du temple de Salomon.

    On ne saurait être plus clair : si la loge est sur le parvis du temple et que seule l’entrée, encadrée par les deux colonnes, leur est commune, il devient évident que la loge est orientée en miroir par rapport au Temple et donc d’ouest en est, ce que l’on constate en effet. Il faut donc se rendre à une criante évidence : la loge n’est pas le Temple…

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    Temple et Loge.pngDès lors, d’où vient cette croyance si répandue – source d’interminables confusions ? Elle s’est en fait constituée peu à peu et finalement de manière assez tardive.

    Il a d’abord fallu attendre que les loges maçonniques, en Angleterre comme en France, prennent l’habitude de se réunir dans des locaux dédiés et non plus dans des tavernes, des hôtels particuliers ou des appartements privés : imagine-t-on qu’on ait pu qualifier de « temple » la salle du traiteur Huré, rue des Boucheries, dans le quartier Saint-Germain, où s’assemblaient la première loge parisienne en 1725, au milieu des ripailles et des joyeuses libations ? Et n’oublions  pas qu’en Grande Bretagne, les loges se tiennent encore souvent dans des hôtels : on ne parle jamais de « temples » à ce sujet, mais de « lodge rooms ».

    Ce n’est qu’en 1751 que la loge écossaise de Marseille fit pour la première fois construire un hôtel maçonnique réservé aux tenues maçonniques et l’interdiction de tenir loge dans les auberges ne fut édictée par le Grand Orient qu’en 1787 et plus ou moins suivie : c’est finalement sous l’Empire que toutes les loges s’installèrent dans des locaux exclusivement maçonniques. Le Freemasons’Hall, siège de la Grande Loge d’Angleterre, à Londres, ne vit pas le jour avant 1775 : il est naturellement doté d’un « Grand Temple ».

    En fait, la fortune du mot « temple » en franc-maçonnerie s’est jouée au confluent de deux influences : tout d’abord celle d’un cadre protestant où le temple n’est aucunement un édifice sacré mais un simple lieu de réunion et de prière, de lecture et d’écoute de la parole de Dieu, et peut donc s’appliquer à toutes sortes d’endroits, qu’ils soient spécifiquement ou non affectés à un usage cultuel et proprement religieux ; ensuite par l’effet de l’introduction du troisième grade avec la légende d’Hiram, drame dont le Temple de Jérusalem, cette fois, est le théâtre.

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    Un tableau du grade d'Apprenti au RER

    La fortune de ce « temple » hybride, en dépit de l’archéologie et de l’orientation traditionnelle, a fini par le faire pénétrer en force dans la loge. En franchissant les colonnes J. et B. on a acquis la certitude d’entrer dans le Temple alors qu’en réalité, on en sortait…mais pour entrer, c’est vrai, dans une autre sorte de temple, au sens protestant et courant du terme.[3]

    Du reste, nombre de détails des rituels maçonniques le rappellent. Par exemple au Rite Ecossais Rectifié, lorsque le candidat est invité à monter fictivement les trois premières marche de l’escalier du temple, sur la figuration qui en est faite sur le tableau de loge, c’est bien vers le Temple de Jérusalem qu’on le conduit, mais on le fait aussitôt redescendre : il n’y est donc pas entré ![4]

    Cela n’empêchera pas que, depuis le grade de Maitre qui commence à cultiver largement cette équivoque sur le Temple de Jérusalem – et pour cause : toute son histoire se situe en son sein et il faut que le candidat la revive à son tour –, nombre de hauts grades feront un large usage de cet édifice mythique de ses diverses parties.

    Au terme de cette évolution, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, J.-B. Willermoz pouvait à bon droit affirmer : « Le temple de Salomon, à Jérusalem, est la base invariable de toute la Franc-Maçonnerie ; vous retrouverez le même, sous différentes formes, dans tous les grades ».[5] L’histoire avait rejoint le mythe…



    [1] Par exemple, le Ms Dumfries n°4 (1710) qui dit avec une parfaite ambiguïté : « est-ouest parce que toutes les saintes églises sont orientées ainsi, et en particulier le temple de Jérusalem. »

    [2] Du reste, nombre de temples de l’Orient ancien,  consacrés à de multiples dieux, possédaient cette même orientation est-ouest : celui de Salomon n’était pas une exception. La nouvelle orientation des églises chrétiennes était donc aussi une façon de se démarquer de tous les cultes antiques. Rappelons que le décret de Théodose interdisant le paganisme dans tout l’empire ne fut promulgué qu’en 392.

    [3] En écho à cette équivoque la formule, retrouvée dans tous les catéchismes maçonniques du XVIIIe siècle,  sur la franc-maçonnerie conçue comme un endroit où « l’on élève des temples à la vertu »…

    [4] « Monsieur, l’escalier dont vous venez de monter les trois premières marches conduit à la porte d’un temple qui est encore caché à vos regards, et dans lequel cependant, en qualité de maçon, vous devez entrer un jour si vous êtes constant dans la seule voie qui peut y conduire. » (Rituel du grade d’Apprenti, 1783-1788)

    [5] Instruction morale du grade de Maître (1783-1788).

  • Le "Rite Français" : une identité idéologique ou structurelle ?

    Les querelles maçonniques contemporaines, essentiellement centrées sur des compétitions obédientielles assez dépourvues d’intérêt, conduisent malheureusement souvent les francs-maçons à oublier quelques vérités essentielles de leur histoire. L’opposition désormais classique, pense-t-on,  entre le Rite Français et le Rite Ecossais et Ancien et Accepté, pour ne citer que l’une de ces fausses querelles, en est un exemple frappant.

    Je voudrais me borner ici à rappeler certains faits élémentaires pour dénouer les équivoques qui s’attachent encore à l’identité du Rite Français en notre temps.

    Le Rite Moderne anglais – avant d’être tardivement appelé « Rite Français » sur le continent –, pratiqué au sein de la première Grande Loge de Londres fondée en 1717, a mené, pendant soixante ans, une lutte un peu dérisoire et sans grand objet, semble-t-il, contre le Rite Ancien, la Grande Loge qui respectait ses usages ayant été créée, quant à elle, en 1751. Ce conflit ne fut que purement anglais, soulignons-le, et n’eut aucune incidence en France, mais il semble parfois que certains « bricoleurs » de l’histoire s’emparent d’une affaire exclusivement insulaire pour donner au Rite Moderne des caractéristiques d’origine que ses protagonistes auraient sans aucun doute récusées.

    Le lieu n’est pas ici d’exposer en détail cette fameuse querelle, sur laquelle je reviendrai certainement un jour ou l’autre, toutefois certains éléments peuvent être évoqués. Ainsi, les Anciens énoncèrent une liste de reproches qu’ils adressaient aux Modernes, responsables à leurs yeux d’avoir altéré le dépôt initial de la tradition maçonnique que les Anciens affirmaient, quant à eux, avoir scrupuleusement respecté – on a, depuis lors, souvent entendu cette chanson...

    Parmi les griefs adressés à la Grande Loge des Modernes, on relevait notamment l’abandon des prières lors des cérémonies ou l’oubli des fêtes de Saint-Jean. Ces seuls exemples ont accrédité l’idée que les Anciens représentaient une mouvance religieuse et conservatrice, par opposition aux Modernes, réputés plus tolérants, ouverts et libéraux – plus « modernes » en un mot, si l’on oublie que ce qualificatif, attribué par dérision à la première Grande Loge, fut toujours rejeté par elle, considérant qu’il s’agissait presque d’une injure…


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    Les Free-Massons (1735)

    Une assemblée de la Grande Loge de Londres (Modernes).

    Noter la position des Surveillants  (à droite) et des Chandeliers.

    Malheureusement, rien de tout cela ne résiste à l’examen et, comme l’ont suffisamment montré depuis plusieurs décennies les travaux de l’érudition maçonnique anglaise,[1] ces accusations étaient apparemment sans fondement. Rien d’idéologique ne distinguait réellement les Anciens des Modernes, et notamment pas des considérations religieuses. Les raisons de leur opposition initiale furent sans doute de nature socio-économique (les Anciens recrutaient dans un milieu globalement plus modeste que les Modernes) mais aussi « ethnique » – car pour les Anglais, les Irlandais, majoritaires parmi les fondateurs de la « nouvelle » Grande Loge,  étaient vraiment un autre peuple. Quelques décennies plus tard, cependant, la Grande Loge des Anciens était devenue aussi anglaise que la première et sa structure sociologique très semblable. C’est certainement pour cela que la fusion finale des deux Obédiences fut si aisée. Les Articles de l’Union de 1813, donnant naissance à l’actuelle Grande Loge Unie d’Angleterre, n’aboutirent d’ailleurs qu’à des ajustements symboliques et rituels assez limités car rien d’autre, en effet, ne séparaient les deux Obédiences…

    Mais depuis au moins la fin des années 1730, la Rite Moderne en France, le seul qui existât –  autant dire simplement  « la franc-maçonnerie » –, avait acquis son indépendance.[2] On sait le destin brillant qui fut le sien dans toute l’Europe. On ne parle guère de « Rite Français » avant les toutes premières années du XIXème siècle, et c’est alors uniquement pour le distinguer, par exemple, du Rite Ecossais Rectifié (RER) ou du Rite Ecossais Philosophique, tous deux formés dans le dernier quart du XVIIIème siècle, en attendant le dernier venu, c’est-à-dire le Rite Ecossais « Ancien » et Accepté (REAA), dont les rituels ne seront rédigés, pour les grades bleus, qu’en 1804.[3]

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    Plan de la loge des Anciens (1760)

    Noter la place des Officiers et l'absence de tableau au centre.

    Ce qui définit alors le Rite Français c’est toujours son système symbolique et rituel, qui contient tous ses « marqueurs » sur le plan traditionnel,[4] mais aussi son identification historique au Grand Orient de France, héritier institutionnel de la première Grande Loge en France. Toutefois, cette dernière appartenance a-t-elle une signification idéologique ? Assurément non. Louis de Clermont, Grand Maître de 1743 à 1771, pratiqua le Rite Moderne (qui ne portait pas encore ce nom !) et n’était certainement pas un révolutionnaire, tandis que le dernier Administrateur du Grand Orient de France avant la Révolution, Montmorency-Luxembourg – lui aussi du « Rite Français » – fut le premier émigré de France !

    On pourrait multiplier les exemples à loisir, mais ce n’est pas là mon sujet. On l’a compris : il ne faut pas confondre le contenant et le contenu. Que, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, le Grand Orient de France se soit identifié au combat laïc et républicain est une chose – tout à son honneur. Que le Rite du Grand Orient ait été, à cette époque comme à celle de Louis de Clermont et du duc d’Antin, le Rite Moderne ou Français, en est une autre, qui n’a rien à voir…

    Le Rite Français véhicule les plus anciennes traditions rituelles et symboliques connues de la maçonnerie spéculative : c’est là son identité fondatrice, telle que l’historien peut la restituer, et les profondes altérations que subirent ses rituels, à la fin du XIXème siècle, n’y changent rien.[5]

    Il existe du reste, depuis la début des années 1960, des formes dites "rétablies" ou "traditionnelles" du Rite Français, dont l'origine remonte aux travaux fondateurs de René Guilly-Désaguliers. Leurs rituels sont d'inspiration chrétienne et comprennent notamment un serment sur l'Evangile, selon l'usage constant du Rite Moderne au XVIIIème siècle.

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    Un des plus anciens tableaux de loge en France

    (Rite "Moderne" , 1744-1745)

    Confondre l’action historique du Grand Orient de France – courageuse et noble –  avec une certaine vocation « messianique » du Rite Français, que l’on supposerait destiné depuis ses origines à défendre l’idéal laïque et à établir la République, est donc une absurdité que l’historien ne peut manquer de relever.

    Sans oublier, pour l’anecdote, qu’à la fin du XIXème siècle, il a existé une obédience ultra-progressiste, fortement imprégnée d’anarcho-syndicalisme, récusant les hauts grades et favorable à l’initiation des femmes, alors que le Grand Orient, sur ces deux points, n’était assurément pas sur la même ligne et s’y opposait même nettement. Cette obédience « avancée » se nommait la Grande Loge Symbolique Ecossaise [6] et pratiquait le REAA !

    Il faut s’y faire : l’histoire est implacable …



    [1] Notamment les précieuses contributions de C. Batham, « The Grand Lodge of England according to the Old Institutions, The Prestonian Lecture for 1981 », Ars Quatuor Coronatorum [AQC] 94 (1981), 141-165 ; « Some problems of the Grand Lodge of the Ancients », AQC 98 (1985), 109-130.

    [2] C’est ce que constate James Anderson lui-même, dans la 2ème édition des Constitutions, publiée en 1738.

    [3] Le Guide des maçons écossais.

    [4] Position des Officiers, ordre des mots des deux premiers grades, position des chandeliers, instruments du serment, etc. Cf. les travaux essentiel de mon maître René Désaguliers, Les trois grands piliers de la franc-maçonnerie, Paris, 1963 - Nouvelle édition entièrement révisé par R. Dachez, Paris, 2011.

    [5] On peut en juger en lisant l’excellent ouvrage récemment paru de L. Marcos, Histoire illustrée du Rite Français Paris, 2012.

    [6] Elle fusionnera en 1896 avec la Grande Loge de France, créée deux ans plus tôt, et lui donnera plusieurs Grands Maitres et Grands Officiers.