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Histoire - Page 26

  • Propos impertinents sur l'Ordre maçonnique...

    Dans le cadre maçonnique, surtout, la structure obédientielle classique – que nous respectons, bien sûr,  partout où les Frères et les Sœurs qui s’y soumettent la jugent acceptable pour eux – ajoute à la dimension associative une autre valeur, souvent mise en avant dans les textes officiels qui régissent les obédiences : celle de « l’Ordre maçonnique ». Que faut-il précisément entendre par là ? Une fois encore, c’est à l’histoire de nous donner les réponses.

    1. Genèse d’un concept. - La notion d’Ordre maçonnique ne s’est dégagée que progressivement au cours du temps. Il est peu douteux que les francs-maçons « libres et acceptés » du XVIIème siècle anglais, ou les maçons des loges écossaises de la même époque, ignoraient absolument une telle conception. Si l’on considère la première Grande Loge, celle qui fut fondée à Londres en 1717, il est également certain qu’elle ne se voyait nullement comme l’organe directeur d’un ordre quel qu’il fût et ce terme n’apparaît alors nulle part dans les textes.

    La situation a changé au cours des années 1720 en Angleterre quand la gentry et d’une manière générale toutes les élites dirigeantes du pays ont envahi la hiérarchie de la Grande Loge – et même, d’une certaine façon, on a créé cette hiérarchie, car il est sûr que le premier Grand Maître, Anthony Sayer, n’était à proprement parler Grand Maître d’à peu près rien…


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    Antony Sayer: profession inconnue...

    Les ordres de chevalerie – c’est bien à cela qu’on s’est référé au premier chef, car dans l’Angleterre protestante du XVIIIème siècle, il ne pouvait être question d’évoquer les ordres religieux – s’étaient complètement fondus dans la noblesse dont la « chevalerie » constituait désormais le premier échelon, du reste souvent usurpé – terme regrettable d’une triste dégénérescence de la notion même de chevalerie ! En devenant les Grands Maîtres de la maçonnerie, en France comme en Angleterre, les plus hauts aristocrates de deux nations, pairs ou princes du sang dans leurs pays respectifs, ont répliqué la structure et l’organisation des ordres chevaleresques dont ils étaient par ailleurs membres et souvent dignitaires. Un exemple montre à quel point la pénétration a été profonde dans la terminologie maçonnique elle-même.

    On sait ainsi que les grands dignitaires maçonniques, de nos jours encore, sont souvent qualifiés de « Très Respectables » ou de « Sérénissimes ». On ignore cependant souvent d’où viennent ces qualificatifs. Ils n’ont en réalité rien d’initiatique…

    S’agissant du « Sérénissime Grand Maître », l’origine de cette appellation est simplement liée à la personnalité du premier Grand Maître qui fut ainsi qualifié : le comte de Clermont, prince du sang lors de son accession en 1743. Or, dans le protocole de la noblesse et de la famille royale alors en vigueur, un prince du sang avait droit, en France, « au rang et appellation » d’Altesse sérénissime. Le comte de Clermont portait ce titre en toutes circonstances. Il se fit donc aussi appeler le « Sérénissime Grand Maître, comte de Clermont ». Il se trouve qu’après son long règne maçonnique – il mourut en 1771 – son successeur, le duc de Chartres, puis duc d’Orléans – le futur Philippe-Egalité –, premier prince du sang, avait droit à la même appellation… On finit par considérer, après plusieurs décennies, que le Grand Maître était « sérénissime » par nature. On voit pourtant que la tradition maçonnique proprement dite n’y était absolument pour rien. [1]

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    Louis de Clermont : Altesse Sérénissime...donc Grand Maître !

    On pourrait du reste multiplier les exemples. L’influence du modèle des Ordres de chevalerie se manifesta même dans des détails vestimentaires et la couleur des décors maçonniques : au cours des années 1730, mais pas avant, les tabliers maçonnique vont se parer, en France et en Angleterre, de galons dont la couleur reproduit celle du premier Ordre de chevalerie du pays : celui de la Jarretière (garter blue) en Angleterre, celui du Saint-Esprit (bleu ciel) en France. Sous l’Empire encore, quand un nouveau Rite adoptera pour ses grades « bleus » des rituels et des décors spécifiques – il s’agit du REAA –, il prendra le rouge, c’est-à-dire la couleur du premier Ordre national nouvellement créé : celui de la Légion d’honneur… [2]

    L’apparition et la prolifération des hauts grades n’a fait qu’amplifier ce phénomène : on a vu apparaître des « Chevaliers d’Orient », des « Souverains Princes Rose-Croix », des « Empereurs d’Orient et d’Occident »… Et naturellement les plus hauts dignitaires de ces impressionnantes échelles de grades n’ont pu être que des « Grands Commandeurs », des « Grands Prieurs », voire des « Grands Hiérophantes »...

    On voit donc que l’apparat nobiliaire dont la maçonnerie s’est dotée, et qui l’a constituée en Ordre, tient donc à des circonstances historiques très précises mais fortuites, non essentiellement à la nature même de l’institution maçonnique. Dès lors, deux attitudes sont envisageables par rapport à ce décorum et à ce vocabulaire.

    2. De quoi « l’Ordre maçonnique » est-il le nom ? - La première attitude est de considérer l’ensemble sur un plan exclusivement métaphorique. La dignité et la noblesse qui s’attachent à l’Ordre sont avant tout à envisager dans le domaine moral et spirituel.

    Rien ne serait pire que de faire de la maçonnerie une parodie aristocratique. Le mot même d’ « Ordre » peut alors être retenu, non pour qualifier un système de soumission à une autorité sans partage, mais comme une désignation allégorique de la discipline collective à laquelle nous invite la maçonnerie en ses Rites et leurs divers grades. Plus encore, en ce sens, la notion d’Ordre maçonnique est très forte et revêt une réelle importance : nous nous soumettons bien à l’Ordre car l’engagement maçonnique suppose un travail, un effort sur soi-même, au-delà delà de la simple observance des règles de la vie en loge. C’est un projet à la fois individuel et collectif : l’Ordre maçonnique est celui que nous construisons en nous et grâce à ceux qui parcourent le même chemin et nourrissent le même dessein. L’Ordre, du reste, n’existe peut-être pas encore, ou du moins il n’est pas achevé, mais il le sera peut-être un jour. On mesure alors sans peine la perspective intellectuelle et spirituelle qui est ainsi ouverte.

    Mais l’expérience de la vie maçonnique montre que, bien (trop) souvent, une autre pratique est possible. Elle est même tellement fréquente qu’elle est à l’origine de la plupart des remous que peuvent connaître les obédiences au cours de leur histoire. Ce qui est en jeu ici est la confusion du pouvoir et de l’autorité, le fait que trop souvent les responsables des « Obédiences » –  comme ceux des « Puissances » ou des « Juridictions » de hauts grades – pensent réellement qu’ils sont tellement « Respectables » et « Sérénissimes » qu’ils peuvent se considérer, à l’instar des aristocrates des temps révolus, comme d’authentiques souverains, ou presque.

    3. Une solution parmi d’autres…- C’est pour se prémunir, autant que possible, contre ces dérives humaines toujours menaçantes, très ancrées dans l’histoire, on l’a vu, et largement illustrées par l’expérience, une fois encore, que les fondateurs de la Loge Nationale Française (LNF), à laquelle j’appartiens depuis près de 30 ans, ont choisi la formule plus simple, plus modeste, de la fédération de loges. Mais qu’ont-ils voulu exprimer au juste ?

    Certainement pas que la LNF n’aurait pas d’existence en tant qu’organisation maçonnique ! Certes, la plus large autonomie y est accordée aux loges, mais en adhérant à la Fédération, elles se soumettent librement à son Règlement général et à Charte. En cela, elles restreignent volontairement leur liberté et acceptent les sanctions prévues si elles manquent à leurs engagements. Ce qui vaut pour les loges vaut aussi pour leurs membres. C’est en somme la loi de toutes les associations volontaires.

    La différence spécifique qui singularise sans doute la LNF dans le paysage maçonnique français, est plus subtile, peut-être d’emblée peu visible mais, après un certain temps d’examen, assez significative. Prenons quelques exemples.


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    La LNF n’a pas Grand Maître mais un Président du Conseil national. Ce n’est pas qu’une nuance sémantique. Le Président de la LNF n’est pas, comme dans nombre d’obédiences classiques, le « Maître » de toutes les loges à qui l’on rendrait des honneurs insignes quand il visite une loge et à qui ont remettrait obligatoirement le maillet de Vénérable pour présider les travaux – ce que, dans les Obédiences qui connaissent ces usages, le Grand Maître, par « modestie », refuse le plus souvent, du reste (mais pas toujours !). Certes, le Président de la LNF est un Officier respecté mais il est, comme le Conseil national qu’il préside, l’émanation des loges et a pour mission de les servir. Aucune décision importante ne peut être prise par lui sans le consentement de son Conseil. De même, les Officiers nationaux – qui ne sont pas qualifiés, comme dans les Obédiences classiques de « Grands Officiers » – sont des responsables de dossiers et non des dignitaires empanachés auxquels il conviendrait de faire allégeance et qu’il faudrait ménager en toutes circonstances. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’on les rudoie !...

    Il résulte de ces dispositions simples une facilité de relations et une aisance fraternelle dans les rapports entre les loges et l’administration de la fédération. C’est, au quotidien, agréable et apaisant. Cela entraîne aussi que les clans ou les lobbies, comme il s’en crée inévitablement dans les grandes structures classiques, n’ont pas d’existence connue au sein de la LNF.

    D’une façon générale, une autre caractéristique majeure de la LNF est la simplicité du fonctionnement administratif. On n’y consacre pas à des détails juridiques, à des subtilités administratives, de longues séances de palabres, et les dérives chicanières du monde profane n’ont, pour cette raison sans doute, jamais eu droit de cité au sein de la LNF. S’il y existe théoriquement, comme partout ailleurs, une « justice maçonnique » destinée à régler les différends graves qui pourraient s‘élever entre les Frères, entre les loges, ou entre la Fédération et ses membres à tous les niveaux, il se trouve qu’en une quarantaine d’années…elle n’a pratiquement jamais servi ! Inutile de dire qu’elle occupe beaucoup de temps et utilise beaucoup d’énergie et de compétences dans les grandes Obédiences. Comme le rappelle la parabole évangélique : « On juge l’arbre à ses fruits »…

    De même enfin, à la différence de bien d’autres, la LNF n’a jamais jugé utile de se présenter comme une « puissance morale » qui s’obligerait à faire des déclarations publiques exprimant son point de vue ex cathedra. La LNF ne refuse nullement ce droit aux grandes Obédiences mais elle estime n’avoir pas à s’avancer sur ce terrain.

    Il reste enfin un dénominateur commun à toutes ces spécificités, ou plutôt une caractéristique de base qui rend compte, sans doute, de toutes les autres : La LNF est une petite structure.

    Les responsables successifs de la LNF, lorsqu’ils rencontrent les Grands Maîtres et Présidents des autres Obédiences, ont coutume de dire, le sourire aux lèvres, au détour d’une conversation : «  La LNF est la plus petite de toutes les Obédiences, et elle entend le rester ! ». Le propos, cependant, va au-delà du simple trait d’humour. Elle exprime non seulement une histoire mais encore une certaine conception de la maçonnerie.

    4. Une Obédience, pour quoi faire ? - En premier lieu, il ne sert à rien de mentir sur ses effectifs comme si une telle manœuvre, assez dérisoire au fond, pouvait tromper et plus encore impressionner quiconque. Au lieu d’ajouter 30%, 50% ou d’avantage au nombre réel de ses membres, la LNF a toujours dit la vérité : elle est en effet, théoriquement, la plus petite de toutes les organisations connues et reconnues, mais si toutes disaient elles aussi la vérité, le classement serait peut-être un peu différent « en bas de tableau »[3]. Il n’importe, si la LNF a acquis, au fil des ans, une respectabilité enviable et obtenu un statut très particulier au sein du paysage maçonnique français, ce n’est pas en raison du « nombre de ses divisions ». C’est pour ce qu’elle est, ce qu’elle montre d’elle-même, en raison de son comportement et singulièrement de son sérieux et de sa compétence reconnue en matière de tradition et d’histoire maçonnique. Cette autorité qu’on lui accorde lui importe bien plus que quelque considération numérique que ce soit.

    Or, on peut sérieusement s’interroger sur ce qu’elle serait devenue si elle avait cédé, comme tant d’autres, à la fascination du nombre et étendu inconsidérément ses effectifs. Cela, du reste, lui aurait été facile en plus de quarante ans. Elle s’en est pourtant soigneusement gardée, refusant pratiquement toutes les demandes d’intégration de loges venues d’ailleurs et pratiquant un recrutement modéré qui rend compte de sa croissance modeste – quoique constante – au cours du temps.

    Frilosité ? Refus de partager ? Peur de transmettre ? Culture égoïste de « l’entre soi » ? Nullement. Bien plutôt, souci de cohérence et exigence de rigueur et d’authenticité. Cela nécessite pourtant quelques commentaires.

    5. Et la maçonnerie dans tout ça ? - La maçonnerie de la LNF est, fondamentalement une maçonnerie de conviction et d’engagement. Elle suppose une certaine dose de passion, une volonté réelle de travailler avec les autres et de n’être pas seulement spectateur ou consommateur, et enfin une culture du service de l’intérêt commun. Ce ne sont pas des qualités universellement répandues, ni dans la société civile en général, ni dans la franc-maçonnerie en particulier. Entendons-nous : la LNF ne se conçoit nullement comme une élite, une sorte d’aristocratie autoproclamée de la franc-maçonnerie. Bien au contraire, elle est consciente de ses faiblesses, de ses lacunes, des progrès quelle doit encore faire pour accomplir son projet. Ni orgueil, ni complaisance à son propre égard. Elle n’est, à ses propres yeux, ni la « plus belle », ni la « seule vraie ». C’est précisément ce qui, peut-être, la distingue de quelques autres…

    Or cet état d’esprit ne pourrait que très difficilement se maintenir si la LNF comptait des dizaines de loges et des milliers de membres. Ce qu’elle gagnerait en extension, elle le perdrait inéluctablement en compréhension. Or c’est le sens qui compte pour elle, non la force. Elle doit donc choisir entre survivre et se perdre. Elle a effectivement décidé de demeurer active et bien présente dans la vie maçonnique française - sans aucune exclusive à l'égard de qui que ce soit -  et, si elle le fait dans la précarité matérielle inhérente à toute organisation associative de faible taille, elle sait aussi ce que cette modestie lui apporte : le dévouement de se membres, une inappréciable proximité entre eux, et la préservation d’un esprit commun qui constitue pour elle un ciment irremplaçable. Elle forme ainsi, au sens le plus noble du mot, une vraie communauté.


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    Les armes et le devise de la Compagnie des Maçons de Londres en 1472

    Elle existe toujours...

    Pour finir, une devise, ou plutôt un principe d’action pour la LNF ?  Sa devise officielle, bien sûr, qui figure sur son seau et dit assez ses principes fondateurs : « God is our Guide » [4]. Mais elle possède aussi  une devise officieuse qui pourrait être : « Etre sérieux sans jamais se prendre au sérieux »…

     



    [1] Pour être complet, signalons que la maçonnerie anglaise ignore ce qualificatif, car il ne s’applique pas dans son aristocratie. En revanche les dignitaires maçonniques sont qualifiés de « Most Worshipful » (ou « Very, ou Right Worshipful » ce que l’on peut traduire par « Vénérable » ou « Respectable ». Ces termes n’ont été introduits dans l’usage maçonnique qu’après l’avènement du premier Grand Maître noble, le duc de Montagu, pair du royaume, en 1721.

    [2] Cf. sur ce sujet mon post « Pourquoi des loges bleues ? »

    [3] En 2013, la LNF compte 15 loges de plein exercice, 7 loges d’études et de recherches, 4 loges de Maîtres installés, et environ 300 membres.

    [4] C’est la plus ancienne devise de la Compagne des Maçons de Londres, en 1472.

  • Les équivoques de la pensée symbolique

    Selon un auteur profondément révéré par les francs-maçons anglais, William Preston (1742-1818), qui contribua dans le dernier quart du XVIIIème siècle, notamment à travers son maître ouvrage Illustrations of Masonry, à la fixation des rituels et des instructions encore en vigueur de nos jours dans les loges britanniques, la franc-maçonnerie est « un système particulier de morale, exprimé sous le voile des allégories et illustré par des symboles. »

    william_preston_photo.jpg On peut adhérer ou non à cette définition, mais elle est l’une des plus anciennes que la franc-maçonnerie nous ait laissée de sa méthode symbolique ; à ce titre au moins, elle mérite considération. Or deux termes y sont frappants : « morale » et « illustré ». La franc-maçonnerie, dans cette perspective si typiquement anglo-saxonne, enseigne avant tout « les principes sacrés de la moralité », comme le dit expressément le rituel d’initiation au premier grade en Angleterre, et n’utilise les symboles que comme une manière commode et suggestive « d’illustrer » cet enseignement. A l’époque de Preston, tout au long du XIXème siècle et jusqu’à nous, la franc-maçonnerie britannique n’a cessé de voir dans les symboles maçonniques de simples emblèmes rappelant sur un mode graphique les enseignements fondamentaux de la morale judéo-chrétienne dont les bases se trouvent dans les Ecritures saintes, lesquelles, toujours pour citer les rituels anglais, sont le « critère infaillible de la justice et de la vérité ».

    Qu’en fut-il en France, notamment, au XVIIIème siècle ? On y voit le mot « symbole » rarement utilisé dans les rituels et les discours maçonniques, voire presque jamais dans certains systèmes. On y rencontre sans doute plus fréquemment les mots « allégories », « emblèmes » – tout comme en Grande Bretagne, observons-le – voire « hiéroglyphes » ou encore « types ». Mais il est un mot dont le vocabulaire maçonnique français a fait, dès l’origine, un abondant usage : c’est le mot « secret » – de préférence écrit au pluriel…

    Les premières divulgations maçonniques françaises, par leurs titres mêmes, expriment bien cet état d’esprit : Le secret des francs-maçons (1744), Le sceau rompu (1745), L’Ordre des franc-maçons trahi et leur secret révélé (1745). Encore ces révélations ne portaient-elles que sur les trois premiers grades – grades « bleus », encore appelés « grades symboliques –, mais dès 1766 ce sont les hauts grades qui sont victimes de ces indiscrétions  imprimées. L’ouvrage le plus célèbre les concernant avait pour titre : Les plus secrets mystères des hauts grades de la maçonnerie dévoilés. On mesure d’emblée ce que ces expressions soulignent par rapport à « l’illustration symbolique » anglaise : on nous suggère ici fortement que la franc-maçonnerie, se rattachant à la plus ancienne « tradition des mystères » renferme des enseignements soigneusement préservés de la curiosité profane et que les symboles dont usent les francs-maçons, loin d’illustrer, bien au contraire, ont pour objet essentiel de dissimuler et de rendre impénétrables les grandes vérités que l’ordre dispense à des adeptes.

    A la fin du XIXème siècle, en France singulièrement, dans la mouvance du courant occultiste initié par Eliphas Lévi (alias Alphonse Louis Constant, 1810-1875) et qui va flirter avec les marges de la franc-maçonnerie, elle-même majoritairement positiviste à cette époque, un courant herméneutique bien particulier va peu à peu prendre de l’ampleur et finira par occuper, au décours des années 1950, sinon une position dominante, du moins une place incontournable dans la pensée maçonnique en général. Ce mouvement a incontestablement été lancé par Oswald Wirth (1860-1943), un élève de l’ésotériste et quelque peu sulfureux Stanislas de Guaïta (1861-1897). En publiant dès la fin des années 1890, en volumes successifs maintes fois réédités et toujours lus, sa célébrissime série, La franc-maçonne rendue intelligible à ses adeptes (I. L’Apprenti, II. Le Compagnon, III. Le Maître) puis Les mystères de l’art royal, très tôt traduits en plusieurs langues (mais pas en anglais !), Wirth assurera pendant plus de 40 ans un véritable magistère des études de symbolique maçonnique à la direction de sa revue justement nommée Le Symbolisme (fondée en 1912) qui vivra après lui, jusqu’en 1970.

    A travers ses ouvrages, rédigés dans une langue classique et limpide, véritables « bréviaires maçonniques » selon les termes mêmes de leur auteur, Wirth imposera sa vision résumée en quelques formules lapidaires :

    La science profane s’enseigne à l’aide de mots, alors que le savoir initiatique ne peut s’acquérir qu’à la lumière de symboles. C’est en lui-même que l’Initié puise sa connaissance (gnosis en grec), en discernant de subtiles allusions, il lui faut deviner ce qui se cache dans les profondeurs de son esprit. […]

    Mis en présence d’un signe muet, l’adepte est tenu de le faire parler : penser par soi-même est le grand art des Initiés.  (Les mystères de l’art royal)Jules-Boucher_3111.jpeg

    En termes d’influence, et dans la même veine, on ne peut guère en rapprocher que Jules Boucher, un autre occultiste du XXème siècle, magicien et théurge, dont La symbolique maçonnique, publiée pour la première fois en 1948, fut un véritable best seller des loges jusqu’à nos jours.

    De rébus moralisateur, le symbole maçonnique est ainsi devenu le support d’un véritable exercice spirituel aux connotations plus ou moins illuministes ou mystiques. Notons cependant ici, sans y insister davantage pour l’instant, les non-dits de cette approche « symboliste ». Renvoyant à des questionnements métaphysiques bien plus que simplement moraux, à la différence du symbolisme finalement assez sommaire de la tradition anglaise, ce symbolisme maçonnique français s’en distingue aussi par sa réticence extrême à évoquer toute référence trop directement religieuse. Fait révélateur, Wirth lui-même, prophète ardent du « renouveau symboliste » de la franc-maçonnerie, n’hésitant pas à recourir à l’astrologie, aux tarots ou à l’alchimie comme à autant de clés pour comprendre les symboles maçonniques, avait toujours maintenu une interprétation du « vocable » traditionnel de « Grand Architecte de l’Univers » – un terme imagé pour désigner Dieu, sans équivoque, chez les anglais – qui faisait de ce dernier un « pur symbole ». En d’autres termes ; tout ce que l’on voulait, sauf Dieu – ou alors du bout des lèvres…

    Le symbolisme maçonnique dans sa conception française, est donc d’apparition assez tardive, on le voit, dans l’histoire de la franc-maçonnerie – même s’il trouve quelques racines dans certains Rites minoritaires de la fin du XVIIIème siècle. Le mot « symbolisme », en contexte maçonnique, s’est ainsi  trouvé plongé dans un certain flou sémantique, au point qu’il est devenu, dans la bouche de certains de ses défenseurs et de ses contempteurs au sein des loges, comme un équivalent euphémique de spiritualisme, voire de déisme : on est un « maçon symboliste » et tout est dit. De la simple désignation d’une méthode, on est bel et bien passé, à pas feutrés et sans jamais le dire tout à fait, à l’affirmation d’une position intellectuelle et presque d’un choix métaphysique – ce qui est assurément très différent.

    Même dans ce cas, pourtant, et selon une acception également très commune dans les milieux maçonniques français, le caractère « symbolique » renvoie cependant toujours au libre jeu de l’imagination et de la conscience, sans référence obligatoire à quelque affirmation « dogmatique » que ce soit.

    Cet entre-deux typiquement français montre à quel point le contexte culturel influence la réception et le traitement d’un corpus de symboles dont la morphologie générale est pourtant partout la même. On peut du reste essayer de préciser les sources, la nature et la portée de cette ultime équivoque en examinant les rapports de la maçonnerie avec la religion et l’ésotérisme.


    (Extrait du Que sais-je ?  La franc-maçonnerie, PUF,  2013, pp. 61-65)

  • De Socrate à la franc-maçonnerie : un détour par l'Italie du XVIème...

    Je suis récemment tombé sur une gravure extrait d’un fameux ouvrage d’Achille Bocchi (1488-1562), publié en Italie en 1555 (et réédité en 1574) : Symbolicarvm quaestionvm de vniverso genere qvas serio lvdebat libri qvinqve. Ce livre s’apparente à une littérature qui a connu dès le siècle précédent un succès immense dans les milieux cultivés de l’Europe : celle des ouvrages d’emblemata, ces recueils d’images « symboliques », ordinairement assorties de devises énigmatiques et que l’on commentait à perte de vue dans les salons de la bonne société…


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    Or, que voit-on sur cette gravure ?

    Socrate, le maître de la maïeutique, qui sous l’inspiration de son « bon démon », illustre la maxime delphique du « Connais-toi toi-même » : tandis qu’il trace d’une main un double portrait de lui-même et de son « double », il tient de l’autre le compas et l’équerre, sous un  ciel où se dessinent « le Soleil, la Lune et les Etoiles »….

    S l’on extrait cette gravure de son contexte et que l’on dissimule sa date, gageons que nombre de lecteurs lui trouveraient spontanément un air maçonnique très prononcé. De là, à y voir de la maçonnerie au beau milieu du XVIème siècle en Italie, il n’y a qu’un pas !

    La réalité est évidemment tout autre et cet exemple l’illustre parfaitement. Le symbolisme maçonnique, je l’ai souvent écrit, n’existe pas, à proprement parler : entendons par là que les symboles empruntés à l’art de la géométrie et de l’architecture, bien avant que la franc-maçonnerie spéculative n’apparaisse et ne s’en empare, ont fait l’objet d’emplois multiples car, depuis Platon, la géométrie est une science qui se prête au parallèle mystique, et que la meilleure image de la construction de soi est naturellement celle d’un édifice matériel. Ce fut particulièrement à la Renaissance qui a vu dans l’architecture un programme intellectuel. Du reste, c’est en partie ce que rappelle en substance la sentence placée au-dessus de la gravure Bocchi : par le dessin on fait mieux apparaître ce qui était caché.

    Ceux qui ont fourbi les armes symboliques de la maçonnerie spéculative, au cours du XVIIème siècle, s’étaient nourris de ces traités de la Renaissance et des innombrables volumes de la littérature emblématique, un des sources les plus riches du répertoire symbolique de la maçonnerie, disponible dès la fin du XVème siècle ! C’est d’ailleurs par ce biais que les loges ont accueilli nombre d’autres symboles, sans rapport aucun avec l’art de bâtir !

    La maçonnerie « symbolique » a donc finalement très peu innové quant à son contenu emblématique ou iconographique. L’ayant recueilli çà et là, elle en a tout simplement proposé un usage nouveau – et génial ! –, au moyen d’une méthode rituelle qui lui donne en quelque sorte une vie nouvelle dans les cadre particulier d’un espace et d’un temps nouveaux : l’espace et le temps de la loge.

    C’est là une source intellectuelle beaucoup plus évidente et surtout plus immédiate que le prétendu « savoir des bâtisseurs », qu’il ne s’agit pas de nier mais qui renvoyait à des secrets de métier aux applications philosophiques assez minces…[1]

     

     


    [1] Voir à ce sujet dans L’invention de la franc-maçonnerie, le passage que j’ai consacré à cette question : (pp. 112-124).