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Pierres vivantes - Page 23

  • En revenant de Lausanne...

    Hier, samedi, j'ai passé la journée à Lausanne, à l'invitation de quelques loges de la Grande Loge Suisse Alpina, dont Les Frères Inconnus de Memphis, pour évoquer un sujet brûlant, si j'ose dire : l'avenir de la franc-maçonnerie...

    Bien sûr, je n'étais pas là pour assommer l'assistance en lui infligeant une conférence qui aurait pu s'intituler "la franc-maçonnerie selon ma Grande Loge pour le siècle qui vient"...ou quelque chose du même style. Ce genre d’égocentrisme maçonnique - et de présomption un peu méprisante -, qui donne à penser que ce que l'on fait chez soi est la seule norme envisageable et donc le modèle de l'avenir, en tout cas la seule chose à laquelle on puisse consacrer un peu de temps et d’attention, relève d'un "provincialisme maçonnique" (toutes mes excuses pour les Frères et les Sœurs "de province" - nous le sommes tous un peu -, cela ne les concerne pas : le mot est pris ici dans son sens littéraire classique !), disons d'un particularisme intellectuel et pour tout dire d'une étroitesse de vue qui malheureusement rend compte de beaucoup de querelles ridicules qui sévissent dans le monde maçonnique français actuel.

    Le fait de franchir les Alpes et d'aller respirer l'air helvétique, si consensuel et si serein, permet de prendre de la hauteur, à tous les sens du terme - disons, de s'y efforcer !

    Il ne peut être question de résumer ici une conférence d'une heure, mais je voudrais partager avec vous quelques idées simples sur ce sujet.

    La première est qu'on ne peut décrypter et comprendre le présent sans jeter un coup d'œil un peu informé et aussi impartial que possible - je n'ose dire "objectif" - sur le passé de notre vénérable institution. Il est en effet certain que, au regard de ce qui se passe de nos jours en Europe continentale, elle se lit à travers deux courants qu'on peut juger diversement mais dont on ne peut méconnaitre l'existence :

    • le premier, fondateur à divers égards, reste prédominant dans le monde maçonnique anglo-saxon - et donc dans le monde maçonnique tout court puisqu’il représente l'écrasante majorité de ses effectifs : la franc-maçonnerie, nullement « ésotérique » (ou si peu !), est une institution qui ritualise des valeurs sociales consensuelles, promeut une certaine vision morale de la société, essentiellement fondée sur des valeurs religieuses intégrées à l'histoire sociale des pays concernés (en un mot : l’éthique protestante), et met en relief l'action philanthropique et caritative comme l'action maçonnique par excellence - au passage, point ici de préoccupation spécifiquement "spirituelle" car, comme l'a rappelé récemment un haut dignitaire anglais: "pour ça, il y a les églises..."
    • le second courant, précisément né en France d'où il s'est répandu un peu ailleurs, sans doute apparu très discrètement dès la fin du XVIIIème siècle dans quelques loges, mais surtout développé à partir du milieu du XIXème siècle, est en fait le produit de l’évolution politique, sociale, intellectuelle et religieuse de la France de ce temps-là : hostile à tous les cléricalismes politiques et religieux, il met en valeur la liberté de l'esprit - je préfère cette expression à celle de "liberté de pensée", tellement galvaudée que parfois on ne sait plus très bien ce qu'elle veut dire...et qui souvent veut dire tout autre chose que ce que l’on croit ! Paradoxalement, c'est ce courant qui insiste sur la "spécificité" de l'initiation, et surtout c'est lui qui voit dans l'action au sein de la cité l'aboutissement inéluctable de « l'engagement maçonnique".

    Mon propos n'est évidemment pas ici de revenir, pour le n-ième fois, sur l'opposition entre la maçonnerie "traditionnelle" et la maçonnerie "libérale et adogmatique (?)", mais d'interroger les sources de cette opposition que l'on caricature trop souvent.

    Je voudrais simplement rappeler qu'elle ne recoupe nullement l'antagonisme entre la franc-maçonnerie dite "régulière" - au sens anglo-saxon du terme - et celle qui ne l'est pas, mais qu'elle n'épouse pas non plus les contours si découpés et si mouvants du paysage maçonnique français : les frontières passent ici largement au sein des Obédiences bien plus qu’entre elles : ce n’est donc pas en signant des traités, en créant des confédérations ou en fermant la porte de quelques temples de plus, qu’on résoudra cette équivoque historique essentiellement propre à notre pays…

    Le plus intenable des paradoxes consisterait justement à soutenir que cette évolution française de la franc-maçonnerie – dont viendrait tout le drame – ne serait lié qu’au « génie » français, passionné, souvent fantasque et passablement brouillon – ce qui n’est pas entièrement faux, du reste – et qu’il faudrait le guérir de ses tares inextirpables pour que tout redevienne simple. Lorsque l’on cesse de considérer les francs-maçons anglo-saxons comme des habitants de la planète Mars, des êtres de raison sur lesquels on fantasme davantage qu’on ne réfléchit, et qu’on dialogue avec eux, on s’aperçoit des convergences bien plus que des différences avec leurs Frères (et Sœurs !) de France. La question n’est pas celle que prétendent résumer des oppositions binaires et tranchées : spiritualité/pas spiritualité, sociétal/symbolique, etc. C’est ce qu’on voudrait nous faire croire, mais la réalité est bien complexe – le GADL’U en soit loué !

    Pour ceux qu’une analyse plus longue intéresserait, je me permets de renvoyer au chapitre assez détaillé que j’ai consacré à « L’avenir de la franc-maçonnerie » dans le volume collectif dirigé par J.-L. Maxence,  paru dans la Collection Bouquins il y a quelques mois.

    Pour l’heure, je me contente d’en extraire la conclusion qu’on trouvera ci-après. Soyons certains que, dans les mois qui viennent, l’actualité nous contraindra à y revenir encore…

     

    L’initiation maçonnique a-t-elle un avenir ?

    Pour « ceux qui croient au ciel », il y avait – et il y a encore – les églises ; pour ceux qui n’y croient pas – ou n’en veulent plus – mais désirent pourtant conférer un sens à leur vie, il y aussi les partis politiques, l’action syndicale, l’engagement associatif – voire le divan du psychanalyste. Quelle est aujourd’hui – et quelle sera demain ! –, dans un pays comme la France singulièrement, la place de l’initiation maçonnique ?

    On a vu que la courbe des effectifs, dans notre pays, n’a cessé de s’élever depuis une trentaine d’années. Faut-il donc la prolonger et prédire un envol numérique de la franc-maçonnerie ? Nul ne peut le dire mais on peut au moins envisager les facteurs qui pourraient modérer ou simplement moduler cet enthousiasme arithmétique.

    D’abord parce que l’évolution économique et sociale contemporaine, qui rend les hommes moins disponibles et moins sereins, la mutation culturelle qui substitue le règne de l’éphémère et de l’image sans lendemain à la contemplation méditative de l’icône ou à la réflexion sur les textes que le temps avait consacrés, l’invraisemblable « bougisme » qui contraint les individus à une course folle et permanente, tous ces traits de la civilisation de l’incertitude, de l’apparence et du jeu sont a priori peu favorables à la prospérité d’une démarche mesurée, attentive et patiente comme celle que propose la franc-maçonnerie.

    Ensuite parce que, l’actualité l’a tragiquement montré depuis quelques années, le besoin de retrouver des racines spirituelles ou traditionnelles trouve souvent son aboutissement dans les intégrismes religieux de toutes sortes qui, tout en s’opposant avec violence, s’accordent généralement sur un point : la franc-maçonnerie est un ennemi à abattre. Une autre impasse caricaturale est encore représentée par les sectes qui, elles, n’ont jamais tant proliféré.

    Enfin parce que les références culturelles et philosophiques sur lesquelles repose le corpus symbolique et rituel de la franc-maçonnerie, empruntant aux sources essentielles de la tradition judéo-chrétienne, fût-ce au simple titre de mythe fondateur et d’allégorie suggestive, font aujourd'hui l’objet d’un discrédit inquiétant qu’alimentent surtout une ignorance et une inculture qui s’aggravent dans les générations les plus récentes.

    Pourtant, si l’on veut bien y songer un instant, toutes ces causes d’un possible effacement de la perspective initiatique dans l’esprit de nos contemporains – notamment dans un pays aussi sécularisé que la France du XXIème siècle –, sont peut-être autant de chances à saisir, voire de défis à relever pour une franc-maçonnerie à nouveau confiante et consciente de ses potentialités. Observons simplement que, depuis la fin du XIXème siècle, les acquis de l’anthropologie culturelle ont montré l’impressionnante permanence du schéma initiatique dans à peu près toutes les sociétés et suggèrent qu’il constitue peut-être l’un des invariants les plus saisissants de la condition humaine. Dotée d’une structure étonnamment stable à travers les siècles et les continents, à peine variable dans son fond mais sous des masques et des représentations multiples, l’initiation a jalonné toutes les étapes de la civilisation. Pourquoi notre monde « postmoderne » en serait-il dépourvu ? Pourquoi n’y trouverait-elle plus sa place pour répondre à des questionnements eux aussi intemporels ?

    Abandonnons ici résolument l’habit du devin que revêt toujours, plus ou moins consciemment, quiconque prétend trouver dans le présent une préfiguration de l’avenir. Gardons-nous aussi de prendre pour des réalités probables nos désirs comme nos angoisses. Restent alors l’éternelle énigme de la vie humaine et l’irrépressible interrogation sur les origines, le sens et la fin des choses qui, un jour ou l’autre, s’empare presque immanquablement de chaque être humain. Les efforts combinés, tantôt solidaires, tantôt contraires, de la philosophie et de la spiritualité n’ont pu en épuiser le secret en quelques dizaines de siècles de pensée humaine déchiffrable.

    L’initiation peut donc encore proposer sa contribution : celle du premier et du dernier pas.

  • Les Maitres du Secret - vient de paraître...

     

    Je vous signale  un nouveau numéro  de la série

    Le Point - Réferences,

    consacré aux MAITRES DU SECRET.

     

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    A l'affiche, des textes d'introduction aux courants ésotériques et à leurs sources depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, des articles de Michel Maffesoli, Walter Burkert, Alejandro Jodorowsky, Jean-Pierre Brach, etc., ainsi que des extraits d’œuvres des grands auteurs de ce domaine (Clément d’Alexandrie, Boehme, Paracelse, Eliphas Lévi, Blavatsky, Schuon, etc. ) avec un décryptage par un spécialiste du sujet pour chacun d’entre eux.

     

    J'ai personnellement contribué pour l'introduction générale à la période de la Renaissance aux Temps modernes ( "A la recherche d'un autre monde" ) et pour le choix et éclairage de trois textes :

     

    - André Michel Ramsay - Le Discours ( 1736)

    - Louis-Claude de Saint-Martin - L'homme de désir (1791)

    - Joseph de Maistre - Les soirées de Saint-Petersbourg (1821)

     

    A lire sans modération...

  • Le "mystère" de la Grande Profession

    Parmi les "mystères" qui peuplent l'histoire du Régime Écossais Rectifié (RER), la Grande Profession, classe invisible et et supposée secrète qui devait dominer le système tout entier sans révéler l'identité de ses membres, n'est pas le moindre. Les fantasmes qu'elle a suscités - et suscite encore ! - mais aussi les polémiques ou les aigreurs - sont sans nombre.

    Voici quelques repères pour comprendre.

     

    1. Une équivoque fondatrice

    Voici ce que Willermoz écrivait en 1812 à l'un des ses correspondants : 

    « Celui qui reçoit le grade de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte apprend parJ-B_Willermoz.jpg l'instruction qui le termine, que ce grade qui est une conclusion très satisfaisante est le dernier terme du Régime, qu'il n'a rien de plus à lui demander ni à en attendre. Malgré cette déclaration, quelques uns par ci, par là, se plaisent à penser qu'au-delà de ce grade, existent encore quelques grades ou instructions d'un ordre et d'un genre plus élevé. Mais si cette conjecture était fondée, il n'en résulterait pas moins que quelque chose qui serait au delà, n'étant ni annoncée ni avouée, c'est-à-dire ni reconnue par les Directoires et les Régences, personne n'a le droit de le leur demander et que toute sollicitation serait inutile et déplacée. »

    Willermoz, alors âgé de 82 ans et qui est considéré par tous à cette époque comme un « saint homme », se livre pourtant ici à un mensonge par omission partielle. Il nous dit en substance que quand on reçoit le grade de CBCS, on n’a plus rien d'autre à attendre au sein du RER. Cela paraît clair. Néanmoins, il ajoute que s’il y avait « quelque chose » d'autre, comme personne ne le reconnaît ou n'en parle, il est sans utilité de l’évoquer ou de poser la moindre question à ce propos.

    Cela signifie-t-il qu'il y ait quelque chose ou qu'il n'y ait rien ? La formulation de Willermoz, on le voit sans peine, est extrêmement ambiguë. Or, elle l’est délibérément.

    Tout le problème de la Profession et de la Grande Profession repose en fait sur cette ambiguïté.  Du reste ce principe présentait une certaine ancienneté dans le vocabulaire interne de l’Ordre. Comme pour les structures, équivoques et ambivalentes, les grades de l’Ordre intérieur, dans la SOT, pouvaient déjà susciter certaines confusions.

    C’est ainsi que parmi les chevaliers, on distinguait déjà  deux classes : Chevalier Templier et Chevalier Profès. Mais en réalité cela n'avait rien à voir avec ce que sera plus tard la Grande Profession du RER ; c'était une simple copie des pratiques de nombres d’ordres religieux où l'on est d'abord novice puis profès quand on a accompli ses vœux définitifs. Le Chevalier du Temple – dans la SOT – était donc Templier à titre provisoire et le Chevalier Profès l’était à titre définitif.

    2. Naissance des Grands Profès

    Lors de la réforme opérée à Lyon, en 1778, les classes de l’Ordre intérieur avaient été simplifiées. En particulier, la distinction entre le Chevalier « ordinaire », si l’on peut ainsi s’exprimer, et le Chevalier Profès, avait été supprimée.

    Toutefois, au-delà des réformes rituelles officiellement approuvées par le Convent et la rédaction des deux textes fondamentaux du Régime (le Code maçonnique des Loges réunies et rectifiées et le Code général des règlements de l’Ordre des CBCS), une innovation bien plus considérable, mais nulle part documentée dans les Actes du Convent, avait été introduite : l’Ordre des Grands Profès.

     

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    Réservée à un tout petit nombre d’élus, parmi lesquels Willermoz introduisit tout d’abord son cercle rapproché, cette classe suprême fut d’emblée conçue comme le cénacle choisi où serait préservée la doctrine coën appliquée à la maçonnerie, et où se constituerait la phalange secrète qui, sans paraître en tant que telle, s’assurerait de la pérennité des principes spirituels du Régime, à tous les niveaux de l’Ordre rectifié.

    En divers lieux où le RER était établi, un « Collège Métropolitain » de Grands Profès était ainsi créé. Chaque Collège  comprenait trois officiers : le Président, le Dépositaire – gardien des rituels et des instructions – et le Censeur – chargé de sélectionner les candidats. Avant la Révolution, il y eut ainsi des Collèges à Lyon, Strasbourg, Chambéry, Grenoble ou Montpellier.

    La réception en elle-même, telle que se pratiqua dès l’origine, n'a rien de mystérieuxVuillaud JDM.jpg puisqu’on en trouve les manuscrits à la bibliothèque municipale de Lyon, dans le fonds Willermoz. Ces textes ont d'ailleurs été publiés une première fois avant la dernière guerre dans un ouvrage de Paul Vuilliaud,  Joseph de Maistre Franc-Maçon [1], pour le texte de la Profession et, pour le texte de la Grande Profession, une transcription a été publiée en appendice du grand livre d'histoire du RER de Le Forestier, dans l'édition procurée par Antoine Faivre en 1970.

    La cérémonie de réception était extrêmement simple : les Frères membres du Collège s'asseyaient en cercle, on disait une prière pour l'ouverture des travaux puis on introduisait dans l'assemblée le récipiendaire et on lui délivrait le long discours d'instruction [2] dont on lui demandait ensuite de prendre une copie unique qu'il ne devait jamais donner à personne d'autre. On pouvait alors fermer le Collège par une autre prière. Les thèmes du discours changeaient entre la Profession et la Grande Profession mais la procédure  d’ensemble demeurait la même.

    Avant la Révolution, environ 70  personnes, en France, en Allemagne, en Italie, ont été reçus Profès et Grand Profès – quelques-uns n’ont jamais franchi la seconde étape.  Malgré la modestie relative de ces effectifs, le secret impénétrable où la Grande Profession devait demeurer enclose fut éventé assez tôt…

    3. Fonction et destin de la Grande Profession

    Mais d’emblée la question importante fut : qui avait écrit ces textes et d'où venaient-ils ? La thèse officielle était que l’on transmettait dans l’Ordre « un extrait fidèle de cette sainte doctrine parvenue d’âge en âge par l’initiation jusqu’à nous ». Mais l’origine réelle de ces textes eux-mêmes est heureusement moins mystérieuse.

    Dans une lettre écrite par Willermoz en 1781, voici ce qu'il disait à Charles de Hesse-Cassel :

    « Pour répondre sommairement aux questions que me pose votre Altesse Sérénissime, je lui confesse que je suis le seul auteur et le principal rédacteur des deux instructions secrètes de Profès et de Grand Profès qui lui ont été communiquées ainsi que des statuts, formules et prières qui y sont jointes et aussi d'une autre instruction qui les précède laquelle est communiquée sans mystère ni engagement particulier à presque tous les Chevaliers le jour même de leur vestition. Celle-ci contient des anecdotes fort connues et aussi une délibération du Convent national de Lyon. Au commencement de l'année 1767, j'eus le bonheur d'acquérir mes premières connaissances dans l'ordre dont j'ai fait mention [3] à votre Altesse Sérénissime, un an après j'entrepris un autre voyage et j'obtins le septième et dernier grade de cet Ordre. Celui de qui je l'ai reçu se disait être l'un des sept chefs souverains et universels de l'Ordre et a prouvé souvent son savoir par des faits. En suivant ce dernier, je reçus en même temps le pouvoir de conférer les degrés inférieurs, me conformant pour cela à ce qui me fut prescrit. Cependant je n'en fis nul usage pendant quelques années que j'employais à m'instruire et à me fortifier. Ce fut seulement en 1772 que je commençais à recevoir mon frère médecin et après, un certain nombre d'autres Frères. »

    Willermoz explique encore dans cette longue lettre qu'il a rédigé ces instructions en y intégrant la doctrine martinésiste. En d'autres termes, il reconnaît qu'il a créé de toutes pièces  la Grande Profession et que l'objectif qu’il poursuivait ainsi était tout simplement de transmettre à un petit nombre d'élus les connaissances nécessaires pour être les gardiens secrets, les gardiens discrets, les gardiens invisibles mais bien présents de la pure doctrine rectifiée.

    Les choses sont allées ainsi jusqu'à la Révolution et puis, nous l’avons vu, le Régime rectifié s'est interrompu comme toute la maçonnerie. Il n'a repris que sous le Consulat, vers 1802. Finalement, vers 1830, Willermoz étant mort depuis plusieurs années et alors qu’il avait fait de Joseph Antoine Pont son exécuteur testamentaire et héritier spirituel, ce dernier, constatant que le RER n'était plus en activité en France, remit ses archives à la Suisse où le RER continua de vivre jusqu'au début de ce XXème siècle où le RER est revenu en France.

    Or J.A. Pont, qui dans l'Ordre intérieur s'appelait A ponte alto et avait été reçu à la Grande Profession, était en 1830 le « seul dépositaire légal du Collège métropolitain établi à Lyon » et « seul grand dignitaire de l’Ordre subsistant dudit Collège ». Pendant très longtemps on a pensé que la Grande Profession avait donc disparu avec lui lorsqu’il mourut, en 1838, mais c'était une erreur.

    En effet, on doit à Robert Amadou d’avoir publié une lettre de J. A. Pont en date du 29 mai 1830, adressée à des Frères de Genève, dans laquelle il constitue Grand Profès par correspondance plusieurs membres des Préfectures de Genève et de Zürich, et leur confère le droit de maintenir la Grande Profession en un collège des Grands Profès de Genève. Ce qui veut dire que tout au long du XIXème siècle, il a subsisté dans le dernier endroit au monde où l'on pratiquait le RER, un Collège de Grands Profès, dont par nature personne ne devait connaître l'existence et qui n'avait aucune activité ostensible.

    A la fin des années 1960, bien plus d’un siècle après ces faits, diverses rumeurs couraient encore à l’occasion, en France, sur la nature exacte et surtout sur l’état de la Grande Profession, certains affirmant qu’elle avait totalement disparu, d’autres soutenant qu’elle n’avait jamais cessé d’exister. C'est alors qu'en 1969, coup de tonnerre dans un ciel serein, dans le n° 391 de la célèbre revue maçonnique Le Symbolisme[4], on publia un article assez court signé du pseudonyme de  Maharba et qui s'intitulait : « A propos du RER et de la Grande Profession ».

     

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    Ce texte inspiré, sans commentaires, plongea tout le monde dans l'incertitude : qui était Maharba ? A quel titre parlait-il ? Maharba lui-même a donné indirectement une clé puisque, dans des textes que Robert Amadou rédigea quelques années plus tard pour le Dictionnaire de la franc-maçonnerie dirigé par Daniel Ligou, l’auteur révèle que Maharba lui avait fraternellement confié avoir rédigé le texte de 1969 « sur ordre », ce qui veut dire que Maharba était en fait le porte parole des Grands Profès. La caution de Robert Amadou, en l’occurrence, ne permet pas d’en douter.

    Le Grand Architecte de l'Univers, dit notamment Maharba, « n'a jamais laissé s’interrompre » la Grande Profession. Et la fonction de la Grande Profession, si l'on essaye de tirer la substance du texte de Maharba, c'est la commune aspiration de tous les membres du Régime à comprendre le RER, dessein que s’efforcent d’accomplir anonymement les Grands Profès, quelle que soit par ailleurs leur dignité ou leur absence de dignité officielle. Il faut en quelque sorte désincarner la Grande Profession. Maharba précise encore :

    « La Grande Profession ne peut être confondue avec un grade maçonnique ni avec un degré chevaleresque et surtout pas avec ces grades et ces degrés qu’elle surplombe […]

    " La Grande Profession enchâsse l’arcane de la Franc-Maçonnerie et y participe, quoiqu’elle ne soit point d’essence maçonnique. Ses secrets sont inexprimables et c’est ainsi quelle forme, de soi, une classe secrète. »

    Les Grands Profès n'interviennent donc pas dans l'ordre pyramidal du Régime : ils culminent dans la pure spiritualité, sans en tirer de vaine gloire, et ne se préoccupent pas de proclamer ou d'exhiber leur qualité. La question n'est donc pas de savoir s'ils existent ou s'ils n'existent pas, s'il y en a ou s'il n'y en a pas, s'il y en a encore ou s'il n'y en a plus : ce que dit Maharba, c'est qu'il faut dépasser cet aspect purement administratif. Mais ce que l'on doit surtout souligner, c'est qu'à chaque fois qu’un Grand Profès se présente en disant qu'il l'est, on peut être sûr qu'il ne l'est pas. Il en va, sur ce point, de la Grande Profession comme de la franc-maçonnerie elle-même : les contrefaçons pullulent…

    4. La Grande Profession en notre temps ?

    Le seul Collège dérivant des Grands Profès du XVIIIème  siècle et dont l'existence ait été attestée de façon constante est bien celui de Genève. Depuis des années, il ne se manifeste plus publiquement d'aucune manière – ce qui, naturellement, ne signifie nullement qu’il ait cessé d’œuvrer. Il n'a pas été demandé à quelque « Maharba bis » de produire un nouveau texte en sorte que personne ne sait si ce Collège existe encore ou s'il n'existe pas et, d'ailleurs, cela n'a pas beaucoup d'importance.

    On peut, à plus de deux siècle de distance, s‘interroger sur l’initiative de Willermoz : était-ce une bonne idée ? Fallait-il vraiment créer un classe secrète – mais bientôt très connue –, avec tous les malentendus et parfois la jalousie ou les ambitions que cela pouvait susciter ?  L’historien ne peut répondre à cette question mais il doit constater que si la Grande Profession a provoqué quelques discussions et quelques difficultés avant la Révolution, dans un tout petit milieu maçonnique, elle a du moins permis de souligner jusqu’à nos jours que sans la doctrine spirituelle qui le structure, le RER risquerait fort de perdre tout son sens.  

    En 2005, on a publié des extraits des carnets personnels de Jean Saunier [5], maçon rectifié d’importance, auteur dans les 40 dernières années de nombreux articles et ouvrages estimés sur ce sujet. Or, Jean Saunier était membre du Collège des Grands Profès de Genève et il rapporte dans ses carnets des événements résumés par Serge Caillet, éditeur de ces textes précieux. On y apprend qu’au début des années 1970, des maçons rectifiés français parmi les plus éminents s’étaient engagés dans la restauration d'un Collège conforme aux usages de la Profession et de la Grande Profession, mais que leur filiation posait un problème. C'est ainsi qu'en juin 1974, ils sollicitèrent Jean Saunier à qui ils offrirent la présidence de leur Collège. Serge Caillet cite alors les carnets de Jean Saunier :

    « Le 3 juillet 1974, fête de la Saint Thomas, me trouvant disposé et désireux de contribuer autant que je le pourrais, par delà toutes les controverses auxquelles j'ai pu et pourrait être mêlé au renouveau de l'Ordre rectifié, j'ai eu connaissance des travaux d'un Collège de Profès et de Grands Profès fondé sur une régularité douteuse mais dont les membres ont su douter eux-mêmes à bon escient. C'est pourquoi j'ai estimé de mon devoir d'accepter la présidence de leur Collège ainsi qu'il me l'ont proposée et de valider pleinement pour autant que j'en aie reçu le pouvoir, tous les travaux des Profès et Grands Profès présents ce jour et dont les noms sont consignés dans le présent cahier à la date de ce jour, de telle manière que les uns et les autres puissent à l'avenir se prévaloir légitimement de la qualité de Profès et Grands Profès. »

    Et Serge Caillet de conclure : « Dieu voulant, ce Collège-là s'est maintenu depuis dans le silence qui sied à la Grande Profession depuis toujours. »

    L’histoire bégaye, dit-on volontiers. Elle le fait trop souvent pour le pire, nous le savons, mais aussi parfois, on le voit ici, pour le meilleur…

     

     


    [1] Nourry, Paris, 1926 (reprint, Archè, Milan, 1990)

    [2] Une trentaine de pages imprimées pour la Grande Profession…

    [3] C'est-à-dire l'Ordre des Elus Coëns.

    [4] Fondée en 1912 par Oswald Wirth qui la dirigea jusqu’en 1938. Marius Lepage (1902-1972) fut son digne successeur.

    [5] Préface de son ouvrage posthume, rassemblant la plupart de ses contributions sur le RER : Les chevaliers aux portes du Temple : Aux origines du Rite Ecossais Rectifié, Ivoire-Clair, 2005.