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  • Pourquoi des loges ”bleues” ?

    Cette note ne constitue pas un travail achevé mais rassemble diverses données permettant d’éclairer cette question, laquelle ne se résume pas à une simple discussion sur le symbolisme de la couleur bleue – ce serait un peu  trop facile…

     

    1. Qu’est-ce qui est primitivement bleu ? La loge, les grades, ou autre chose ?

    Les expressions « loge bleue » et « grades bleus » ne sont pas généralement répandues dans la maçonnerie anglo-saxonne, en revanche les décors des grades symboliques y sont le plus souvent bordés de bleu. C’est cela le dénominateur commun.

    En effet, pour désigner les grades et les loges symboliques de trois premiers grades, les Anglais et les Américains utilisent surtout les expressions « Craft degrees » et « Craft lodges », c’est-à-dire « les loges et les grades du Métier ». Les Américains ont cependant plus souvent adopté l’expression « Blue Lodges » qui est d’un usage plus fréquent chez eux. L’expression « Maçonnerie bleue » reste cependant avant tout essentiellement française.

    En réalité, c’est par un processus de métonymie que peu à peu tout l’univers symbolique et rituel  des trois premiers grades est devenu « bleu » : les loges, les grades et la Maçonnerie symboliques sont devenus bleus parce que les décors maçonniques de ces grades – Apprenti, Compagnon et Maître – ont été d’abord ornés de bleu.  Il faut donc rechercher comment  cela s’est produit.


    2. Les premiers textes qui évoquent ce sujet dans l’histoire maçonnique montrent bien l'origine de ce bleu.

    En juin 1727, le registre des procès-verbaux de la première Grande Loge de Londres – fondée en 1717 – mentionne pour la toute première fois le fait que le Vénérable Maître et les Surveillants des loges devront porter « les bijoux de la maçonnerie appendus à un ruban blanc ».[1]

    On sait par l’iconographie abondante du XVIIIème siècle que les Frères portaient tous à cette époque un même type de tablier, très proche du tablier opératif : un long tablier de cuir avec  la bavette pendante. Il n’y avait pas encore de distinction entre les grades quant au tablier et il ne faut pas oublier que cela ne posait aucun problème: en effet, avant 1725-1730, et parfois bien plus tard en Angleterre, on ne connaît que deux grades – Apprenti et Compagnon) et que ces deux grades sont le plus souvent conférés le même soir dans une même cérémonie. Ce sera encore chose courante en France dans les années 1740.[2]

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    Tablier de Maître en France vers 1805

    On voit donc qu’en 1727, on ne parle que des colliers pour les trois Officiers principaux (pour y accrocher l’Equerre, la Niveau et la Perpendiculaire) et que ces colliers sont… blancs !

    En mars 1731, un autre règlement de la G.L. prescrit que désormais, pour les Officiers des loges, non seulement les cordons seront de soie blanche, mais que leurs tablier de cuir devront aussi être bordés d’un galon de soie blanche et « d’aucune autre couleur quelle qu’elle soit ».[3] Mais, dans la même séance, la G.L.  arrête que « le Grand Maître, son Député et ses (Grands) Surveillants porteront leurs bijoux, d’or ou de vermeil, appendus à des rubans bleu autour de leur cou et que leurs tabliers de cuir seront bordés de soie bleue ».[4]

    Voilà le bleu introduit, mais seulement pour les Grands Officiers ! Le registre anglais ne dira plus rien sur le décor des loges « symboliques » - on n’ose pas dire « bleues ». Mais à la même époque, ce sont des Britanniques qui introduisent la Maçonnerie en France [5] et ils y imposent leurs usages. Or, dans une  divulgation imprimée, publiée en 1744, Le Secret des francs-maçons, on peut lire que « dans ces assemblées chaque Frère a un tablier fait d’une peau blanche dont les cordons doivent aussi être de peau. Il y en a qui les portent tous unis, c’est-à-dire sans aucun ornement, d’autres les font border d’un ruban bleu. »  Et plus loin, le même auteur nous apprend que « le Vénérable, les deux Surveillants, le Secrétaire et le Trésorier » portent « un cordon bleu taillé en triangle ».

    Il est donc clair qu’à un moment quelconque, entre 1730 et 1745 environ, aussi bien en France qu’en Angleterre – mais à partir d’une initiative anglaise – les tabliers des membres des loges particulières, comme jadis uniquement ceux des Grands Officiers, sont devenus bleus ? [6]

    Mais pourquoi, et s’agissait-il du même bleu ?

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    Tablier de Passé-Maître anglais contemporain (depuis l"Union de 1813)

     

    3. Un texte anglais de 1734, le Ms Rawlinson, nous apprend qu’à cette époque le bleu des décors des Grands Maîtres – en application de la décision de 1731 – est précisément celui de l’Ordre de la Jarretière (ce que ne mentionnait pas le registre de la G.L.).

    C’est une indication précieuse car nous savons en effet que de nos jours encore, les décors des Grands Officiers de la Grande Loge d’Angleterre sont bien « Garter blue », c’est-à-dire d’un bleu profond, assez foncé, celui du premier Ordre de Chevalerie du pays, institué par  Edouard III en 1348, et dont le Grand Maître est le Souverain régnant.

    Le problème est que ce bleu n’est pas du tout le bleu pâle, le bleu ciel (ou parfois légèrement turquoise) des décors des grades symboliques, aussi bien en Angleterre  qu’en France ! Mais l’énigme se résout si l'on se souvient que lors de sa création par les Tudor au milieu du XIVe siècle, la couleur du Garter était … bleu clair. Il y a eu un changement vers 1740, la dynastie hanovrienne adoptant un autre bleu – notre bleu actuel de la Jarretière, plus foncé – afin de le distinguer de celui de l’Ordre de la Jarretière « piraté » par les prétendants au trône de la dynastie évincée en 1688, lors de la Glorieuse Révolution, les Stuart, qui continuaient à le distribuer illégalement à leurs partisans.

    En clair – si l’on peut dire ! –, tout est lié à l’histoire politique de la Grande-Bretagne entre 1730 et 1745 : d’abord le bleu du Grand Maître est le bleu de Jarretière, mais c’est alors un bleu clair, puis il devient  un bleu foncé quand l’Ordre de la Jarretière est modifié par le roi… et alors l’ancien bleu de la Jarretière – celui qui est clair – devient le bleu des loges symboliques – est-ce clair ?...


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    Tablier de Grand Maître en Angleterre

     

    La leçon générale qu’il faudrait en retirer est la suivante : depuis le début on a donné aux décors maçonniques une couleur évoquant délibérément une des plus hautes dignités du pays. : la franc-maçonnerie, recrutant peu à peu dans toutes les classes de la société, est une nouvelle aristocratie. Du reste, dans la retentissante divulgation anglaise Masonry Dissected, publiée en 1730 et qui révéla à tout Londres les usages maçonniques, il est dit que lorsqu’on remet au nouvel Initié son tablier on lui dit « que c’est une marque d’honneur, qui est plus ancienne et plus honorable que la Jarretière ».[7]

    Mais est-ce que ça marche partout et toujours ? Il faut pour cela vérifier ce qui va se passer dans les pays voisins, des deux côtés de la Manche.

    En Ecosse : les loges particulières ont des tabliers bordés… de toutes sortes de motifs « écossais » empruntés à des tartans de clans, mais jamais de bleu. En revanche, pour la Grande Loge et les Grands Officiers, c’est toujours le vert qui est très évidemment la couleur du premier Ordre de chevalerie de l’Ecosse, l’Ordre du Chardon (Most Ancient Order of the Thistle).

    En France, quand la maçonnerie s’installe, quel bleu est choisi ? L’iconographie et les nombreux tabliers du XVIIIème siècle qui nous sont parvenus  le montrent jusqu’à nos jours sans ambiguïté : c’est un bleu ciel. Or, en France, cela pouvait-il se référer à l’Ordre de la Jarretière ? Non, bien sûr. Mais il  se trouve que la premier Ordre français était à cette époque, l’Ordre du Saint Esprit qui est bleu clair ! Du reste Pérau, en 1744, dit très simplement que le collier en triangle que portent les Officiers des loges est à peu près « comme celui des Commandeurs de l’Ordre du Saint Esprit ».

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    Tablier de Passé Grand Maître Provincial en Ecosse

     

    On peut même aller plus loin.

    En 1731, la Grande Loge de Londres consacre une classe particulière de Frères que l’on nomme  les  « Grand Stewards » – ou Grands Intendants. Ils sont chargés de préparer et d’organiser à leurs frais le grand diner de gala annuel de la Grande Loge (« the Grand Festival »). Ce sont naturellement des Frères triés sur le volet et que la Grande Loge a voulu très tôt veut honorer pour leurs dépenses. La G.L. décide alors qu’ils porteront des décors spéciaux – montrant bien par là que la couleur des décors sert avant tout à signaler une dignité – et que ces décors seront bordés de… rouge ![8]Mais la nuance de rouge qui est choisie est le « cramoisi » (crimsom) c’est-à-dire exactement la couleur  de l’Ordre du Bain (Order of the Bath) qui est le deuxième Ordre de chevalerie en Angleterre après l’Ordre de la Jarretière.


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    Tablier de Grand Steward

     

    Projetons-nous près d’un siècle plus tard, en France. Le même phénomène va sans doute se reproduire.

    Des militaires français, venant des Antilles et des Etats-Unis, apportent en France le Rite Ecossais Ancien et Accepté qui est alors uniquement un système de hauts-grades. En 1804, ils fondent le Suprême Conseil de France dont les loges symboliques sont confiées à la seule puissance maçonnique du pays, c’est-à-dire le Grand Orient de France. Au bout de quelques mois, l’accord imposé par l’Empereur explosera et les deux corps maçonniques se sépareront. Les Frères Ecossais soucieux de rédiger des rituels spécifiques pour leurs loges « bleues », produiront le Guide des Maçons Ecossais. Mieux encore, pour se distinguer des Frères du Grand Orient, ils décideront surtout de changer la couleur de leurs tabliers en adoptant le rouge.

    Or, quel est à cette époque le premier Ordre national, alors tout juste créé – en 1803 exactement ? C’est évidemment la Légion d’honneur dont la couleur est bien connue…

    Dans tous les cas, on le voit, la clé des couleurs des décors des grades et des loges symboliques, semble bien être la volonté de rapprocher l’Ordre maçonnique des Ordres de chevalerie les plus éminents du pays ! Ce fut ainsi souvent le bleu – avec des variantes – mais pas toujours …[9]


    4. Ces considérations historiques et honorifiques – qui sont évidemment très convaincantes – épuisent-elles pour autant le sujet ?

    On peut estimer qu’en ce qui concerne le bleu, d’autres facteurs ont peut-être sinon déterminé du moins renforcé ce choix, notamment en Angleterre où il a été fait en premier lieu.

    On a par exemple fait observer que les deux nuances de bleu qu’on a évoquées sont celles des couleurs emblématiques des deux Universités les plus prestigieuses du pays : l’ « Oxford-blue » – qui est foncé – et le « Cambridge-blue » – qui est clair.[10] Il est certain que vers 1730-1750, il y avait dans les loges anglaises une foule d’universitaires et de savants de renom, tous issus des ce deux vénérables institutions et très attachés à leurs traditions.  Peut-on éliminer cette hypothèse ?

    Mais surtout, n’oublions pas que  nous sommes là en terre protestante, avec des hommes – et souvent dans les milieux maçonniques anglais, des ecclésiastiques : Jean-Théophile Désaguliers, James  Anderson – qui ont une connaissance approfondie de la Bible et s’y réfèrent souvent.


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    Reconstitution des décors du Grand Prêtre du Temple de Salomon

     

    Or, il  y a des pistes à suivre.  Par exemple, dans l’Exode (28,31) on décrit le vêtement du Grand Prêtre du Temple de Jérusalem, la robe de l’ephod,[11] qui sera « tout entière de bleu profond ». [12]Il n’est pas exclu que l’on ait voulu, avec le bleu comparable des décors maçonniques, évoquer la vocation sacerdotale de la maçonnerie : d’abord parce que le Temple – où officiait le Grand Prêtre – est bien sûr le modèle de la loge, ensuite parce que des protestants n’ont aucune difficulté à mettre en relief le « sacerdoce universel » qui est un des fondements de la Réforme.

  • Faut-il partir du pied droit ou du pied gauche ?...

    Voici une question qui a fait couler beaucoup d’encre et suscité des exégèses parfois surprenantes. Il est même arrivé que l’on convoque la Kabbale pour expliquer que dans certains Rites on part du pied droit – le côté de la « Clémence » – et que dans d’autres, c’est du pied gauche – le coté de la « Rigueur » !...

    On peut certes, comme Jonathan Swift – qui passe pour avoir été franc-maçon – considérer que ce problème est d’un intérêt assez mince et relève de la même problématique que celle l’empereur de Lilliput qui souhaitait savoir, si l’on en croit les Voyages de Gulliver, comment il fallait manger les œufs (par le gros bout ou par le petit bout), et qui s’apprêtait à défendre son point de vue par les armes !

    Mais si le sujet est en effet assez mince, il permet au moins d’illustrer une méthode. Pour comprendre le sens et la portée d’un usage maçonnique, l’herméneutique aventureuse, mais si commune, qui consiste à croire que la réponse est dans la question et que, en vertu de la « libre interprétation des symboles », on peut tout imaginer, conduit malheureusement très  souvent à pures élucubrations. Pour trouver le droit chemin la méthode est pourtant simple, c’est toujours la même : pister l’apparition d’un usage dans l’histoire des rituels et la rapporter au contexte, à la fois maçonnique, culturel et même cultuel, qui l’a vu naître. On fait ainsi des découvertes intéressantes.

    Partir du bon pied

    Les plus anciens « rituels », qu’ils viennent d’Ecosse (les manuscrits du groupe Haughfoot, de 1690 à c. 1715) ou anglais, sont davantage des catéchismes, des instructions que des rituels au sens propre. La fameuse Masonry Dissected, la divulgation majeure de Prichard, en 1730, ne nous  en dit pas davantage.

    Lorsque les premières divulgations françaises apparaissent, entre 1737 et 1744, on ne trouve pas de renseignement substantiel sur ce point.  Quand des rituels « bien écrits » de ce qui allait bientôt s’appeler le Rite Français (ou Moderne) sont disponibles, soit vers la fin du XVIIIème (version manuscrite de 1785, version imprimée de 1801, Rituel « Berté » de 1788), on parle des « trois pas d’Apprenti » sans plus de précision. Cependant, les Tuileurs du XIXème siècle, comme celui de Delaulnaye (1813) nous apprend bien que « selon le régime du Grand Orient de France », on part du pied droit pour la marche d’Apprenti – ce que confirme le Tuileur de Vuillaume (1825).

    Il faut ici préciser que les rituels français du XVIIIème siècle, dont ceux du Rite Ecossais Rectifié (1783-1788), ne reprennent pas tous cet usage bien qu’ils soient de type « Moderne » : dans le RER, le candidat part du pied gauche, mais c’est le pourtant toujours genou droit qui est mis à nu (et donc le gauche en pantoufle)[1] ! Avec la présence des trois grandes colonnes Sagesse, Force et Beauté au centre de la loge, c’est donc l’un des deux seuls caractères distinguant ces Rites Ecossais du XVIIIème des rituels plus courants à l’époque – précurseurs du Rite Français.

    La première idée qui se présente naturellement à l’esprit est que l’usage de partir du pied droit – on n’ose dire cette « tradition » – venait précisément de la Grande Loge de Modernes, c’est-à-dire la première, fondée en 1717, et dont dérive les usages maçonniques les plus anciennement connus en France au XVIIIème siècle. Mais nous ne disposons pas de rituel certain du « Rite des Modernes » pour cette période en Angleterre…sauf peut-être dans un texte en français !

    Il s’agit du Franc-maçon démasqué, publié la première fois en 1751, à Londres, « chez Owen Temple bar ». Or ce texte, en partie énigmatique, semble bien pouvoir être considéré comme représentant au moins une version du rituel des Modernes, à Londres, vers le milieu du siècle. C’est d’ailleurs l’avis d’A. Bernheim avec qui il m’arrive souvent d’être d’accord quand il s’agit de parler d’histoire lointaine de la franc-maçonnerie…[2]

     

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     Une divulgation problématique mais bien intéressante...

     

    Or ce texte est sans ambiguïté. Il dit que la marche d’apprenti se fait « en avançant le pied droit le premier », ce que les textes français imprimés de la même époque ne disent pas aussi précisément.

    On peut par conséquent admettre, comme hypothèse de travail raisonnable,  que « partir du pied droit » est un usage des Modernes, transmis et conservé en France tout au long du XVIIIème siècle, jusqu’à nos jours dans les Rites qui dérivent du Rite des Modernes, au premier rang desquels le Rite Français.

    Les Anciens roulent à gauche…

    En revanche,  que pouvons-nous dire des Anciens ? Les premiers rituels imprimés qui se rapportent à leurs usages sont de 1760, notamment The Three Distinct Knocks (Les Trois Coups Distincts). Ce texte très élaboré ne dit pas clairement que l’on commence la marche d’apprenti du pied gauche. Cependant on note d’emblée une différence frappante avec tous les rituels français cités plus haut –  et aussi avec Le Franc-maçon démasqué : c’est ici le genou gauche qui est mis à nu (le pied droit en pantoufle), et non le genou droit (avec le pied gauche en pantoufle)! C’est du reste ainsi que, de nos jours encore, se prépare le candidat en Angleterre – et l’on sait que le Rituel de l’Union, en 1813, a fait prévaloir sur pratiquement tous les points les usages des Anciens.

     

     Une divulgation emblématique des Anciens

     

    Il devient alors à peu près évident que dans la tradition des Modernes, le pied gauche est déchaussé et que chez les Anciens, c’était l’inverse. Cela pourrait déjà sembler cohérent avec le fait que le premier pas est fait, chez les Modernes, en partant du pied droit, et chez les Anciens en partant du pied gauche.

    C’est de cette source que provient peut-être l’usage au REAA de partir du pied gauche – comme l’annoncent déjà sans équivoque les Tuileurs de Delaulnaye et de Vuillaume. On sait en effet que les grades bleus du REAA furent compilés en France en 1804 à partir d’une source essentielle, le rituel des Anciens que les fondateurs du REAA avaient pratiqué en Amérique. Il reste cependant que dans ce rituel, le Guide des Maçons Ecossais, qui est une synthèse maladroite et un peu bâclée entre le Rite des Anciens et un Rite Ecossais du XVIIIème siècle français (donc de type « Moderne »), on a mixé, à la hâte et sans trop de discernement, des éléments souvent incohérents. Ainsi, dans le Guide, on part bien du pied gauche, mais l’on a conservé, comme dans les Rites Ecossais du XVIIIème siècle, la préparation physique avec « le genou droit nud et le soulier gauche en pantoufle ».

     

     

     Un melting pot maçonnique...

     

    On ne sait donc trop si le REAA tire son choix du « pied gauche en premier » des Rites Ecossais antérieurs ou du Rite des Anciens. Mais nulle part, dans les rituels Ecossais du XVIIIème siècle, qui sont par ailleurs, répétons-le, de type Moderne – avec en particulier l’ordre J. et B. (voir plus loin) pour les deux premiers grades et les deux Surveillants à l’ouest – on ne justifie d’aucune manière cette inversion, seulement partielle puisque la préparation physique, elle, n’a pas changé…

    Il nous reste donc à tenter de comprendre pourquoi les Modernes commençaient à droite et les Anciens à gauche.

    Le retour des Colonnes

    On sait que, entre les Modernes et les Anciens, l’une des différences tenait à l’ordre des mots des deux premiers grades : chez les Modernes c’était J. au premier grade et B. au second, et le contraire chez les Anciens. Là encore, on a dit beaucoup de choses sur les raisons de cet ordre différent...

    Je ne reviendrai pas ici en détail sur ce sujet que j’ai traité ailleurs[3], mais la thèse classique admise par la Grande Loge des Modernes elle-même en 1809 – selon laquelle, « vers 1739 » les Modernes auraient délibérément inversé l’ordre ancien – ne tient plus guère aujourd’hui. Il est bien plus vraisemblable que cette différenciation fut plus tardive, en tout cas postérieure à l’apparition de la Grande Loge dite des Anciens, et nul ne peut dire qui a commencé à changer quelque chose. Certes, on sait aujourd’hui que la position archéologique, dans le Temple de Jérusalem, était bien B. au nord et J. au sud, mais cette perspective n’est jamais évoquée par quiconque au XVIIIème siècle et ne sert jamais de justification. Rappelons que dans la polémique assez peu reluisante qui a opposé les deux Grandes Loges anglaises pendant 60 ans, Laurence Dermott, le chef de file des Anciens, disait que les Modernes ignoraient tout simplement la signification J. et de B. , et que c’était la raison de leur « erreur » : selon lui, les Modernes croyaient que J. renvoyait au « rhum de la Jamaïque » et B.  à celui de la Barbade !...

    C’est ici qu’on peut faire une hypothèse. Je soupçonne qu’il y a un rapport entre l’ordre inverse des deux mots, d’une part, et la préparation inversée des candidats et leur marche, d’autre part. Or, si on lit simplement la Bible en oubliant l’archéologie, on ne lit pas que J. était au sud, mais qu’elle était « à droite » et que l’autre colonne, B., était « à gauche ».[4]

    Les Modernes, avec J. pour mot de l’Apprenti partaient du pied droit, et les Anciens, avec B., partaient du pied gauche…[5]

    Cette question de l’inversion des colonnes a pris tellement d’importance dans leur querelle, que j’incline à penser qu’elle a pu aussi influencer le « pied de départ ». En tout cas, après l’Union de 1813, la Loge de Réconciliation qui a travaillé entre 1813 et 1816 pour fixer le rituel de l’Union – celui que sont supposées pratiquer toutes les loges anglaises de nos jours – a adopté à la fois le départ du pied gauche et la préparation physique correspondante (et non celle des Modernes, comme l’ont fait les Rites Écossais en France)[6]… en même temps que l’ordre « ancien » des mots, comme si tout cela avait à ses yeux une secrète cohérence !

    Je laisse à chacun le soin de méditer cette hypothèse, qui est n’est pas entièrement démontrée, je l’admets, et le cas échant de la contester. Une recherche documentaire plus approfondie viendra peut-être la contredire.

    Il reste qu’avec une série de bons rituels convenablement datés et une Bible – de présence celle du Roi Jacques pour les références anglaises (King James Version) – on peut comprendre presque toute la maçonnerie…ou du moins éviter les plus graves élucubrations !

     



    [1] Le même paradoxe, que j’appelle « l’inversion partielle », s’observe dans le Rite Écossais Philosophique de la fin du XVIIIème siècle.

    [2] Masonic Catechisms and Exposures, AQC 106, 1994.

    [3] R. Désaguliers, Les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie, 4ème éd. Revue et corrigée par R. Dachez et P. Mollier, Paris, 2012, Chapitre II « Le problème de l’inversion des mots des deux premiers grades », pp.33-63.

    [4] Rappelons que dans la tradition des Hébreux puis des Juifs, on désignait le nord et le sud en regardant l’est : le nord est alors à gauche et le sud à droite. Et n’oublions pas que le Temple de Salomon s’ouvrait à l’est, et qu’on regardait donc vers l’ouest en y entrant…

    [5] I Rois, 7, 21-22.

    [6] Il faut observer que dans le Rite des Modernes comme dans celui des Anciens, le genou est découvert du côté qui effectuera le premier pas, et c’est encore de ce côté que l’on s’agenouillera pour le serment. Ce parallélisme, qui a peut-être un sens, est perdu dans les Rites Ecossais sans qu’on en connaisse la raison…pour autant qu’il y en ait une !

  • Hiram et ses Frères (3)

    Je poursuis l'enquête initiée dans les deux premiers volets de ce post (1 et 2).

     

    Les sources de la légende d'Hiram

     

    Tenter de retrouver les origines de la légende d’Hiram est un exercice plus difficile qu’il n’y paraît, si l’on veut rester rigoureux - on a beaucoup divagué à ce sujet...

    On peut naturellement assigner à cette légende des sources mythologiques diverses et trouver, en cherchant un peu dans l’histoire des peuplades anciennes et des religions antiques, égyptienne, gréco-romaine, voire celtique, nombre de récits sacrés et de mythes pouvant constituer autant de modèles. Les auteurs qui se sont penchés sur cette question n’y ont du reste pas manqué. Nous ne reviendrons pas, pour notre part, sur ces antécédents lointains, qui ne peuvent tout au plus être évoqués que comme autant d’archétypes, de figures universelles, du héros ou du « dieu qui meurt » (Frazer). Ces références peuvent en effet sembler séduisantes, cependant elles ne sont certainement pas pertinentes.

    L’erreur que commettent généralement, pour des raisons diverses, ceux qui mettent en avant ces sources prétendues, est de croire, ou de feindre de croire, que cette légende vient du fond des âges, comme l’héritière naturelle des mythes les plus reculés, dont elle serait l’un des ultimes rejetons. Nous avons vu, et nous aurons encore l’occasion de le montrer plus loin, qu’il n’en est rien. Le caractère factice de la légende d’Hiram, sa création moderne, probablement dans les premières années du XVIIIe siècle, ne peut plus faire le moindre doute.

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    Le problème de ses origines est donc posé de manière bien différente.

    Pour le résoudre, il ne faut surtout pas méconnaître le climat intellectuel et spirituel dans lequel évoluaient, et les sources historiques et traditionnelles dont disposaient, ceux qui, à cette époque, étaient en mesure de forger cette légende. Or ces milieux, s’ils ne nous sont pas explicitement connus, sont pourtant assez clairement identifiables. Autour de Désaguliers et d’Anderson, c’est un monde – nouveau dans le Métier – de lettrés et de « savants Docteurs », pétris de Bible et d’humanités classiques, mais également soucieux de se rattacher aux anciennes traditions du Métier. N’oublions pas qu’Anderson se donne un mal considérable pour montrer, contre toute évidence, que la Grande Loge de 1717, création profondément originale, sans aucun précédent dans le pays, n’était que le réveil « revival », d’une mythique et ancestrale Grande Loge à laquelle tout le monde aurait voulu croire.

     

    Les antécédents immédiats de la légende : le Ms Graham (1726)

     

    Les diverses hypothèses proposées, on le voit, pour tenter de retrouver les sources de la légende d’Hiram, se heurtent le plus souvent à de considérables difficultés. Outre qu’elles empruntent à des thèmes mythiques ou légendaires généralement sans rapport réel et manifeste avec le Métier, elles ne contiennent d’ordinaire qu’un des éléments de cette légende, pour l’essentiel, le meurtre du bâtisseur. On pourrait du reste, en examinant l’histoire générale de l’Angleterre depuis le XVIIe siècle, trouver d’autres meurtres injustes, et divers auteurs n’ont pas manqué d’échafauder ainsi les théories les plus diverses, et souvent les plus fantaisistes.

    Un document tranche nettement, cependant, sur toutes ces sources alléguées et approximatives. Il s’agit d’un manuscrit daté du 24 octobre 1726, le Ms Graham, longtemps méconnu, et qui fut présenté et étudié pour la première fois par le célèbre chercheur anglais H. Poole, en 1937. L’apport de ce texte à la recherche des sources de la légende d’Hiram apparaît capital.

    Le document se présente d’abord comme un catéchisme, en beaucoup de points comparable à ceux

    connus pour les années 1724-1725. Certaines des questions et des réponses qui y figurent se retrouvent en effet, presque textuellement, dans quelques-uns de ces textes, notamment dans un manuscrit de 1724, The Whole Institution of Masonry, et un document imprimé de 1725, The Whole Institutions of Free-Masons Opened. Ces similitudes sont importantes à souligner, car elles établissent que le Ms Graham n’est nullement un texte isolé et atypique, mais qu’il s’insère incontestablement dans un courant d’instructions maçonniques

    reconnues et diffusées en Angleterre à cette époque. On doit enfin particulièrement noter la tonalité chrétienne fortement affirmée des explications symboliques qui y sont proposées.

    À la fin du catéchisme proprement dit, on nous apprend que « par tradition et aussi par référence à l’Écriture », « Sem Cham et Japhet eurent à se rendre sur la tombe de leur père Noé pour essayer d’y découvrir quelque chose à son sujet qui les guiderait vers le puissant secret que détenait ce fameux prédicateur. »

     

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    Ms Graham

     

    Suivent alors trois récits distincts, trois légendes qu’il convient d’examiner en détail.

     

    Première légende :

    « Ces trois hommes étaient déjà convenus que s’ils ne découvraient pas le véritable secret lui-même, la première chose qu’ils découvriraient leur tiendrait lieu de secret. Ils ne doutaient pas, mais croyaient très fermement que Dieu pouvait et voudrait révéler sa volonté, par la grâce de leur foi, de leur prière et de leur soumission ; de sorte que ce qu’ils découvriraient se révélerait aussi utile pour eux que s’ils avaient reçu le secret dès le commencement, de Dieu en personne, à la source même.

    Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent rien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha, et ainsi de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude. Alors, ils relevèrent le corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et main dans le dos, et s’écrièrent : « Aide-nous, 0 Père ». Comme s’ils avaient dit : « 0 Père du ciel aide-nous maintenant, car notre père terrestre ne le peut pas. »

    Ils reposèrent ensuite le cadavre, ne sachant qu’en faire. L’un d’eux dit alors : « II y a de la moelle dans cet os » [Marrow in this bone] ; le second dit : « Mais c’est un os sec »; et le troisième dit : « il pue ».

    Ils s’accordèrent alors pour donner à cela un nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours. »

     

    Seconde légende : (Elle est exposée sans lien apparent avec la précédente.)

    « Pendant le règne du roi Alboin naquit Betsaléel, qui fut appelé ainsi par Dieu avant même d’être conçu. Et ce saint connut par inspiration que les titres secrets et les attributs essentiels de Dieu étaient protecteurs, et il édifia en s’appuyant dessus, de sorte qu’aucun esprit malin et destructeur n’osa s’essayer à renverser l’œuvre de ses mains.

    Aussi ses ouvrages devinrent si fameux, que les deux plus jeunes frères du roi Alboin, déjà nommé, voulurent être instruits par lui de sa noble manière de bâtir. Il accepta à la condition qu’ils ne la révèlent pas sans que quelqu’un soit avec eux pour composer une triple voix. Ainsi ils en firent le serment et il leur enseigna les parties théorique et pratique de la maçonnerie ; et ils travaillèrent. […]

    Cependant Betsaléel, sentant venir la mort, désira qu’on l’enterre dans la vallée de Josaphat et que fut gravée une épitaphe selon son mérite. Cela fut accompli par ces deux princes, et il fut inscrit ce qui suit : « Ci-gît la fleur de la maçonnerie, supérieure à beaucoup d’autres, compagnon d’un roi, et frère de deux princes. Ci-gît le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés. »

     

    Troisième légende : (Sans nulle transition, là encore, un dernier récit est proposé au lecteur.)

    « Voici tout ce qui se rapporte au règne du roi Salomon, [fils de David], qui commença à édifier la Maison du Seigneur : […] nous lisons au Premier Livre des Rois, chapitre VII, verset 13, que Salomon envoya chercher Hiram à Tyr. C’était le fils d’une veuve de la tribu de Nephtali et son père était un Tyrien qui travaillait le bronze. Hiram était rempli de sagesse et d’habileté pour réaliser toutes sortes d’ouvrages en bronze. Il se rendit auprès du roi Salomon et lui consacra tout son travail. […] Ainsi par le présent passage de l’Écriture on doit reconnaître que ce fils d’une veuve, nommé Hiram, avait reçu une inspiration divine, ainsi que le sage roi Salomon ou encore le saint Betsaléel. Or, il est rapporté par la Tradition que lors de cette construction, il y aurait eu querelle entre les manoeuvres et les maçons au sujet des salaires. Et pour apaiser tout le monde et obtenir un accord, le sage roi aurait

    dit : « que chacun de vous soit satisfait, car vous serez tous rétribués de la même manière. » Mais il donna aux maçons un signe que les manoeuvres ne connaissaient pas. Et celui qui pouvait faire ce signe à l’endroit où étaient remis les salaires, était payé comme les maçons ; les manoeuvres ne le connaissant pas, étaient payés comme auparavant.

    […] Ainsi le travail se poursuivit et progressa et il ne pouvait guère se mal dérouler, puisqu’ils travaillaient pour un si bon maître, et avaient l’homme le plus sage comme surveillant. […] Pour avoir la preuve de cela. Lisez les 6è et 7è [chapitres] du premier Livre des Rois, vous y trouverez les merveilleux travaux d’Hiram lors de la construction de la Maison du Seigneur. Quand tout fut terminé, les secrets de la maçonnerie furent mis en bon ordre, comme ils le sont maintenant et le seront jusqu’à la fin du monde […]»

     

    On mesure sans peine l’importance et l’intérêt majeur des trois récits. Soulignons-en simplement les points essentiels.

    Le premier récit du Ms Graham est aussi le premier texte de l’histoire maçonnique qui décrive un rite de relèvement d’un cadavre associé aux Cinq Points du Compagnonnage, attestés pour leur part, dès 1696 dans les textes écossais. Le but est de tenter de retrouver un secret – dont on ne sait du reste à quoi il tient – qui a été perdu par la mort de son détenteur. On y associe un jeu de mots probable avec « Marrow in the Bone », évoquant assez clairement une expression en M.B. Il est évident que cela est lié « au nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours », lequel apparaît bien comme un secret de substitution. La particularité la plus remarquable est qu’on ne voit ici aucun lien avec l’art de la Maçonnerie, et surtout que le personnage central n’est pas Hiram, mais Noé…

    Le second récit nous dépeint la personnalité de Betsaléel, possesseur de secrets merveilleux liés au Métier, qui seront communiqués seulement à deux princes. Le point important nous semble ici l’épitaphe, évoquant « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés. ». Ce thème, notons-le, est absent de la première légende.

    Enfin le troisième récit met en scène Hiram, « surveillant le plus sage de la terre », et qui contrôlait probablement la transmission aux bons ouvriers du « signe » qui donnait droit à la paye des « maçons ». Notons surtout qu’ici les secrets sont et demeurent bien gardés, qu’Hiram achève le Temple, et qu’il ne meurt pas de mort violente…

    La simple lecture de ces trois récits impose une constatation immédiate : leur superposition nous donne presque intégralement, en substance la légende d’Hiram telle que la rapporte pour la première fois Prichard en 1730. L’innovation majeure est qu’Hiram – dont le rôle, honorable mais modeste, dans le Ms Graham, est conforme au peu qu’on dit de lui dans tous les Anciens Devoirs –, y est alors substitué à Noé dans le rite du relèvement. C’est Hiram, en outre, et non plus Betsaléel, à qui désormais appartiennent « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés ». Mais la troisième légende du Ms Graham n’indiquait-elle pas qu’Hiram avait reçu une inspiration divine comme « le saint Betsaléel »?

    Retenons pour l’instant que le caractère essentiellement composite du personnage d’Hiram Abif de la légende du troisième grade de Prichard, déjà évoqué pour diverses raisons, nous l’avons vu, apparaît ici sans équivoque. La légende d’Hiram, à quelque source d’inspiration plus ou moins antique qu’on puisse ou veuille la rattacher est, sans plus aucun doute possible, une synthèse tardive de plusieurs récits légendaires dont l’ancienneté ne nous est du reste pas connue. La légende des trois fils de Noé, compte tenu du rôle que joue ce personnage dans l’histoire traditionnelle du Métier des Anciens Devoirs, de même que la version de la vie d’Hiram rapportée dans le Ms Graham, sont tellement conformes aux plus vieux textes de la tradition maçonnique anglaise, qu’on peut fortement suggérer, sans naturellement pouvoir l’affirmer, qu’elles faisaient sans doute partie d’un légendaire assez ancien, propre au Métier.