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  • Franc-maçonnerie et Religion: quelques rappels historiques (1)

     

    L'image, largement répandue en France, d’un franc-maçon nécessairement anticlérical et « libre penseur » y rend souvent difficile une approche distanciée des relations qui existent entre la démarche maçonnique et l’appartenance religieuse. Cette question s’éclaire puissamment des données de l’histoire propres à notre pays, une vieille terre catholique où un conflit historique, dont les causes originelles sont souvent méconnues ou bien oubliées, a violemment et longtemps opposé la franc-maçonnerie à l’Église. Or, cette situation présente un caractère un peu exceptionnel  dans le paysage maçonnique international. D’autre part, le conflit en question est également très situé chronologiquement. Il convient, donc de reprendre le problème à sa source pour tenter d’y voir un peu plu clair.

    1. Christianisme et maçonnerie opérative. Même si les relations historiques pouvant avoir existé entre la maçonnerie opérative médiévale et la franc-maçonnerie spéculative, qui émerge en Grande-Bretagne au cours du XVIIème siècle, demeurent problématiques, cette question importe peu pour le sujet qui nous occupe ici. En effet, que les rituels, les symboles et le légendaire qui structurent la franc-maçonnerie et lui donnent aujourd’hui encore son identité lui soient provenus par une transmission directe ou qu’elle les ait acquis par « emprunt », il demeure que ce corpus s’est constitué dans une Europe alors entièrement dominée par une culture chrétienne et qu’il ne convient pas de lui chercher d’autres sources. Les clés qui permettent d’en dégager les significations traditionnelles majeures sont donc à trouver dans les bases scripturaires et doctrinales du christianisme et nulle part ailleurs. Toute autre approche relèverait au mieux de l’ignorance, au pire du révisionnisme historique.

    On peut au moins citer deux exemples particulièrement emblématiques pour illustrer cette réalité.


    Ms Grand Lodge n°1 (1583)

    Le premier concerne les plus anciens textes de la tradition maçonniques, les Anciens devoirs (Old Charges), dont les plus anciennes remontent à la période médiévale, précisément, et n’ont pu avoir qu’un usage opératif : le Ms  Regius (c. 1390) et le Ms Cooke (c. 1420). Ils retracent l’un et l’autre une histoire fabuleuse et mythique du métier de maçon en la replaçant dans l’Histoire sainte tirée de la Bible, et lorsque sont évoqués les devoirs moraux des ouvriers des chantiers, le premier point mentionné est « de bien aimer Dieu et la Sainte Eglise ». Un peu plus loin, une prière stipule : « Prions maintenant Dieu tout-puissant et sa rayonnante mère Marie afin que nous puissions garder les présents articles ces points tous autant qu’ils sont. »  Une version plus tardive (le Ms Grand Lodge n°1 – 1583) s’ouvre même par une invocation sans équivoque :

    « Que la force du Père du Ciel et la sagesse du Fils glorieux par la grâce et la bonté du Saint Esprit, qui sont trois personnes en un seul Dieu, soient avec nous dans nos entreprises et nous donnent ainsi la grâce de nous gouverner ici-bas dans notre vie de façon à ce que nous puissions parvenir à leur béatitude qui n’aura jamais de fin. Amen ».

    Un siècle et demi plus tard, le texte qui régit officiellement toute la franc-maçonnerie spéculative moderne, les Constitutions de 1723, compilées par le Révérend James Anderson pour le compte de la Grande Loge de Londres fondée en 1717, héritant des textes précédents et prétendant explicitement s’y substituer, commence par une histoire toujours aussi légendaire dont les premières lignes sont : « Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, Grand Architecte de l’Univers[…] », tandis qu‘un peu plus loin, lorsque l'on évoque Auguste César, on précise d’emblée « sous le règne de qui est né le Messie de Dieu, Grand Architecte de l’Église.» ce qui témoigne, au passage, du ridicule des discours qui ergotent sur le sens de "l’athée stupide et du libertin irréligieux" dans le même ouvrage : il suffit de ne pas s'en tenir à lire la page 50, où se trouvent ces mots, mais de se reporter à la page...1 pour tout comprendre !...

    Les multiples allusions chrétiennes des grades maçonniques dans leurs versions les plus anciennes et dans de nombreux hauts grades – parmi lesquels le très important grade de « Chevalier (ou Souverain Prince) Rose-Croix » – ne font que confirmer l’immersion entière des enseignements maçonniques dans ceux de la religion chrétienne.

    Et pourtant, il est classique de dire que dès le début du XVIIIème siècle, lorsque la franc-maçonnerie spéculative s’est organisée, et notamment quand la Grande Loge de Londres a remanié les textes anciens pour produire ses propres Constitutions, elle a fait évoluer cette conception vers une vision plus libérale – ou libérée ? – aboutissant peu à peu à une sorte de déisme vague dont l’expression abstraite de « Grand Architecte de l’Univers »  serait justement l’emblème.

    Qu’y a-t-il de juste dans cette vision des premiers temps de la franc-maçonnerie spéculative ?

    2. La franc-maçonnerie spéculative : une invention protestante ? L’esprit de grande tolérance, en matière religieuse, qui s’observe dans la franc-maçonnerie dès ses origines et dont témoigne éloquemment le Titre Ier des Constitutions de 1723, ne s’explique que par le contexte culturel et historique qui a vu naître la franc-maçonnerie : la Grande-Bretagne et singulièrement l’Angleterre entre la fin du XVIème et le début du XVIIIème siècle.

    Sans reprendre dans le détail une histoire que l’on peut consulter ailleurs, retenons surtout, pour ce que nous occupe ici, que la rupture avec Rome, décidée par Henri VIII et sanctionnée par l’Acte de suprématie de 1534, avait au départ des motifs purement politiques et des raisons privées – permettre au roi de convoler autant de fois qu’il le désirait…

    Toutefois, après la mort de Henri VIII, pendant la minorité d’Edouard VI où les protestants convaincus, sous l’égide de l’évêque Cranmer, prirent l’avantage, puis sous le règne brutal de Marie Tudor (« Bloody Mary »), catholique impitoyable, l’Angleterre entra dans un long conflit religieux, sanglant et coûteux. La Révolution de 1646, aboutissant au régime « républicain » du Commonwealth sous la férule du Lord Protecteur Cromwell, consacrant le retour en force des Puritains, n’arrangea nullement la situation. Lors de la restauration, en 1660, de Charles II, le fils du roi Charles Ier exécuté en 1646, un autre engrenage s’enclencha : celui qui devait conduire à la Glorieuse Révolution de 1688 et à l’éviction des Stuarts catholiques au profit, dans un premier temps des   puis de la dynastie de Hanovre à partir de xxxx. Dès 1689, l’Acte de tolérance avait cependant marqué la voie où les Anglais souhaitaient tous s’engager : celle de liberté religieuse - hormis pour les catholiques, il est vrai,  mais aussi  les anti-trinitaires contre qui Anderson écrira même un ouvrage entier....

    La maçonnerie, organisée sous la forme moderne que nous lui connaissons dans les premières années du XVIIIème siècle, est donc née dans un pays majoritairement protestant, acceptant sans réticence la diversité des opinions religieuses (pourvu, toutefois qu'on en ait une, comme le dit sans équivoque le Titre Ier des Constitutions...), l’Église d’Angleterre, officiellement « établie » et donc dominante, étant elle-même alors largement influencée par le latitudinarisme, c’est-à-dire une conception théologique très libérale, accordant peu d’importance aux dogmes abscons pour privilégier une morale chrétienne assez consensuelle et des formes liturgiques très variées.

    C’est dans ce contexte que le monde anglo-saxon, qui ignore à peu près complètement le mot « laïcité » (lequel est du reste pratiquement intraduisible en anglais), a établi voici plus de trois siècles, pour lutter contre tout cléricalisme dominateur, le concept de liberté religieuse. C’est à cette lumière que la maçonnerie, née à la même époque et dans le même pays, à intégré ses concepts religieux, pour en faire des valeurs de paix et de rassemblement, non de soumission et de conflit. Le (futur) Frère Voltaire, dans ses Lettres philosophiques ou lettres anglaises, publiées en 1733, décrivait ainsi la Bourse de Londres :

    « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l'utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l'un avec l'autre comme s'ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’hérétiques qu'à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l'anabaptiste, et l'anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l'enfant des paroles hébraïques qu'il n'entend point ; ces autres vont dans leur église attendre l'inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents.

    S'il n'y avait en Angleterre qu'une religion, le despotisme serait à craindre ; s'il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses. »[1]

    Remplaçons l’expression « Bourse de Londres » par le mot « loge » et l’on aura un tableau à peu près exact de ce qu’était l’état d’esprit des premiers francs-maçons à l’égard des questions religieuses. Si, en 1685, Louis XIV n’avait pas commis l’irréparable faute politique de révoquer l’Edit de Nantes, peut-être la franc-maçonnerie française aurait-elle, sur ce sujet, un tout autre visage… (à suivre)



    [1]Sixième lettre sur les Presbytériens.

  • La franc-maçonnerie et l'ésotérisme (1)

    Les relations que la franc-maçonnerie entretient avec l’ésotérisme sont problématiques.[1] Pour les décrire, il faut préalablement définir la nature même de l’institution maçonnique : est-elle avant tout une « société ésotérique », une société initiatique – et dans ce cas, est-ce la même chose ? –, un cénacle intellectuel ou un simple groupement fraternel ? Selon les lieux ou les époques, la maçonnerie a donné des réponses diverses, et les maçonnologues qui étudient, de l’extérieur, l’histoire et la sociologie de cette institution, ne sont pas nécessairement d’accord entre eux.

    La polysémie du mot ésotérisme, déjà évoquée, apparaît ici avec une évidence particulière, mais il semble bien que son emploi maçonnique oscille entre deux sens privilégiés :

             - tout d’abord le secret, la notion d’un savoir caché à décrypter, d’un enseignement codé pour qu’il échappe au profane : en ce premier sens, l’ésotérisme maçonnique renvoie d’abord à la classique discipline de l’arcane dont l’institution maçonnique, en tant que « société secrète », est un lieu électif ;

             - d’autre part, l’ésotérisme maçonnique n’est pas séparable de la dimension initiatique de l’institution, laquelle est supposée conduire à une expérience intime, à une libération intérieure : en ce second sens, l’ésotérisme maçonnique se rattache plutôt à une gnose.

    Il faut donc, pour cerner les rapports véritables de la franc-maçonnerie et de l’ésotérisme, envisager certaines questions préjudicielles. Ainsi, le problème du symbolisme maçonnique. Dans sa célèbre définition de la maçonnerie – une parmi bien d’autres – W. Preston (1742-1818) distingue les allégories qui « voilent » et les symboles qui « illustrent » la maçonnerie (Illustrations of Masonry, 1772). Dans les textes maçonniques, depuis le courant du XVIIIe siècle, d’autres vocables ont été souvent utilisés, comme emblèmes ou même hiéroglyphes. Nul ne peut en effet  contester que la maçonnerie fasse un abondant usage d’images et de figures auxquelles elle veut donner un sens intellectuel ou spirituel plus ou moins précis. S’agit-il, pour autant, d’ésotérisme ?

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    William Preston (1742-1818)

    L'un des pères du "symbolisme" maçonnique en Grande-Bretagne


    D’autre part, l’un des traits les plus caractéristiques de la franc-maçonnerie est évidemment l’usage de rituels, fondés sur des récits mettant en scène le candidat et certains personnages légendaires ou mythiques: c’est dans ce cadre que l’ésotérisme est réputé occuper une place importante, la dramaturgie des grades étant supposée enseigner d’une manière allusive, indirecte et subtile, des leçons essentielles. La maçonnerie est-elle ainsi, d’une certaine manière, un « théâtre ésotérique » ?

    Enfin, si une partie importante de la maçonnerie, depuis le XIXème siècle, affirme récuser toute pensée dogmatique, se rattachant à la « liberté de conscience », il demeure évident que de nombreux systèmes maçonniques ont justifié leur démarche au moyen d’une doctrine, plus ou moins clairement définie. Si l’ésotérisme est une theoria avant d’être une praxis, on doit reconnaître qu’au cours de son histoire la maçonnerie a souvent revendiqué un fondement ésotérique.

    1. La franc-maçonnerie est-elle essentiellement une société ésotérique ?

    La maçonnerie opérative, c’est-à-dire la maçonnerie « de métier », classiquement située au Moyen Age, est connue par les textes à partir du XIIème siècle, et beaucoup mieux à partir du XIIIème siècle. Des documents directement liés aux loges de maçons opératifs, les Old Charges, remontent pour les plus anciens à la fin du XIVème siècle (Regius c.1390, Cooke c. 1420). Rédigés par des clercs, seuls détenteurs du savoir, qui encadraient les ouvriers  pour les maintenir dans les règles de la vie chrétienne, ces textes sont totalement dépourvus de tout contenu ésotérique. En dehors des prescriptions morales (Charges), ils renferment une Histoire du Métier, fabuleuse, légendaire et mythique, qui rattachait, sans souci de chronologie ni de vraisemblance, le travail des constructeurs de cathédrales à celui des ouvriers de la Tour de Babel ou du Temple de Salomon dont ils étaient supposés être les héritiers et les continuateurs.


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    Maçons médiévaux au travail


    Nous ne savons presque rien de la vie et des usages des loges des chantiers médiévaux. Il semble toutefois que l’introduction d’un  nouvel apprentice ou la reconnaissance à des ouvriers confirmés du statut de fellow, ne donnait lieu qu’à une cérémonie fort simple, consistant pour l’essentiel en un serment sur l’Evangile. En Angleterre, le texte qui nous en a été transmis pour le XVIIe siècle ne renferme que des obligations purement professionnelles.

    On a cependant souvent évoqué le « secret des bâtisseurs » comme l’un des trésors légués, d’âge en âge, par la tradition maçonnique, et dont la source était précisément les loges médiévales. Il convient de s’entendre sur la nature de ce secret. A une époque où des nombreux métiers, notamment celui de maçon, étaient réglés par des textes souvent assez contraignants, la formation des ouvriers et leurs conditions de travail étaient strictement contrôlées. Une préoccupation majeure était de protéger autant que possible les compétences professionnelles pour réserver le privilège de l’emploi à ceux qui en étaient dignes. D’où une forte tendance à ne pas diffuser les connaissances techniques et notamment à ne pas les consigner par écrit, ce qui, du reste, eût été peu utile à une époque où presque tous les ouvriers étaient incapables de lire: la tradition orale, alléguée comme une preuve infaillible de l’existence d’une tradition ésotérique, n’a sans doute pas d’autre raison !

    Néanmoins, ces pratiques peuvent expliquer l’apparition ultérieure d’une signification ésotérique, secondairement attribuée à des usages qui étaient à l’origine purement conventionnels et justifiés par des besoins professionnels. Un exemple remarquable est fourni par l’institution, connue en Ecosse au moins depuis le début du XVIIème siècle mais sans doute bien plus ancienne, du Mason Word.

    Le Mason Word était, dans les loges opératives écossaises, transmis aux nouveaux reçus probablement dès le grade Apprentice. Il permettait à ces ouvriers « réguliers », de détenir l’exclusivité de l’emploi par les Maîtres, se préservant ainsi des cowans, c’est-à-dire des maçons sans qualification et non reconnus par la loge. C’était un secret purement professionnel. Cependant, la pratique, attestée dès le début du XVIIème siècle en Ecosse, de recevoir en qualité de bienfaiteurs, de membres honoraires, certains notables du pays (gentlemen masons) en leur donnant aussi le Mason Word – dont ils ne pouvaient faire aucun usage professionnel – transforma peu à peu ce secret en enseignement ésotérique. En 1691, Robert Kirk, exposant diverses coutumes écossaises, écrit  que le Mason Word est « comme une tradition rabbinique en forme de commentaire sur Jachin et Boaz, les deux colonnes érigées dans le temple de Salomon, avec quelques signes secrets donnés de la main à la main ». Dès 1640, Robert Moray (c. 1600-1673), l'un des premier gentlemen masons dont l’histoire ait retenu le nom, à la fois artilleur, ingénieur et antiquarian épris de spéculations ésotériques, détiendra le Mason Word: ce fut sans doute l’un des premiers germes de l’ésotérisme maçonnique, au sens d’un savoir caché.moray.jpg

    La personnalité de Robert Moray est du reste emblématique du mouvement intellectuel qui, dans le courant du XVIIème siècle, conduisit à l’émergence de la maçonnerie spéculative, c’est-à-dire d’une maçonnerie qui, au lieu d’utiliser matériellement les outils du métier, les applique à la vie morale. Il est remarquable que Robert Moray ait également été en 1660 le premier président de séance de la Royal Society. C’est en effet dans ce milieu, où va naître aussi la science moderne, que se perçoivent encore les échos de la Renaissance hermético-kabbalistique, notamment illustrée par le mouvement de la Rose-Croix, comme l’a si bien montré  Frances Yates (The Rosicrucian Enlightenment, 1972). C’est par ce biais imprévu que des spéculations empruntées à un vieux fond alchimique et magique ont contribué à former l’esprit de la maçonnerie spéculative et à lui donner sa tonalité ésotérique, dans le sens gnostique.

    Pour autant, la maçonnerie spéculative, qui s’organise à Londres à partir de 1717 avec la fondation de la première Grande Loge, s’est-elle toujours définie comme une organisation ésotérique ? On peut en douter.

    RamsayMS1736.jpgDans l’un de ses textes fondateurs, le Discours rédigé par André Michel de Ramsay (1686-1743) en 1736 à Paris, la jeune maçonnerie française précise que la maçonnerie « veut réunir tous les hommes d’un goût sublime et d’une humeur agréable, par l’amour des beaux-arts, où l’ambition devient une vertu, ou l’intérêt de la confrérie est celui du genre humain tout entier, où toutes les nations peuvent puiser des connaissances solides et où tous les sujets des différents royaumes peuvent agir ensemble sans jalousie, sans discorde et se chérir mutuellement. » L’affirmation d’une filiation ésotérique remontant à l’origine de l’humanité viendra en fait bien plus tard, nous le verrons plus loin.

    En Angleterre, il faut sans doute attendre la fin du XVIIIème siècle, avec la publication par William Hutchinson (1732-1814) de The Spirit of Masonry (1775), pour qu’une conception ésotérico-symbolique de la maçonnerie connaisse un certain succès. Toutefois, les rituels anglais ne cesseront jusqu’à nos jours d’insister sur la portée essentiellement morale des symboles maçonniques qui apparaissent surtout comme des allégories de convention bien plus que comme des secrets mystiques, ce que montre bien la définition de William Preston.

    C’est en France, au cours du XXème siècle, que la vision purement ésotérique de la maçonnerie sera théorisée de manière impressionnante dans l’œuvre immense de René Guénon (1886-1951). Il fit ses premières armes dans les milieux de l’occultisme parisien, notamment auprès du mage Papus (1865-1916) qui fondera lui-même vers 1887 un ordre pseudo-maçonnique, le martinisme, et dont la doctrine assez confuse, exposée en 1891 dans son Traité méthodique de science occulte, proposait une sorte de synthèse entre "la sagesse des Anciens" et les balbutiements de la science moderne. La devise du mouvement, inscrite sur la couverture de la revue édité par Papus, Le Voile d'Isis,  était : « Le surnaturel n’existe pas ».


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    Tout un programme...


    Rapidement lassé par l’inconsistance de cette pensée, René Guénon, après s’être intéressé à l’hindouisme, fut attiré par les milieux musulmans soufis qui s’étaient installés à Paris. Plus tard, il recevra lui-même la baraka et sera durablement influencé par une vision de l’histoire religieuse et du monde en général empruntée à une école de pensée proche des Frères musulmans, avec pour caractéristique majeure une condamnation sans nuance du monde moderne. Après un bref passage – juste avant la Première Guerre mondiale – dans les loges maçonniques dont il s’éloignera définitivement, il produira de nombreux livres et articles dans lesquels il développe sa vision de la Tradition primordiale, postulant un ésotérisme commun à tous les peuples de l’humanité et affirmant l’absolue dégénérescence de l’époque contemporaine (La crise du monde moderne, 1925 ; Le Règne de la quantité et les signes des temps, 1945). Appliquant cette même grille de lecture à la franc-maçonnerie, dont il n’avait lui-même qu’une très faible expérience, il lui consacrera de nombreux écrits (Ecrits sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage, 1964), le considérant comme l’une des rares organisations possédant encore, en Occident, les clés d’un ésotérisme universel. Il critiquera cependant sévèrement les déviances et les reniements d’une maçonnerie qui, à ses yeux, surtout en France, avait oublié ses racines profondes et perdu le sens de ses propres symboles. Il affirmera que l’institution maçonnique, à travers ses grades, renferme un ésotérisme puissant, une « influence spirituelle », conduisant comme à Eleusis des Petits Mystères aux Grands Mystères, et ouvrant la voie à une vision unitive et à la délivrance. Parallèlement à cette mise en valeur de la maçonnerie, René Guénon ne cessera d’affirmer la nécessité, pour le maçon initié, de «l’exotérisme traditionnel », c’est-à-dire le rattachement effectif à une tradition religieuse « régulière » (notamment l’une des religions du Livre) dont la maçonnerie permettrait l’approfondissement ésotérique.

    La pensée de René Guénon a durablement influencé une partie de la maçonnerie française et italienne, notamment. En revanche, elle a connu un bien moindre écho au sein de la maçonnerie anglo-saxonne qui privilégie plutôt une lecture purement morale ou psychologique des rituels maçonniques. (à suivre)

    _______________________________________

    [1] Le texte de cette section est, pour l’essentiel, la traduction française inédite de l’article « Freemasonry » que j'ai publié dans le Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, Leiden, Brill, 2005. On peut aussi consulter, sur le même sujet, le très intéressant article « Franc-maçonnerie » écrit par J.F. Var dans le Dictionnaire critique de l’ésotérisme, Paris, PUF, 1998 [nouvelle édition 2013].

  • René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie : les limites d'un regard (2)

     

    2. Les sources historiques de René Guénon

    D’où René Guénon tenait-il ses informations sur les destinées de la maçonnerie opérative et les circonstances d’apparition de la franc-maçonnerie spéculative ? Reclus en Égypte depuis le début des années trente, éloigné des grandes bibliothèques publiques européennes et plus encore des grands fonds d’archives maçonniques – qui, du reste, intéressaient alors peu de chercheurs –, il ne pouvait manifestement s’en remettre qu’à des sources imprimées assez classiques. Mais lesquelles ? Il est aujourd’hui possible de répondre en grande partie à cette question importante.

    Tout d’abord, René Guénon lui-même, dans les nombreuses notes de lecture d’articles et de livres qu’il publia pendant plus de vingt ans, a levé un coin du voile.

    C’est ainsi qu’en 1936 il rend compte du tome II de l’Histoire de la franc-maçonnerie française d’Albert Lantoine qui porte, il est vrai, essentiellement sur le XVIIIème siècle.  En revanche, c’est à une période plus ancienne et même déterminante pour les origines de la maçonnerie spéculative qu’il s’intéresse en analysant, en 1938, l’ouvrage d’Alfred Dodd, Shakespeare, creator of freemasonry. Si Guénon, à juste titre, estime peu fondée la thèse de l’auteur, il accompagne cette réfutation de quelques affirmations qui en disent déjà long sur sa vision des choses. Par exemple :

     

    Si Shakespeare, note-t-il, fut Maçon, il dut être forcément un maçon opératif, (ce qui ne veut nullement dire un ouvrier) car la fondation de la Grande Loge d’Angleterre marque bien le début, non point de la maçonnerie sans épithète, mais de cet « amoindrissement » si l’on peut dire qu’est la maçonnerie spéculative moderne.

               

    Le thème de la “dégénérescence spéculative” sera repris en maints endroits mais ce que je relève ici c’est l’idée selon laquelle, au temps de Shakespeare, il n’y aurait eu de “maçons” que les opératifs. Un peu plus loin Guénon surenchérit d’ailleurs, en ajoutant que « c’est un fait que des loges opératives ont existé avant et même après 1717. » Je reviendrai sur la signification profonde de cette dernière affirmation, mais il est remarquable que Guénon se prononce ici sans nuance (« c’est un fait », dit-il) sur l’existence de structures dont la recherche documentaire n’a pourtant jamais pu retrouver la moindre trace en Angleterre à l’époque qu’il mentionne. C’est incontestablement, du point de vue l’historien, une affirmation parfaitement gratuite et surtout infiniment peu vraisemblable. Sur quelles informations précises la faisait-il reposer ? Son article ne le précise pas.

    Il montre néanmoins la même témérité lorsqu’en 1947 il publie le compte rendu d’un autre texte d’Albert Lantoine, une sorte de panorama historique simplement intitulé La franc-maçonnerie, dans l’Histoire générale des Religions éditée par Aristide Quillet. Relativement modéré dans sa critique, Guénon reproche cependant à Lantoine un passage où ce dernier « estime que, dès le XVIIe siècle, [l’ancienne Maçonnerie opérative] était déjà réduite à presque rien et tombée entre les mains  d’une majorité d’acceptés. »  Évidemment sceptique, Guénon poursuit sur un ton quelque peu énigmatique : « Il y a bien des raisons de douter de telles suppositions. »  Soit, mais lesquelles ? Encore une fois, Guénon demeure muet.



    Plus caractéristique encore, son jugement sur un livre utile et sérieux publié en 1950 par Henri-Félix Marcy, Essai sur l’origine de la Franc-Maçonnerie et l’histoire du Grand Orient de France. Tout en estimant ce travail « fort consciencieusement fait », il met en garde le lecteur contre la tournure d’esprit « évidemment très rationaliste » de Marcy et les préventions qu’induit nécessairement chez lui « son éducation universitaire. » C’est là, on le sait, une autre antienne de la rhétorique guénonienne.  « Aussi, ajoute-t-il, bien des choses lui échappent-elles. » Il en veut pour preuve le fait que Marcy juge « très lâche » le lien qui unit la Maçonnerie opérative à la Maçonnerie spéculative. « Du moins, concède Guénon, n’est-il pas de ceux qui nient contre toute évidence l’existence d’une filiation directe de l’une à l’autre. » C’est en effet cette « évidence » qui fait problème ici, puisque trente ans plus tard l’érudition maçonnique anglaise en aura pratiquement fait justice. Marcy, historien probe et rigoureux, alors très au fait des tendances les plus récentes de l’historiographie maçonnique, l’avait sans doute pressenti. Guénon, sans examiner plus avant, ne pouvait l’admettre : il s’en tenait à « l’évidence ».  Mais où l’avait-il acquise ?

    Grâce à un travail auquel a pris part Jean-Pierre Laurant, nous disposons désormais d’un document précieux pour tenter de répondre à cette dernière question : l’inventaire de la bibliothèque de René Guénon, établi dès 1953, soit peu de temps après sa mort. (Accart X., "La bibliothèque "ésotérique" de René Guénon",  RT n°121, 2000).

    La section maçonnique de ce vénérable ensemble renferme plus de 200 titres. Les informations que nous livre leur examen, sur les sources de Guénon en matière d’histoire maçonnique, sont à la fois rassurantes et sans surprise.

    Rassurantes, car Guénon avait bien lu la plupart des auteurs classiques, y compris les Anglo-saxons, ce qui n’était pas forcément la règle chez beaucoup de maçonnologues français il y a cinquante  ans.



    Certes, quelques lacunes sont frappantes et assez regrettables. C’est ainsi qu’on  cherche en vain l’ouvrage majeur de Robert F. Gould, History of Freemasonry (1882-1887), véritable somme fondatrice de “l’Ecole authentique”[1] anglaise de l’historiographie maçonnique, dont Guénon ne pouvait cependant ignorer ni l’existence ni l’importance. De même, parmi les nombreuses revues en langue anglaise, ne figure aucun numéro des Ars Quatuor Coronatorum (AQC), véritable thesaurus de l’érudition maçonnique dans le domaine britannique depuis la fin du XIXème siècle, mais il est vrai qu’à la fin des années 1940 il n’était guère facile de se les procurer en dehors de l’Angleterre.


    En revanche certains ouvrages directement inspirés par l’Ecole authentique sont bien présents, notamment les deux excellents livres de Douglas Knoop : The Medieval Mason (1933), en son temps pratiquement le seul travail sérieusement documenté sur le sujet, et le non moins estimable volume écrit en collaboration avec G. P. Jones et intitulé Genesis of Freemasonry (1947). On relève aussi le très copieux Freemason’s Guide and Compendium de Bernard E. Jones (1950), véritable encyclopédie de la maçonnerie anglo-saxonne où l’on peut trouver d’intéressants renseignements historiques.

    Plus remarquable encore, on trouve les deux précieux recueils de divulgations, rituels et documents maçonniques divers du XVIIIe siècle britannique, Early Masonic Catechisms (1943) et Early Masonic Pamphlets (1945). Vers 1950, deux ou trois exemplaires seulement du premier titre existaient en France dont l’un, ayant appartenu à Marius Lepage, avait fait l’objet d’itératives photocopies…[2]

    Cette vérification est également sans surprise, car les sources de René Guénon – auxquelles, notons-le, il n’a accédé que dans les toutes dernières années de sa vie – sont en parfaite harmonie avec sa conception des origines opératives de la franc-maçonnerie : c’était tout simplement la thèse développée, argumentée et surtout documentée par tous les auteurs anglais depuis Gould. Poursuivie et légèrement enrichie par d’autres chercheurs, elle survivra presque intacte et toujours aussi respectée dans les milieux de l’érudition maçonnique anglaise sous l’appellation de “théorie de la transition“, magistralement exposée encore à la fin  des années 1960 par Harry Carr, dans des termes que n’eût certainement pas désavoués René Guénon.



    En somme, nonobstant ses fréquentes philippiques, Guénon était en plein accord avec les conclusions des historiens britanniques “rationalistes” et attachés à la preuve documentaire, usant sans retenue des méthodes et des instruments de la “recherche universitaire” et de l’érudition classique ! Il s’était donc conformé à la doctrine alors généralement admise. Pour autant, l’eût-il volontiers abandonnée s’il avait connu le revirement profond opéré trente ans plus tard sur le même sujet, en utilisant les mêmes références et les mêmes méthodes ? On peut certainement en douter.

    Nous touchons ici au point le plus faible de la théorie guénonienne sur les origines de la franc-maçonnerie. En effet, la différence majeure entre l’exposé, du reste très elliptique, qu’il en fit en maints endroits et celui, infiniment plus détaillé et informatif, des auteurs anglais, réside surtout dans le fait que pour ces derniers la “transition” désigne un moment de l’histoire maçonnique. Ce passage une fois effectué, et traduisant bien pour eux une réelle continuité avec la maçonnerie opérative, la franc-maçonnerie spéculative lui avait succédé et avait poursuivi son histoire avec la même légitimité.

    Pour Guénon, nous l’avons vu, ce passage fut une dégénérescence, mais il affirmait aussitôt que les loges opératives n’avaient en fait pas totalement disparu et mieux encore, ou plus surprenant, il fera assez souvent allusion à des détails précis des “ rituels opératifs”. Or, cette fois, nulle trace d’informations comparables ne se trouve dans les ouvrages qu’on vient de mentionner.

    Nous parvenons ainsi à ce qui, aux yeux de Guénon, constituait probablement sa source majeure et surtout la plus précieuse. C’est également le fondement de ce que je nommerai, pour ma part, “l’erreur opérative” de René Guenon. (à suivre)



    [1] Très liée, jusqu’à nos jours, à la Loge de recherche Quatuor Coronati 2076, établie à Londres en 1886, cette École historique a introduit à la fin du XIXe siècle, dans le domaine de l’historiographie maçonnique, les mêmes exigences méthodologiques qui, dans le sillage de Fustel de Coulanges, s’imposaient alors en Europe dans toutes le recherches historiques. L’une de ses plus hautes figures, lors de sa fondation, fut Robert F. Gould. C’est dans la revue des AQC que, depuis plus d’un siècle, l’essentiel de ses travaux a été publié.

    [2] L’auteur de ces lignes a du reste le privilège de posséder un jeu de ces vénérables – mais répréhensibles –reproductions.