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  • 1728-2003 : histoire d‘un 275ème anniversaire

    Beaucoup des francs-maçons se souviennent sans doute qu’on a célébré en 2003, par de nombreux événements tant officiels que culturels et scientifiques, le « 275ème Anniversaire de maçonnerie française » : je revendique ici d’avoir déterminé l’année à laquelle se rapportait cette célébration, et d’avoir indiqué  la nature de l’évènement qui s’y était produit.

    La vérité des faits est encore plus précise : en 2002, Alain Bauer, qui entamait alors la dernière année de son mandat de trois ans à la tête du Grand Orient, me demanda un jour s’il serait envisageable, justifiable historiquement, de marquer l’année 2003 par le rappel d’un événement important ou significatif de l’histoire maçonnique française autour duquel toutes les Obédiences, qui traversaient alors une période de grâce dans leurs relations, pourraient se rassembler. Au terme d’une brève réflexion, l’année 1728 nous vint assez rapidement à l’esprit malgré le caractère assez inhabituel – mais pas totalement inusité – d’un « 275ème anniversaire » : onze ans plus tôt, en 1992, la Grande Loge Unie d’Angleterre elle-même avait bien fêté à grands fracas le 275ème anniversaire de la création de la première Grande Londres, à Londres en juin 1717 !

    Les diverses récupérations de cette date de 1728 qui ont lieu depuis lors, pour des raisons obédientielles que je ne juge pas mais qui ont peu de rapport avec le souci de l’exactitude historique m’obligent, afin que la mémoire ne s’en perde pas, à la présente mise au point en forme de réponse à la question suivante : que s’est-il vraiment passé en 1728 en France, dans le domaine maçonnique ?

    La réponse la plus lapidaire – si j’ose dire – tiendrait du reste en peu de mots : presque rien…

    Cela nécessite évidemment une explication plus substantielle.

     

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    Des débuts obscurs

    Nul ne sait au juste quand les premiers francs-maçons ont paru sur le sol français. Il existe en fait deux thèses dont l’une est pratiquement sans fondement documentaire alors que l’autre repose sur des preuves indiscutables. Il reste qu’elles ne sont nullement incompatibles.

    L’une affirme que les deux premières loges en France furent, dès 1688, celles de La Bonne Foy, du régiment de Dillon des Gardes écossaises et de La Parfaite Egalité, à l’Orient du régiment de Walsh-Infanterie. Ces deux loges mythiques appartiennent en effet au légendaire doré de la franc-maçonnerie française. Le lieu n’est pas ci de reprendre en détail ce dossier mais d’observer, après tant d’autres historiens qui ont confronté les maigres données disponibles, que rien ne permet d’affirmer l’existence réelle de ces deux loges – mais que rien non plus ne permet de l’exclure. Il est parfaitement vraisemblable que des francs-maçons, sinon des loges, aient été présents sur le sol français à cette époque, dans une émigration d’environ 20 000 à 30 000 personnes de souche britannique venues s’établir en France, suite à l’exil jacobite.

    La deuxième étape, documentairement indiscutable, en revanche, est celle de la fondation à Paris, vers 1725, d’une loge rue des Boucheries. Lalande, l’un des plus anciens témoins de la première maçonnerie française, nous en a laissé un célèbre récit dans le supplément de l’Encyclopédie publié en 1773 :

    « Vers l’année 1725, Milord Dervent-Waters, le Chevalier Maskelyne, d’Herguerty, & quelques autres Anglois établirent une Loge à Paris, rue des Boucheries, chez Huré, Traiteur Anglois, à la manière des sociétés angloises ; en moins de dix ans, la réputation de cette Loge  attira cinq ou six cens Frères à la Maçonnerie, & fit établir d’autres loges ;  […] » 

    Des francs-maçons, il y en donc eu en France avant même qu’il y ait peut-être des loges, et donc avant que l’on puisse parler d’une franc-maçonnerie organisée : en 1688, il n’existe de « Grande Loge » nulle part au monde et, en 1725, la jeune Grande Loge de Londres et Westminster est encore très confidentielle et ne compte alors que quelques dizaines de loges, non loin du cœur de la capitale anglaise.

    Dans ces conditions, pourquoi assigner la date de 1728 aux origines de la maçonnerie en France ?

    Pour le comprendre, il faut faire un détour par l’Angleterre, à la découverte d’un singulier personnage…

    L’improbable Wharton

    Raconter la vie de « sa Grâce le Duc de Wharton » n’est pas une mince affaire. En quelques mots, un aristocrate pourvu de quelques dons mais velléitaire, fantasque, débauché, multipliant les allégeances et les trahisons dans une Angleterre déchirée par le conflit dynastique entre les Hanovre et le Stuart…

    Dans des conditions plus que douteuses, il devint en 1722 Grand Maître de la Grande Loge de Londres, succédant au probe duc de Montagu, mais quitta sa charge l’année suivante dans des circonstances tout aussi mouvementées. Devenu ouvertement jacobite après avoir cultivé toutes les équivoques, sa situation politique étant devenue intenable et les créanciers se précipitant à ses trousses, il quitta l’Angleterre sans esprit de retour en 1725, pour une errance de quelques années en Europe. Il finit assez piteusement ses jours en Espagne, malade et alcoolique au dernier degré, en 1731.

    En 1735, un document essentiel fut rédigé par celui qui, cette année-là, « assumait » la fonction de « Grand Maître » : Hector Mc Leane, écossais de naissance, justement l’un des trois fondateurs de la première loge à Paris ! Les Devoirs enjoints aux maçons libres, adaptation très libre – mais riche d’enseignements – des Constitutions anglaises de 1723, est ainsi l’un des textes les plus précieux de la tradition maçonnique française. Or, dans ce texte, Mac Leane fait figurer la mention suivante, capitale pour notre sujet :

    « [Ces règlements généraux] furent modelés sur ceux donnés pat le Très Haut et Très Puissant Prince Philippe, duc de Wharton, Grand Maître des Loges du Royaume de France ».

    Le reste est simple : la biographie mouvementée de Wharton, aujourd’hui parfaitement connue[1], permet d’établir sans erreur qu’il séjourna à Paris entre juin 1728 et avril 1729. C’est donc à cette époque, à nulle autre, qu’il put être reconnu comme « Grand Maître » en France.

     

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    Frontispice des Constitutions de 1723

    Wharton est à droite

     

    Wharton avait été Grand Maître en Angleterre – d’une manière très controversée, certes, mais on avait fini par « régulariser » son élection. C’est sans doute parce que la très petite communauté maçonnique de Paris, en 1728 – alors évidemment composée d’une majorité de sujets britanniques – partageait ses engagements politiques, qu’elle ne fit aucune difficulté pour lui accorder le titre de Grand Maître, en France également. Une façon de dire que les loges, en France, ne dépendaient plus de la Grande Loge de Londres. En d’autres termes, qu’il y avait aussi, désormais une « maçonnerie française ».

    Sans doute, la référence historique à Wharton n’est pas spécialement reluisante pour un événement « fondateur » – mais on ne choisit pas ses ancêtres…

    Un Ordre maçonnique ou une Grande Loge ?

    Que faut-il donc penser des affirmations reprises depuis par plusieurs Obédiences, à commencer par le Grand Orient de France puis la Grande Loge de France, selon lesquelles leur propre fondation remonterait à 1728 – au point que cette date a remplacé, sur leurs sceaux respectifs, celles qui y avaient toujours figuré : 1736 (?), 1773 et 1894 – ou s’y est ajouté, ce qui est plus subtil et traduit malgré tout un léger trouble de conscience ?…

    Il faut simplement en penser que l’historiographie a toujours fait mauvais ménage avec la politique – fût-elle maçonnique – et peut-être surtout dans ce cas !

    Que l’on soit clair : en 1728, la franc-maçonnerie – entendons par là : un réseau composé de quelques loges et d’une poignée de francs-maçons – était déjà présente en France depuis au moins quelques années, sinon deux ou trois décennies, même de façon ultra-confidentielle.  En outre, ce qui s’est produit en 1728 n’est aucunement la création d’une structure – a fortiori de ce que nous nommons aujourd’hui une « Obédience » ! Aucun récit du temps ne fait mention de quoi que ce soit qui puisse se rapporter à une fondation quelconque cette année-là ! Au regard des francs-maçons de cette époque, 1728 fut un donc, je le répète, un non-événement…

    Mais le témoignage de Mac Leane, sept ans plus tard, est pourtant riche de sens, je l’ai dit. On comprend que James Anderson, dans la deuxième édition des Constitutions publiée en 1738, indique que « Toutes ces loges étrangères [mentionnées précédemment dans le texte] sont sous la protection de notre Grand Maître d'Angleterre. Toutefois l'ancienne loge de la ville d'York et les loges d'Écosse, d'Irlande, de France et d'Italie, assumant leur indépendance, ont leur propre Grand-maître. » Il n’est pour autant pas explicitement question de « Grande Loge »…

    En 1728, il n’y avait pas encore de Grande Loge, c’est une évidence, et Wharton fut qualifié de « Grand Maître » sans avoir à exercer la moindre prérogative – pour autant qu’il en ait été capable et qu’il en ait eu le goût – pendant son bref passage en France. Enfin, si après lui quelque uns des pionniers de la petite troupe parisienne des francs-maçons exilés, comme Derwenwater, assumeront l’appellation de Grand Maître, il ne faut pas se méprendre sur ce que cela veut dire. Au début des années 1740 encore, il sera d’usage de qualifier de « Grand Maître »  ce que nous nommons depuis longtemps un Vénérable Maître. Cette coutume fut abandonnée vers le milieu de la décennie, au moment sans doute où, en décembre 1743, fut élu celui qui allait dominer de haute quoique lointaine autorité toute la maçonnerie en France pendant presque trente ans : Louis-Antoine de Bourbon-Condé, comte de Clermont (1709-1771), qui porta désormais le titre très significatif à ses yeux, de Grand Maitre[2]. Pendant cinq ans, le duc D’Antin, « premier Grand Maître français »,  l’avait théoriquement précédé, mais ce fut une ombre prématurément disparue et qui n’a pratiquement laissé aucune trace sur la franc-maçonnerie de son temps.

    Désormais, il y avait donc un Grand Maître, mais un Grand Maître de quoi ? De la Grande Loge ? Pas du tout. Le titre constamment porté par Louis de Clermont, tout au long de sa vie, fut « Grand Maître des Loges régulières du Royaume de France » – le même titre que l’on attribue à Wharton en 1735 et dont il est supposé avoir joui en 1728. Le lieu n’est pas ici de revenir sur les origines et l’émergence du concept de Grande Loge de France au XVIIIe siècle – ce sera pour d’autres notes[3] – mais, de même qu’un Vénérable se nommait souvent « Grand Maître » de sa loge, je l’ai dit, il devint habituel de qualifier la Loge du Grand Maître –   Saint Jean de Jerusalem, à Paris, dont les règlements furent rédigés en 1745 – de « Grande Loge », puisque c’était la loge du Grand Maître ! Pendant une bonne quinzaine d’années environ, la Grande Loge de ne sera guère autre chose que les quelques proches collaborateurs que Clermont chargera d’expédier en son nom les affaires maçonniques qu’il réglait dans « sa » loge, c’est-à-dire la « Grande Loge »…dont personne ne pensait qu’elle avait été créée en 1728, cela va de soi ! L’expression « Grande Loge de France » elle-même n’est d’ailleurs pas attestée sous cette forme avant 1737.

    Faisons un rêve…

    Tous ces points étaient parfaitement clairs en 2003 et je dois à la vérité de dire que les Grands Maîtres des Obédiences qui, depuis l’année précédente, avaient formé une sorte de rassemblement informel dénommé « La Maçonnerie Française », le savaient tous très bien et n’interprétaient pas différemment cette célébration d’une mémoire collective, symboliquement rapportée à une date ancienne et significative – mais qui n’appartenait à personne.

     

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    Quelques dignitaires avec le Président de la République

    lors du 275e anniversaire

    au Palais de l'Elysée

    en juin 2003

     

    1728 avait précisément l’avantage de se situer avant l’époque des Grandes Loges  et a fortiori du Grand Orient. Cette date n’était pas une borne administrative destinée à être détournée par les uns et les autres mais une date idéale, renvoyant à un temps où il n’y avait encore en France qu’une seule maçonnerie « indifférenciée ».

    Le train de l’histoire, depuis lors, est passé. Il a laissé sur son chemin des structures, des juridictions, des règlements, des administrations. Il a aussi fait naitre – c’était sans doute inéluctable – des chamailleries et des querelles souvent peu substantielles mais incroyablement durables.

    En « inventant » 1728, nous voulions rêver à un temps idéal où la franc-maçonnerie fran

  • Propos impertinents sur l'Ordre maçonnique...

    Dans le cadre maçonnique, surtout, la structure obédientielle classique – que nous respectons, bien sûr,  partout où les Frères et les Sœurs qui s’y soumettent la jugent acceptable pour eux – ajoute à la dimension associative une autre valeur, souvent mise en avant dans les textes officiels qui régissent les obédiences : celle de « l’Ordre maçonnique ». Que faut-il précisément entendre par là ? Une fois encore, c’est à l’histoire de nous donner les réponses.

    1. Genèse d’un concept. - La notion d’Ordre maçonnique ne s’est dégagée que progressivement au cours du temps. Il est peu douteux que les francs-maçons « libres et acceptés » du XVIIème siècle anglais, ou les maçons des loges écossaises de la même époque, ignoraient absolument une telle conception. Si l’on considère la première Grande Loge, celle qui fut fondée à Londres en 1717, il est également certain qu’elle ne se voyait nullement comme l’organe directeur d’un ordre quel qu’il fût et ce terme n’apparaît alors nulle part dans les textes.

    La situation a changé au cours des années 1720 en Angleterre quand la gentry et d’une manière générale toutes les élites dirigeantes du pays ont envahi la hiérarchie de la Grande Loge – et même, d’une certaine façon, on a créé cette hiérarchie, car il est sûr que le premier Grand Maître, Anthony Sayer, n’était à proprement parler Grand Maître d’à peu près rien…


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    Antony Sayer: profession inconnue...

    Les ordres de chevalerie – c’est bien à cela qu’on s’est référé au premier chef, car dans l’Angleterre protestante du XVIIIème siècle, il ne pouvait être question d’évoquer les ordres religieux – s’étaient complètement fondus dans la noblesse dont la « chevalerie » constituait désormais le premier échelon, du reste souvent usurpé – terme regrettable d’une triste dégénérescence de la notion même de chevalerie ! En devenant les Grands Maîtres de la maçonnerie, en France comme en Angleterre, les plus hauts aristocrates de deux nations, pairs ou princes du sang dans leurs pays respectifs, ont répliqué la structure et l’organisation des ordres chevaleresques dont ils étaient par ailleurs membres et souvent dignitaires. Un exemple montre à quel point la pénétration a été profonde dans la terminologie maçonnique elle-même.

    On sait ainsi que les grands dignitaires maçonniques, de nos jours encore, sont souvent qualifiés de « Très Respectables » ou de « Sérénissimes ». On ignore cependant souvent d’où viennent ces qualificatifs. Ils n’ont en réalité rien d’initiatique…

    S’agissant du « Sérénissime Grand Maître », l’origine de cette appellation est simplement liée à la personnalité du premier Grand Maître qui fut ainsi qualifié : le comte de Clermont, prince du sang lors de son accession en 1743. Or, dans le protocole de la noblesse et de la famille royale alors en vigueur, un prince du sang avait droit, en France, « au rang et appellation » d’Altesse sérénissime. Le comte de Clermont portait ce titre en toutes circonstances. Il se fit donc aussi appeler le « Sérénissime Grand Maître, comte de Clermont ». Il se trouve qu’après son long règne maçonnique – il mourut en 1771 – son successeur, le duc de Chartres, puis duc d’Orléans – le futur Philippe-Egalité –, premier prince du sang, avait droit à la même appellation… On finit par considérer, après plusieurs décennies, que le Grand Maître était « sérénissime » par nature. On voit pourtant que la tradition maçonnique proprement dite n’y était absolument pour rien. [1]

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    Louis de Clermont : Altesse Sérénissime...donc Grand Maître !

    On pourrait du reste multiplier les exemples. L’influence du modèle des Ordres de chevalerie se manifesta même dans des détails vestimentaires et la couleur des décors maçonniques : au cours des années 1730, mais pas avant, les tabliers maçonnique vont se parer, en France et en Angleterre, de galons dont la couleur reproduit celle du premier Ordre de chevalerie du pays : celui de la Jarretière (garter blue) en Angleterre, celui du Saint-Esprit (bleu ciel) en France. Sous l’Empire encore, quand un nouveau Rite adoptera pour ses grades « bleus » des rituels et des décors spécifiques – il s’agit du REAA –, il prendra le rouge, c’est-à-dire la couleur du premier Ordre national nouvellement créé : celui de la Légion d’honneur… [2]

    L’apparition et la prolifération des hauts grades n’a fait qu’amplifier ce phénomène : on a vu apparaître des « Chevaliers d’Orient », des « Souverains Princes Rose-Croix », des « Empereurs d’Orient et d’Occident »… Et naturellement les plus hauts dignitaires de ces impressionnantes échelles de grades n’ont pu être que des « Grands Commandeurs », des « Grands Prieurs », voire des « Grands Hiérophantes »...

    On voit donc que l’apparat nobiliaire dont la maçonnerie s’est dotée, et qui l’a constituée en Ordre, tient donc à des circonstances historiques très précises mais fortuites, non essentiellement à la nature même de l’institution maçonnique. Dès lors, deux attitudes sont envisageables par rapport à ce décorum et à ce vocabulaire.

    2. De quoi « l’Ordre maçonnique » est-il le nom ? - La première attitude est de considérer l’ensemble sur un plan exclusivement métaphorique. La dignité et la noblesse qui s’attachent à l’Ordre sont avant tout à envisager dans le domaine moral et spirituel.

    Rien ne serait pire que de faire de la maçonnerie une parodie aristocratique. Le mot même d’ « Ordre » peut alors être retenu, non pour qualifier un système de soumission à une autorité sans partage, mais comme une désignation allégorique de la discipline collective à laquelle nous invite la maçonnerie en ses Rites et leurs divers grades. Plus encore, en ce sens, la notion d’Ordre maçonnique est très forte et revêt une réelle importance : nous nous soumettons bien à l’Ordre car l’engagement maçonnique suppose un travail, un effort sur soi-même, au-delà delà de la simple observance des règles de la vie en loge. C’est un projet à la fois individuel et collectif : l’Ordre maçonnique est celui que nous construisons en nous et grâce à ceux qui parcourent le même chemin et nourrissent le même dessein. L’Ordre, du reste, n’existe peut-être pas encore, ou du moins il n’est pas achevé, mais il le sera peut-être un jour. On mesure alors sans peine la perspective intellectuelle et spirituelle qui est ainsi ouverte.

    Mais l’expérience de la vie maçonnique montre que, bien (trop) souvent, une autre pratique est possible. Elle est même tellement fréquente qu’elle est à l’origine de la plupart des remous que peuvent connaître les obédiences au cours de leur histoire. Ce qui est en jeu ici est la confusion du pouvoir et de l’autorité, le fait que trop souvent les responsables des « Obédiences » –  comme ceux des « Puissances » ou des « Juridictions » de hauts grades – pensent réellement qu’ils sont tellement « Respectables » et « Sérénissimes » qu’ils peuvent se considérer, à l’instar des aristocrates des temps révolus, comme d’authentiques souverains, ou presque.

    3. Une solution parmi d’autres…- C’est pour se prémunir, autant que possible, contre ces dérives humaines toujours menaçantes, très ancrées dans l’histoire, on l’a vu, et largement illustrées par l’expérience, une fois encore, que les fondateurs de la Loge Nationale Française (LNF), à laquelle j’appartiens depuis près de 30 ans, ont choisi la formule plus simple, plus modeste, de la fédération de loges. Mais qu’ont-ils voulu exprimer au juste ?

    Certainement pas que la LNF n’aurait pas d’existence en tant qu’organisation maçonnique ! Certes, la plus large autonomie y est accordée aux loges, mais en adhérant à la Fédération, elles se soumettent librement à son Règlement général et à Charte. En cela, elles restreignent volontairement leur liberté et acceptent les sanctions prévues si elles manquent à leurs engagements. Ce qui vaut pour les loges vaut aussi pour leurs membres. C’est en somme la loi de toutes les associations volontaires.

    La différence spécifique qui singularise sans doute la LNF dans le paysage maçonnique français, est plus subtile, peut-être d’emblée peu visible mais, après un certain temps d’examen, assez significative. Prenons quelques exemples.


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    La LNF n’a pas Grand Maître mais un Président du Conseil national. Ce n’est pas qu’une nuance sémantique. Le Président de la LNF n’est pas, comme dans nombre d’obédiences classiques, le « Maître » de toutes les loges à qui l’on rendrait des honneurs insignes quand il visite une loge et à qui ont remettrait obligatoirement le maillet de Vénérable pour présider les travaux – ce que, dans les Obédiences qui connaissent ces usages, le Grand Maître, par « modestie », refuse le plus souvent, du reste (mais pas toujours !). Certes, le Président de la LNF est un Officier respecté mais il est, comme le Conseil national qu’il préside, l’émanation des loges et a pour mission de les servir. Aucune décision importante ne peut être prise par lui sans le consentement de son Conseil. De même, les Officiers nationaux – qui ne sont pas qualifiés, comme dans les Obédiences classiques de « Grands Officiers » – sont des responsables de dossiers et non des dignitaires empanachés auxquels il conviendrait de faire allégeance et qu’il faudrait ménager en toutes circonstances. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’on les rudoie !...

    Il résulte de ces dispositions simples une facilité de relations et une aisance fraternelle dans les rapports entre les loges et l’administration de la fédération. C’est, au quotidien, agréable et apaisant. Cela entraîne aussi que les clans ou les lobbies, comme il s’en crée inévitablement dans les grandes structures classiques, n’ont pas d’existence connue au sein de la LNF.

    D’une façon générale, une autre caractéristique majeure de la LNF est la simplicité du fonctionnement administratif. On n’y consacre pas à des détails juridiques, à des subtilités administratives, de longues séances de palabres, et les dérives chicanières du monde profane n’ont, pour cette raison sans doute, jamais eu droit de cité au sein de la LNF. S’il y existe théoriquement, comme partout ailleurs, une « justice maçonnique » destinée à régler les différends graves qui pourraient s‘élever entre les Frères, entre les loges, ou entre la Fédération et ses membres à tous les niveaux, il se trouve qu’en une quarantaine d’années…elle n’a pratiquement jamais servi ! Inutile de dire qu’elle occupe beaucoup de temps et utilise beaucoup d’énergie et de compétences dans les grandes Obédiences. Comme le rappelle la parabole évangélique : « On juge l’arbre à ses fruits »…

    De même enfin, à la différence de bien d’autres, la LNF n’a jamais jugé utile de se présenter comme une « puissance morale » qui s’obligerait à faire des déclarations publiques exprimant son point de vue ex cathedra. La LNF ne refuse nullement ce droit aux grandes Obédiences mais elle estime n’avoir pas à s’avancer sur ce terrain.

    Il reste enfin un dénominateur commun à toutes ces spécificités, ou plutôt une caractéristique de base qui rend compte, sans doute, de toutes les autres : La LNF est une petite structure.

    Les responsables successifs de la LNF, lorsqu’ils rencontrent les Grands Maîtres et Présidents des autres Obédiences, ont coutume de dire, le sourire aux lèvres, au détour d’une conversation : «  La LNF est la plus petite de toutes les Obédiences, et elle entend le rester ! ». Le propos, cependant, va au-delà du simple trait d’humour. Elle exprime non seulement une histoire mais encore une certaine conception de la maçonnerie.

    4. Une Obédience, pour quoi faire ? - En premier lieu, il ne sert à rien de mentir sur ses effectifs comme si une telle manœuvre, assez dérisoire au fond, pouvait tromper et plus encore impressionner quiconque. Au lieu d’ajouter 30%, 50% ou d’avantage au nombre réel de ses membres, la LNF a toujours dit la vérité : elle est en effet, théoriquement, la plus petite de toutes les organisations connues et reconnues, mais si toutes disaient elles aussi la vérité, le classement serait peut-être un peu différent « en bas de tableau »[3]. Il n’importe, si la LNF a acquis, au fil des ans, une respectabilité enviable et obtenu un statut très particulier au sein du paysage maçonnique français, ce n’est pas en raison du « nombre de ses divisions ». C’est pour ce qu’elle est, ce qu’elle montre d’elle-même, en raison de son comportement et singulièrement de son sérieux et de sa compétence reconnue en matière de tradition et d’histoire maçonnique. Cette autorité qu’on lui accorde lui importe bien plus que quelque considération numérique que ce soit.

    Or, on peut sérieusement s’interroger sur ce qu’elle serait devenue si elle avait cédé, comme tant d’autres, à la fascination du nombre et étendu inconsidérément ses effectifs. Cela, du reste, lui aurait été facile en plus de quarante ans. Elle s’en est pourtant soigneusement gardée, refusant pratiquement toutes les demandes d’intégration de loges venues d’ailleurs et pratiquant un recrutement modéré qui rend compte de sa croissance modeste – quoique constante – au cours du temps.

    Frilosité ? Refus de partager ? Peur de transmettre ? Culture égoïste de « l’entre soi » ? Nullement. Bien plutôt, souci de cohérence et exigence de rigueur et d’authenticité. Cela nécessite pourtant quelques commentaires.

    5. Et la maçonnerie dans tout ça ? - La maçonnerie de la LNF est, fondamentalement une maçonnerie de conviction et d’engagement. Elle suppose une certaine dose de passion, une volonté réelle de travailler avec les autres et de n’être pas seulement spectateur ou consommateur, et enfin une culture du service de l’intérêt commun. Ce ne sont pas des qualités universellement répandues, ni dans la société civile en général, ni dans la franc-maçonnerie en particulier. Entendons-nous : la LNF ne se conçoit nullement comme une élite, une sorte d’aristocratie autoproclamée de la franc-maçonnerie. Bien au contraire, elle est consciente de ses faiblesses, de ses lacunes, des progrès quelle doit encore faire pour accomplir son projet. Ni orgueil, ni complaisance à son propre égard. Elle n’est, à ses propres yeux, ni la « plus belle », ni la « seule vraie ». C’est précisément ce qui, peut-être, la distingue de quelques autres…

  • Histoire d'Anciens et de Modernes ...

     

    Le dernier numéro de R.T., consacré à la thématique des "Antients et des Moderns", contient notamment un article que j'ai rédigé sous ce titre :

     

    La "Tradition des Anciens" : un mythe historiographique français

     

    Un essai de déconstruction des légendes urbaines qui trainent encore dans certains milieux maçonniques français...

     

     

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    Pour vous donner envie de le lire - et de commander le numéro voire de vous abonner à R.T. ! - en voici la conclusion :

     

    A la lumière de ce que l'on vient de voir, une réalité toute simple apparaît : ce qui séparait les Anciens et les Modernes, en Angleterre, sur le plan strictement maçonnique et rituel, tenait à très peu de chose, et cette différence est allée en s'amenuisant très vite, au point qu'il fut très facile d'aplanir définitivement les obstacles qui les séparaient encore à la fin du XVIIIe siècle.

    Il est probable que l'affaire de la loi sur les sociétés illégales (Unlawful Societies Act), en 1799, qui conduisit les deux Grands Maîtres des deux Grandes Loges « rivales » à effectuer une démarche commune auprès des autorités pour exempter toute la franc-maçonnerie des rigueurs de la loi, marqua une étape importante dans le rapprochement – quoique n'ayant pas procédé de l'initiative des Grandes Loges elles-mêmes ! Il faut aussi, sans doute, tenir compte de l'effacement de la génération des fondateurs, lourdement impliquée dans la période la plus violente du conflit, dont Lawrence Dermott lui-même, qui mourut en 1791.

    Toujours est-il que la voie vers l'union était pavée depuis longtemps par de multiples croisements des pratiques des uns et des autres, comme nous l'avons vu. Lorsque la Grande Loge des Modernes, en 1809, convoqua une Loge de Promulgation, pour rétablir les « vrais Landmarks », elle se contenta d'adopter « l'ordre ancien des mots » – c'est-à-dire, pour le dire plus justement, l'ordre des mots tel que pratiqué par les Anciens à cette époque –, d'affirmer la nécessité des Diacres et de reconnaître que l'Installation secrète du Maître de Loge était une cérémonie essentielle.

    Deux ans après la fin des travaux de la Loge de Promulgation, qui durèrent jusqu'en 1811, soit en 1813, la Loge de Réconciliation n'avait plus qu'à consacrer une Union déjà largement réalisée sur le terrain depuis longtemps.

    Une parenthèse de plus de soixante ans s’était refermée. Pour les maçons anglais, il n’y avait ni vainqueur ni vaincu dans une union où peu de distance intellectuelle séparait réellement les protagonistes. Ni la tradition des Modernes, ni celle des « Antients » n’était perdue. Elles n’avaient été, en fin de compte, que deux façons de mettre en scène un contenu maçonnique, philosophique et moral globalement identique, quoique diversement partagé, sur fond de distance sociale, de querelles personnelles et de particularités locales : la nouvelle Grande Loge Unie allait à l’avenir en assumer indistinctement l’héritage. Voilà pourquoi, notons-le au passage, bien qu’elle ait en 1813 adopté pour toutes ses loges certains des usages considérés comme les plus fondamentaux par les Anciens, elle peut sans difficulté célébrer en 2017 son tricentenaire car elle est, au même titre, l’héritière indivise de la Grande Loge des Modernes. Le besoin d’unité qu’éprouvait la Grande Bretagne au début du XIXe siècle, à la fois pour résister à la France de Napoléon et aux germes de révolution venus du Continent mais aussi pour se préparer à son destin impérial dans le monde entier, avait eu finalement raison de ces conflits subalternes dont la dimension purement maçonnique avait toujours été très modeste.

     

    Une histoire française

     

    Tout pourrait s’arrêter ici. Pourtant, il n’en est rien : il faut évoquer une « suite française ». Nous entrons à présent dans la confusion documentaire et le mythe historiographique …

    Il faut d'abord rappeler que la tradition des Anciens – entendons : les usages maçonniques propres aux Anciens –, n'a jamais pénétré en France pendant tout le XVIIIe siècle. La seule tradition maçonnique connue en France à cette époque fut celle transmise, dans des conditions encore en partie obscures, vers 1725, par des émigrés jacobites, anglais, écossais et irlandais. Peu de temps après, des loges et des maçons parisiens reconnurent d'ailleurs l'autorité de la Grande Loge de Londres – d'obédience hanovrienne.

    A partie de ces faits, deux mythes historiographiques se sont constitués en France au cours du XXe siècle essentiellement : le premier affirme une opposition maçonniquement substantielle entre les usages, les principes et les rituels des loges jacobites et ceux des loges hanovriennes1, à Paris notamment ; le second rapproche les écossais jacobites qui figuraient dans les rangs des premiers francs-maçons en France, avec les grades « écossais » qui firent leur apparition à l'orée des années 1730.

    Ces deux mythes historiographiques – car il s'agit bien de cela – ont fini par plus ou moins se confondre. Dès le XIXe siècle une historiographe aventureuse voyait déjà dans le personnage emblématique de Ramsay – à la fois écossais et jacobite ! – l'incarnation de cette synthèse, et n'hésitait pas à la créditer de l'invention des premiers hauts grades ! On sait que cette thèse a fait long feu depuis longtemps et ne repose sur rien, sinon sur des confusions et une profonde ignorance de la documentation disponible.

    Rappelons ici simplement deux points:

    • en premier lieu, il n'existe aucun élément documentaire qui permette de soutenir si peu que ce soit que le rituel pratiqué à Paris, dans les années 1725-1735, dans les loges dites « jacobites », ait différé en quoi que ce soit de celui pratiqué dans les autres loges dites « hanovriennes ».

    La seule différence mentionnée dans la « loge du Grand Maître » – à l’époque le comte de Derwentwater –, en 1737, est l'usage de l’épée que certains assimilent alors à un ordre de chevalerie et jugent déplacé. Notons ici, pour en sourire, que ce reproche fut aussi formulé, en 1764, par Dermott, à l'encontre...des Modernes ! Pour le dire en peu de mots, cet usage ne suffit certainement pas à établir une distinction fondamentale entre des rituels qui en réalité ne différaient pas, et la présence de l'épée en loge deviendra simplement une des caractéristiques de la maçonnerie française dans son ensemble – alors qu'elle restera proscrite aussi bien chez les Modernes que chez les Anciens pendant tout le XVIIIe siècle, et jusqu'à nos jours au sein de la Grande Loge Unie d'Angleterre...

    • en second lieu, les grades « écossais » sont une question complexe qu'il n'est pas question d'aborder ici. Toutefois des travaux des années récentes, sur lesquels nous reviendrons dans T., permettront sans doute à l'avenir de jeter un regard neuf, plus précis et plus juste, sur la genèse de ces grades. Il n'en demeure pas moins que leurs premiers témoignages se situent en Angleterre, à Londres et Bath, entre 1733 et 1735 (avec les « Scot Masters »), puis à Berlin et en France aussi bien qu'en Irlande, mais certainement pas en Écosse à cette époque.

    Dans le cadre de cet article, c'est cependant à la question des Anciens et de leur « tradition » que je veux revenir pour finir. Le rituel des Anciens n'a été connu dans notre pays qu'à partir de 1804 et n'a jamais exercé la moindre influence en France pendant tout le XVIIIe siècle. Lorsque des Français, venus d'Amérique, y apportèrent les 33 grades de ce qui se nommerait bientôt le Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA), ils voulurent pour leurs grades bleus un rituel qui fût distinct de celui des loges françaises classiques, à savoir le Rite des Modernes, devenu en France, au début du XIXe , le Rite Français, sous l'égide du Grand Orient de France.

    Comme ces pionniers du REAA avaient surtout connu la maçonnerie des États-Unis où, pour diverses raisons, la Grande Loge des Anciens avait davantage prospéré, au temps des Colonies anglaises d'Amérique, que celle des Modernes, il se trouve que leur Rite familier, si l'on peut ainsi s'exprimer, était le Rite des Anciens. Ils compilèrent une sorte de compromis en prenant pour base The Three Distinct Knocks et en lui adjoignant certains usages connus en France par les loges que l'on qualifiait, depuis le dernier tiers du XVIIIe siècle, de « loges écossaises ». Le Guide des Maçons Écossais (c.1804) est le prototype de cette improbable synthèse.

    Ces loges écossaises du XVIIIe siècle, dans les grades bleus, pratiquaient des rituels qui nous sont parfaitement connus et respectent tous les fondamentaux du Rite des Modernes. La seule différence tenait au fait que les chandeliers placés autour du tableau, dans une loge Moderne-Française, se situaient au Nord-Ouest, au Sud-Est et au Nord-Est, représentant respectivement le Soleil, la Lune et le Maître de Loge, tandis que que dans les loges «écossaises», ils étaient placés au Nord-Ouest, au Sud-Ouest et au Sud-Est, figurant la Beauté, la Force et la Sagesse. On aurait pu parler à leur propos, de « Rite Écossais Moderne » : le Rite Écossais Rectifié en est un parfait exemple.

    Le REAA a donc créé un nouveau type de loge pour les trois premiers grades – un modèle alors totalement inconnu en dehors de la France – combinant le plan général des Anciens et la disposition des chandeliers du Rite Écossais Français.

    De cette innovation est provenu un troisième mythe historiographique qui a surtout prospéré dans les décennies récentes. Il essentialise, pour dire les choses simplement, la « tradition des Anciens», conférant aux loges anglaises qui réclamaient ce titre dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, tous les caractères que revendiquaient pour elles Dermott dans ses pamphlets, et admettant sans aucun examen critique les histoires les plus invraisemblables qu'il a martelées au sujet des Modernes et de leurs innovations.

    Pour ce citer qu'un exemple de ces confusions et de ces constructions imaginaires, je veux reproduire quelques passages d'une histoire du REAA, curieusement intitulée « Les désillusions des trois royaumes », publiée en 2013 dans l'ouvrage collectif La franc-maçonnerie – Dictionnaire et histoire, sous la direction de Jean-Luc Maxence.

    On peut notamment y lire ces propos assez caractéristiques :

    « On entend parfois dire2 que la franc-maçonnerie moderne date de la création de la Grande d'Angleterre. Rien n'est plus faux. Quand on parle des « Moderns » il s'agit de cette nouvelle franc-maçonnerie créée en Angleterre en 1717 face à celle des « Ancients » d'York par exemple, lesquels ne tarderont pas à s'opposer à la nouvelle création. En France, il existe bien une franc-maçonnerie écossaise apportée par les jacobites en 1688. » (p. 104)

    On peine déjà à compter le nombre d'absurdités et d'affirmations non documentées ou erronées que renferment ces quelques lignes, comme on peut s'en rendre facilement compte en reprenant les données exposées plus haut dans le présent article. Mais il faut poursuivre. Plus loin, s'agissant du travail d'Anderson, lors de la rédaction des Constitutions :

    « Le texte andersonien fait peu de cas de la construction du Temple et de la parole perdue, de la Légende d'Hiram » (p. 111)

    Et pour cause : en 1723, le grade de Maître n'existait pas et la légende d'Hiram n'était pas encore connue – ou bien notre auteur dispose d'un « scoop » extraordinaire que nous nous ferons un devoir de publier ! On peine ici à refréner un sourire...

    Plus loin encore :

    « Deux concepts maçonniques allaient s’opposer. Les « Moderns » rassemblement convivial des spéculatifs bourgeois ou nobles, et les « Ancients », rassemblés autour de la loge d'York, qui contestaient les innovations introduites dans la pratique de la maçonnerie par Anderson et Désaguliers. » (p. 111)

    Il faut ici renoncer à lire plus avant de telles inepties, et je m'excuse auprès de mes lecteurs de les leur infliger, mais elles témoignent d'un courant d'opinion – qui se prétend historien ! – visant à établir l’existence d'une « double tradition » de la maçonnerie spéculative : celle des Modernes, destructeurs des usages et des secrets ancestraux du Métier; celle des Anciens, rigoureux préservateurs des pratiques régulières et bien sûr opératives...dont les maçons jacobites écossais et les grades écossais qui en dérivent (!) seraient, de nos jours encore, les derniers réceptacles traditionnels.

    On voit que ces mythes historiographiques nous éloignent considérablement de l’histoire documentée et de ses méthodes pour nous entraîner non seulement dans l'illusion pure, mais surtout dans la politique maçonnique.

    C'est sur ce seuil que je m'arrêterai, pour proposer quelques considérations finales.

    Jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, l'histoire de la maçonnerie, essentiellement cantonnée en France et dans les Iles britanniques, y a connu une sorte de développement qui impose à tout chercheur de ne jamais séparer les deux pays dès lors qu'on s'intéresse, pour cette période, à la franc-maçonnerie. Après 1751, la fracture introduite introduite dans le paysage maçonnique anglais par la division entre deux Grandes Loges rivales – avec une concurrence surtout sensible vers la fin des années 1750, quand la Grande Loge des Anciens a connu son véritable essor –, et par ailleurs les conflits politiques européens qui ont gravement opposé l'Angleterre à la France, ont peu à peu conduit, sur les deux rives de la Manche, à des évolutions distinctes et même divergentes.

    La question des Anciens, de leurs origines, des circonstances de leur apparition, de la nature exacte de leur action, en est une bonne illustration. Au prisme déformant des réalités maçonniques de la France contemporaine – disons depuis une cinquantaine d'années –, le risque est grand, face à une histoire complexe et méconnue, et à partir d'un dossier mal maîtrisé, de construire des théories fragiles et peu susceptibles de rendre compte de façon satisfaisante de la matérialité des faits. Telle n'est d'ailleurs pas leur propos : elles visent surtout à renforcer des convictions actuelles en essayant de leur donner une apparence de fondement historique – mais en réalité elle produisent le plus souvent des fantasmes.

    Entre l'histoire et la légende, depuis plus de t