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  • La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (2)

    On a vu que pendant longtemps la maçonnerie avait été en deux grades – dont souvent seul le premier était reçu pour toute la vie !

    Observons surtout  que ce premier modèle en deux « grades » – je rappelle que le mot anglais que l’on peut traduire ainsi, degree, ne fera pas irruption dans le vocabulaire maçonnique avant l’apparition du grade de...Maître ! – constituait un tout, cohérent et complet.

    Quand on jette un coup d’œil attentif sur le rituel – certes présenté de manière sommaire, mais finalement assez suggestif pour qu’on puisse le commenter – du grade de Fellowcraft or Master, tel qu’il était pratiqué en Ecosse au XVIIème siècle (Ms des Archives d’Edimbourg, Ms Chetwode Crawley, Ms Airlie, Ms Kevan – de 1696 à 1714), on voit que ce grade comporte essentiellement deux éléments :

    -  Une séquence rituelle dénommée « Five Points of Fellowship », ce que l’on peut traduire par « Cinq Points du Compagnonnage »  – mais évidemment sans aucun rapport avec le Compagnonnage français ! –, une salutation étrange, une étreinte furtive qui n’est alors associée à aucune légende et ne constitue jamais un rituel de « relèvement » de qui que ce soit ;

    -  La transmission d’un mot dont la nature exacte n’est pas donnée dans les plus anciens textes écossais et qui, dans divers manuscrits ou divulgations, en Angleterre essentiellement, entre 1700 et 1725, se présente très souvent comme une variante d’une expression en M.B. dont la signification n’est jamais précisée.

     

    Manuscrit-Graham-1726.jpg

     

    Le Ms Graham

     

    2. Comment est-on passé d’un système en deux grades à un système en trois ?

    C’est dans la deuxième partie de la décennie 1720 que les signes de cette mutation apparaissent. Pour résumer les faits essentiels :

    -  En 1725, à Londres, une association de musiciens francs-maçons admet plusieurs de ses membres – dont on sait qu’ils avaient déjà reçu le grade de Compagnon – au grade de Maître ;

    - Un manuscrit daté de 1726, le Ms Graham raconte curieusement trois histoires légendaires sur des personnages bibliques : l’une concerne Noé, dont les fils relèvent le corps par… les Cinq Points !; l’autre porte sur Bezaléel – « l’architecte » du Tabernacle, le sanctuaire portatif des Hébreux pendant l’Exode au désert –, personnage dont on évoque « la langue qui ne révéla jamais [les secrets] », mais on ne nous dit pas de quel secret il s’agit, bien qu’on nous affirme qu’après sa mort « ils furent totalement perdus » ; enfin la dernière évoque Hiram, qui parait achever l’œuvre commandée par Salomon et…ne meurt pas violemment !  Superposez simplement ces trois histoires, dont on ignore l’origine et l’ancienneté : vous obtiendrez la légende d’Hiram !

    - En 1730 une divulgation imprimée, Masonry Dissected, due à un certain Samuel Prichard, dont on ignore à peu près tout, révèle pour la première fois un système en trois grades séparés – le grade de Fellowcraft et celui de Master sont désormais parfaitement distincts – et nous donne la plus ancienne version connue de la légende d’Hiram, cette dernière servant désormais « d’explication » aux Cinq Points.

    Pour autant, avait-on établi un système en trois grades ? Rien n’est moins sûr…

    3. Deux grades… + 1 !

    Ce qui frappe, c’est bien plutôt une séparation qui va persister pendant longtemps entre les deux premiers grades et le nouveau – qu’on hésite encore à nommer le troisième. On verra, dans les années 1730, et ce jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, des Loges de Maîtres (Masters Lodges) dont le seul propos est de conférer le grade de Maître. Elles se réunissent à des jours différents, en des lieux différents et généralement avec un Collège différent de ceux de la loge des deux premiers grades qu’on nomme souvent « Loge Générale » !

    S’agit-il donc d’un « troisième » grade ou… d’un haut grade ? Sans compter que dans nombre d’endroits du pays, jusque fort tard dans le XVIIIème siècle, on ignorera totalement l’existence et en tout cas la pratique de ce « nouveau » grade.

    Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, il finira par s’intégrer à la pratique maçonnique « habituelle », mais ce sera progressif en Grande-Bretagne même. En France, connu dès 1744 au moins, il va être d’emblée universellement adopté.

    L’Union de 1813, en Angleterre, consacrera le « standard » des trois grades « distincts et séparés », tout en affirmant que la « maçonnerie pure et ancienne ne comprend que trois grades et pas davantage ». Mais de nombreux indices montrent que le statut du grade de Maître ne sera jamais tout à fait le même que celui des deux précédents. Par exemple :

    - Dans les rituels du Rite Écossais Rectifié, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, une loge de Maître est ouverte après une procédure simplifiée pour les deux premiers grades, la loge étant décorée et installé conformément au grade de Maître dès le début du rituel !

    - Aux États-Unis, de nos jours encore, on ne travaille essentiellement qu’au grade de   Maître, pour des raisons essentiellement liées à l’affaire Morgan, survenue en 1828, mais surtout on ouvre directement la loge à ce grade…comme on le ferait pour un haut grade !

     

    Constitutions 1723.jpg

     

     

    4. Pourquoi le grade de Maître ?

    Quelle nécessité poussa les concepteurs de ce grade – lesquels nous demeurent inconnus – à l’ajouter aux deux précédents ? On n’a pas de réponse certaine à cette question mais on peut formuler quelques hypothèses de travail.

    La principale repose en partie sur un indice lié à une décision prise par la Grande Loge de Londres en 1723 et annulée en 1725.

    L’article XII des Règlements de 1723 stipulait en effet que nul ne pourrait être admis « Maître et Compagnon du Métier que dans la Grande Loge. » Ce qui faisait de ce grade (alors le deuxième et dernier – une distinction d’exception. Pourtant, en novembre 1725, la Grande Loge décide que «  toutes les Loges pourront faire des Maîtres selon leur désir ». Cette fois, sans qu’on soit certain qu’il s’agissait d’un troisième grade alors naissant, il est clair qu’il échappait au statut d’exception que la Grande Loge semblait voir voulu donner, mais en vain,  à l’ancien grade de « Compagnon ou Maître »…

    Certains eurent peut-être le désir, devant la diffusion extraordinaire de la maçonnerie à Londres pendant cette période – de quatre loges à Londres en 1717, on passe a plusieurs dizaines et plus d’une centaine en à peine vingt ans – de rétablir un lieu plus choisi, plus « aristocratique », où les maçons de plus haute extraction ou de plus grand savoir pourraient se retrouver « entre soi »… Ce fut peut-être l’un des premiers objets de la « Loge de Maitres ».

    Un témoignage de cette époque renforce ce soupçon.  Dans un texte de 1730, Mystery of Free-Masonry, on nous apprend que « pas un Maçon sur cent ne peut s’offrir la dépense de passer la part du Maître… » N’est-ce pas là une marque évidente du caractère exceptionnel et très réservé que l’on voulait donner initialement à ce grade qu’on ne destinait manifestement pas à tout le monde – et qui n’était donc nullement le terme obligé de la « carrière » maçonnique ?

    5. La fin de l’histoire ?

    Dès la fin des années 1730, on va voir fleurir des hauts grades « primitifs » dont la plupart se nomment « Maître xxxxxxx » : Maitre anglais, Maître irlandais, Maitre élu, Maitre secret, etc. A chaque fois le fil narratif et le thème légendaire sont plus ou moins minces et « brodent » sur la légende fondamentale : on venge Hiram, on l’enterre, on le remplace…

    Mais ce ne sont-là que des fioritures, si l’on peut dire. Le fond est généralement assez faible, même quand il est pittoresque – ainsi du grade de Maître irlandais, l’un des premiers hauts grades, qui s’inspire de coutumes funéraires chinoises !

    Il y a cependant quelque chose de plus substantiel et de plus sérieux que le grade de Maître n’a pas réglé : un Mot a été perdu. Plus précisément, substitué, mais on ne peut plus l’utiliser et tout se passe comme s’il était perdu. On a le sentiment que la légende d’Hiram – qui connaitra sur ce point précis deux variantes fondamentales, j’y reviendrai plus tard – laisse un vide, une béance. Elle pose un problème non résolu par le seul remplacement du Maître.

    La voie est alors « mécaniquement » ouverte pour qu’un jour l’on retrouve, restitue et rétablisse le « Mot originel ». Les deux premiers grades pouvaient se passer d’un troisième, on l’a vu. Le troisième ne parait pas pouvoir éviter le « quatrième (et « dernier ») grade » qui doit le compléter et l’achever. Un problème essentiel de toute l’histoire des premiers temps de la franc-maçonnerie spéculative, dans la décennie 1730-1740.

    Car, pour le dire en quelques mots, la « maçonnerie pure en ancienne » est probablement depuis toujours en quatre grades – et pas seulement en Angleterre !… (à suivre)

  • Les origines du ternaire Sagesse, Force, Beauté

    C'est vers 1727, dans le Wilkinson MS - où l'on trouve aussi la première allusion à HIram en rapport possible avec le grade de Maître - que le ternaire Sagesse, Force et Beauté fait son apparition dans la tradition textuelle de la franc-maçonnerie spéculative. A partir de cette date, il ne variera plus. Mais quelle peut en être la source ? A-t-il des origines plus lointaines ?

    Toute une littérature "d'exégèse", maçonnique surtout au XXème siècle, n'a pas hésité à solliciter laborieusement l'alchimie et à torturer la kabbale - notamment  par des contorsions relatives à la traduction du nom hébreu des séphiroth ! - pour tenter, mais en vain, de répondre à ces questions. La profonde inculture historique et religieuse de la plupart des auteurs maçonniques français "classiques" a fait le reste...

    La solution parait pourtant assez naturelle : il suffit d'aller à la recherche des textes maçonniques les plus anciens et des les replacer dans leur contexte. Alors, tout s'éclaire.

    Le manuscrit Grand Lodge n°1 MS (1583) (un des quatre plus anciens manuscrits des Old Charges, ou Anciens Devoirs) commence ainsi :

    "Que par la Puissance (« might ») du Père du Ciel et la Sagesse (« wisdom ») du Fils Glorieux, la Grâce et la bonté (« grace and goodness ») de l'Esprit Saint, trois personnes en un seul Dieu, soient avec nous à notre commencement […]"

    On relève également ce même membre de phrase, « La Sagesse du Fils Glorieux », dans le Dauntesey MS (vers 1690), dans le Robert's Print (1722), dans le Bolt Coleraine MS (1728). C'est donc un lieu commun des plus ancien textes maçonniques. Le Dumfries n°4 MS (vers 1710) qui n'appartient pas à proprement parler à la famille des Old Charges mais s’en inspire manifestement, use d'une formule légèrement différente mais équivalente : « La Sagesse du Glorieux Jésus ».

    Les premières lignes du Ms Grand Lodge (1583)

    Cette attribution du terme Sagesse à la deuxième personne de la Trinité chrétienne est-elle donc propre aux Old Charges et aux textes qui appartiennent à la même tradition ? Nullement, et ce n’est pas la moindre nos surprises, mais cette découverte est passionnante. Il s’agit en fait d’une longue tradition théologique, en Occident notamment. On en trouve un premier exposé clair dans les très célèbres Sentences de Pierre Lombard (c.1100-1160), l'un des pères de la pensée théologique médiévale, interminablement recopié et commenté tout au long du Moyen Age. Dans le Livre I, Distinction XXXIV de son grand ouvrage, le chapitre IV s’intitule en effet :

    Pour quelle raison la puissance (potentia) est attribuée au Père, la sagesse (sapientia) au Fils et la bonté (bonitas) au Saint Esprit, car il n’existe qu’une puissance, une sagesse et une bonté pour les Trois.

    Suit un commentaire expliquant en quoi cette triple attribution n’efface pas l’unité essentielle des trois personnes de la Trinité. Ce texte fondamental appelle plusieurs commentaires.

    Le premier est qu’il s’agit de la source évidente, sans discussion possible, de notre ternaire, Sagesse, Force et Beauté, à un terme près : la "bonté" est ici en lieu et place de la "beauté". Je reviendrai plus loin sur ce point.

    Le deuxième point est de savoir si ces attributions, qui vont devenir un lieu commun de la théologie médiévale, reprises par Duns Scot et Thomas d’Aquin notamment, connurent une diffusion plus large, dans la piété populaire, et sous quelle forme. C’est là, en effet, une question essentielle si l’on veut assurer le lien entre l’invocation initiale figurant dans le texte des Old Charges et ces considérations théologiques savantes, sans doute réservées à une petite élite ecclésiastique. Or, une réponse est en effet possible. Il s’agit d’une prière à la Sainte Trinité, proposée à la dévotion commune et remontant au XVe siècle – époque à laquelle, notons-le au passage, furent rédigés les premiers Old Charges.

    Cette prière se conclut par ces mots :

    Defendat me immensa trinitas,

    Dirigat me inaestimabilis bonitas.

    Regat me potentia patris,

    Vivificet me sapientia filii,

    Illuminet me gratia et virtus spiritus sancti.[1]

    Soit :

    Défends-moi immense Trinité,

    Dirige-moi inestimable bonté,

    Gouverne-moi force du Père,

    Vivifie-moi sagesse du Fils,

    Illumine moi, grâce et vertu de l’Esprit Saint.

    La démonstration est claire : l’invocation des Anciens Devoirs, dont provient notre ternaire, est empruntée à des prières médiévales en l’honneur de la Trinité, attestées dès le XVe siècle, et qui illustraient elles-mêmes une élaboration théologique bien plus ancienne encore (XIe-XIIIe siècle). On observe que dans cette prière populaire, par différence avec les formules des théologiens, la bonté est ici sans attribution spécifique – elle parait s’appliquer à la Trinité dans son ensemble – tandis que l’Esprit Saint y est plus spécifiquement lié à la grâce.

    Pierre Lombard - le père du ternaire maçonnique ?

    Or, il faut s’interroger sur le passage de « bonté » à « beauté » dans le vocabulaire maçonnique. On note que cette transformation ne se trouve pas dans les Anciens Devoirs et nous ignorons quand et pourquoi elle fut opérée, mais nous venons précisément de voir que la piété populaire reformulait parfois les conclusions de la théologie savante.

    On peut ici risquer une hypothèse raisonnable et assez simple. On a noté que le texte des Old Charges suggère déjà une alternative au mot « bonté » (« goodness ») puisqu’il utilise justement deux mots pour qualifier l’Esprit Saint : « grace and goodness ». Or, le très respectable Oxford English Dictionary, définissant le mot anglais « grace », s’il mentionne évidemment le sens religieux de la « grâce divine » – souligné, on l'a vu, dans une prière populaire –, signale aussi que l’une des valeurs de ce mot est tout simplement : « quelque chose qui transmet de la beauté (« beauty ») » - c'est du reste également vrai en français. On voit donc que du ternaire « élargi » des Old Charges, inspiré de prières traditionnelles, au ternaire maçonnique proprement dit, la transition est finalement aisée et passe par le peuple chrétien lui-même.

    D’autre part, il se pourrait bien, comme le suggère une citation de Saint Thomas d'Aquin  dans son Commentaire des sentences de Pierre Lombard, que la source primaire soit la Bible elle-même, en l’occurrence le Livre de la Sagesse, Chapitre 8, verset 1 qui, dans la Vulgate, porte : « [sapientia] attingit a fine usque ad finem fortiter et disponit omnia suaviter », texte qui dans la traduction de la TOB, par exemple, donne : « La sagesse s'étend avec force d'une extrémité du monde à l'autre, elle gouverne l'univers avec bonté ».

    Or, ceci nous conduit précisément à découvrir le sens véritable de l'expression, assez faible en français, de « Sagesse pour inventer [2] », commune à presque tous les catéchismes maçonniques depuis le XVIIIe siècle. En anglais, la phrase est : « Wisdom to contrive ». Or dans Masonry dissected de Samuel Prichard (1730), divulgation fondamentale dans l'histoire maçonnique anglaise, et dont l'influence fut considérable, nous lisons cette formule qui nous donne le vrai sens du verbe anglais « to contrive » : « The Grand Architect and Contriver of the Universe » (« Le Grand Architecte et Créateur de l'Univers »). « To contrive » a donc dans l'expression « Wisdom to contrive » le sens très fort de créer, que le verbe français « inventer » ne rend qu'imparfaitement. « Sagesse pour inventer » s'applique donc, si l’on suit la source maçonnique anglaise, à la Parole créatrice initiale. C’est du reste ce qui dit le Livre des Proverbes (3,19) : « C'est par la sagesse que l'Éternel a fondé la terre. »

     

    http://fr.academic.ru/pictures/frwiki/71/God-Architect.jpg

    Bible moralisée, XIIIème siècle

    Observons encore que l'accord avec l'Evangile de Jean, livre qui a joué un rôle très important dans le Rite des Modernes depuis 1717 et jusqu’a la fin du XVIIIe siècle, est ici complet. Son Prologue dit en effet de la Parole (« Verbum »), identifiée au Fils :

    Par elle tout a été fait,

    Et  sans elle, rien n’a été fait

    De ce qui est fait.

     Enfin, comme pour conclure ce dialogue entre les Ecritures Saintes et les textes maçonniques, il nous faut citer, cette fois jusqu'au bout, le passage de Masonry Dissected évoqué plus haut et donnant la signification de la lettre G : « Le Grand Architecte et Créateur de l’Univers, ou Celui qui fut élevé jusqu’au sommet du pinacle du Saint Temple ».

    On sait en effet que ce dernier n’est autre que Jésus, lors de la tentation au désert (Matthieu, 4, 5)...

    La cause, pourrais-je dire, est entendue...http://pmcdn.priceminister.com/photo/les-trois-grands-piliers-de-la-franc-maconnerie-colonnes-et-chandeliers-dans-la-tradition-maconnique-de-rene-desaguliers-livre-896805182_ML.jpg

     

     

    Remarque : Sur tous ces points, et bien d'autres encore, voir l'ouvrage de mon maître René Désaguliers, longtemps épuisé, et dont j'ai proposé une nouvelle édition profondément remaniée : Les trois grands piliers de la franc-maçonnerie, Véga, 2011


    [1] ANALECTA HYMNICA MEDII AEVI. Herausgegeben von Clemens Blume und Guido M. Dreves. XXXI. PIA DICTAMINA, Reimgebeute und Leselieder des Mittelalters, Vierte Folge, Leipzig, 0. R. Reislansd, 1898, p.14.

    [2] On trouve aussi : « Sagesse pour concevoir ».

  • L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (1)

    Parmi les usages maçonniques qui suscitent le plus de confusions et parfois d’incompréhension pure et simple, en France, il faut mentionner l’Installation dite « secrète » (dite aussi parfois « ésotérique ») du Vénérable, formule consacrée par l’usage mais qui traduit imparfaitement l’expression anglaise « Inner Working » (littéralement : « travail de l’intérieur »…) car il s’agit d’une cérémonie à laquelle ne peuvent prendre part, en dehors du candidat – le Vénérable qu’on installe –, que ceux qui ont déjà reçu « les enseignements propres à la Chaire de Maitre ». D’origine anglaise, absolument inconnue sous cette forme en France pendant tout le XVIIIème siècle, très peu pratiquée mais néanmoins bien attestée dans notre pays au début du XIXème, nous le reverrons, cette cérémonie n’a fait durablement irruption en France que pendant le premier quart du XXème, dans un cercle alors assez restreint – celui de la Grande Loge Nationale Indépendante  et Régulière pour la France et les Colonies Françaises, ancêtre de la GLNF. Elle ne s’est finalement répandue plus largement qu’au début des années 1960 mais reste souvent largement incomprise.

    Comme il s’agit pourtant bien d’un usage ancien et précieux de la tradition maçonnique, j’ai pensé utile de fournir à celles et ceux que le sujet peut intéresser quelques repères historiques pour mieux comprendre cette question passionnante mais complexe.[1]

     1.       Les origines de l’Installation secrète en Angleterre et en Irlande

    L’Installation selon le Duc de Wharton (1723)

    La plus ancienne cérémonie paraissant spécifiquement liée à l’Installation du nouveau Vénérable Maître dans la Chaire de Maître de Loge se trouve dans le texte même des Constitutions de 1723. On peut y lire, en effet, un Post-Script intitulé : «  Ici suit la manière de constituer une nouvelle Loge, telle qu’elle est pratiquée par sa Grâce le Duc de Wharton, l’actuel Très respectable Grand-Maître, selon les anciens usages des Maçons. »

    Le texte décrit les différentes phases de l’Installation d’un nouveau Maître de Loge, laquelle se fait manifestement en loge ouverte, devant tous les frères réunis. Les seuls passages possiblement relatifs à une cérémonie spécifique sont extrêmement courts et du reste assez énigmatiques :

    « […] Alors le GRAND-MAITRE, plaçant le candidat à sa main gauche, ayant demandé et obtenu le consentement unanime de tous les Frères, dure : Je constitue et forme ces bons Frères en une nouvelle Loge et je vous nomme son maître, ne doutant pas de votre capacité et de vois soins pour préserver le ciment de la LOGE, etc. avec quelques expressions appropriées et utilisées en cette occasion, mais qui ne doivent pas être écrites […]

    « […] Et, après que le candidat aura donné sa cordiale soumission, le Grand-Maître, par des cérémonies précises et pleines de sens, conformes aux anciens usages, l’installera […] »[2]

     

    Anderson Frontispice double.jpg

    Il convient ici de faire au moins deux remarques :

    1°- aucun détail ne nous est donné sur cette « installation » qui n’est pas secrète, et quel qu’ait pu être son contenu, nous ne pouvons actuellement affirmer qu’il était identique à ce que sera plus tard documenté comme étant l’Installation secrète en Angleterre :

    2° - ce cérémonial ne semble avoir été pratiqué que lors de la constitution d’une nouvelle loge. On ne retrouve aucune trace, dans les archives des premières loges anglaises, dans les années 1720-1730, de la moindre allusion à quelque chose de semblable lors du renouvellement régulier – habituellement tous les six mois à Londres, à cette époque – du Maître de Loge.

    On peut donc retenir qu’en dehors de ce passage des Constitutions de 1723, dont la signification même reste largement obscure, il n’existe aucun témoignage documentaire relatif à une Installation – secrète ou non – du Vénérable Maître dans les loges anglaises pour au moins la première moitié du XVIIIème siècle.



    La question du Mot de Maître Installé

    Que les Vénérables anglais n’aient pas été, semble-t-il, cérémoniellement ni, a fortiori, secrètement installés, dans les premières décennies de la Grande Loge de Londres et de Westminster (future Grande Loge dite des Modernes, à partir de 1751), ne signifie pas pour autant que ce qui devait plus tard former le contenu « ésotérique » de l’Installation (à savoir le Mot et l’Attouchement) n’ait pas existé dans les traditions maçonniques anglaise à cette même époque.

    L’examen des plus anciens catéchismes maçonniques[3] le montre bien. C’est ainsi que dans deux textes des années 1720, on les trouve sans ambigüité :

     

    -          The Grand Mystery of Free-Masons Discover’d (GMOFMD), 1724 :

    « Q[estion]. Give me the Jerusalem Word. A[nswer]. Giblin.»

     

    -          The Whole Institutions of Free-Masons Opened (WIOFO), 1725 :

    « You 3rd Word is Gibboram […] and Grip at the Elbow. »

     

    Le mot est ici clairement corrompu mais reconnaissable et son association, dans WIOFO, à un attouchement lié au coude est particulièrement remarquable.

    On notera aussi, mais c’est un autre problème – sauf que, dans cette période fondatrice, tous les problèmes sont liés ! – c’est l’époque où se mit en place progressivement un système en trois grades (la Grande Loge de 1717 ne connaissait, au moins au début des années 1720, que deux grandes d’Apprenti-Entré et de Compagnon du Métier ou Maître – ce dernier n’étant qu’un seul grade portant indistinctement deux noms équivalents.

    Or, il apparait que dans certains cas, dans les divulgations et les catéchismes de cette période, au-dessus des deux premiers grades en J. et B – que ces grades soient eux-mêmes déjà nettement distincts ou paraissent encore très liés – on ne trouve qu’un seul « troisième grade »  avec un mot en G. (c’est le cas dans GMOFD de 1724), et il n’existe alors pas de grade en M.B. ! Cela pourrait signifier que le grade en G. (avec attouchement au coude) a pu être, dans une forme primitive, une alternative au grade de Maître en M.B.[4]

    Le choix final du grade « hiramique » vers 1725-130, avec un mot en M.B., aurait pu laisser au grade concurrent en G. la possibilité d’un autre destin (peut-être en jouant sur le fait que le mot Master est ambigu en anglais : Master désigne aussi bien le Maître Maçon (Master Mason) que le Maître de Loge (Master of the Lodge).

    Dans WIOFO de 1725, il existe clairement une séquence J. et B., M.B., et G., avec les attouchements correspondants aux doigts, au poignet et au coude. On ne peut qu’en rapprocher la remarquable manuscrit Graham (1726), qui présente une importance considérable dans l’histoire de la légende d’Hiram dont il nous fournit les antécédents immédiats. Or, dans la légende de Noé rapportée par ce texte, prototype partiel de celle d’Hiram, on indique que lorsque les trois fils de ce grand prophète relevèrent son cadavre, afin de découvrir les « véritables secrets »,

    « Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent tien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha et ainsi, de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude.[5] Alors ils relevèrent la corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et mains dans le dos, et s’écrièrent : « Aide-nous, O Père. »

    Le contenu « ésotérique » de l’ensemble Apprenti-Compagnon, Maître et Maître « installé » – ou ce qui devrait être ainsi fixé et qualifié plus tard par la tradition maçonnique anglaise – est donc attesté dans équivoque dès cette époque.

    C’est d’Irlande, une trentaine d’années plus tard, que de nouveaux éléments, cette fois décisifs, vont nous parvenir. (à suivre)



    [1] Ce post, qui comprendra plusieurs parties, reprend en le remaniant un article que j’ai publié dans Renaissance Traditionnelle il y a déjà longtemps : « Les origines de l’Installation secrète, en Grande-Bretagne et en Irlande, et sa diffusion en France du XVIIIème siècle à nos jours, » RT n°100, 1994, pp. 225-241.

    [2] Les passages soulignés l’ont été par moi mais ne le sont pas dans le texte original. La typographie du texte de 1723 a par ailleurs été respectée.

    [3] Je traduis d’après Knoop, Jones & Hamer, Early Masonic Catechisms, Londres, 1943-1963

    [4] Sur tous ces problèmes, et sur toutes les hypothèses qu’ils soulèvent, je ne peux ici que renvoyer à mon livre, Hiram et ses Frères – Essais sur les origines du grade de Maître, Véga, 2010.

    [5] Ce passage est souligné par moi.