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  • Comment une Loge est-elle disposée ?

     

    1. Le plan des premières loges. – Nous n’avons pas la moindre information sur la manière dont était agencée la loge de chantier au sein de laquelle, au Moyen Age, on recevait solennellement un Apprenti en lui donnant lecture des Anciens Devoirs, ce qui veut dire qu’on ne doit rien en supposer et que toute prétendue « reconstitution » est vaine par définition et ne peut relever que du fantasme.

    Les plus anciens rituels maçonniques connus, lesquels sont écossais (Manuscrits du groupe Haugfoot, 1696-1715), nous fournissent en revanche des indications assez précises sur le déroulement des cérémonies mais forts peu sur le décorum de la loge. Finalement, nous ne commençons à disposer d’informations un peu détaillées que dans le courant des années 1720-1730. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque les francs-maçons ne possédaient pas de locaux permanents mais seulement de locaux temporaires autorisant des aménagements mineurs.

    En dehors de la disposition des trois principaux Officiers et de l’existence de chandeliers au centre de la loge, on peut penser que le seul élément important était le tracé ou tableau de loge (tracing board), d’abord réalisé à la craie ou au charbon sur le sol de la taverne, puis dessiné et peint sur un support durable. C’est sans doute alors que la composition de ce tableau a pu s’étoffer et s’enrichir de plus en plus. En revanche rien ne dit que d’autres objets tels que des colonnes (J et B) ou des pierres, aient fait partie du décor habituel des premières loges, et tout laisse même à penser que ce ne fut pas le cas.

     Entre la première divulgation anglaise d’un système complet en trois grades (Masonry Dissected, 1730) et les premières divulgations françaises, illustrées de tableaux très élaborés (Le Catéchisme des francs-maçons, 1744 ; L’Ordre des francs-maçons trahi, 1745), nous voyons se mettre en place le décor des plus anciennes loges spéculatives. Pour l’essentiel, il n’a pas varié jusqu’à nos jours. On oublie en revanche souvent qu’il en a existé, au XVIIIème siècle, deux variantes entièrement distinctes qui expliquent encore, aujourd’hui, les différences de disposition que l’on peut observer, pour les loges bleues, entre plusieurs Rites.

    2. Deux schémas symboliques fondamentaux : les Anciens et les Modernes. – On ne reviendra pas ici sur l’historique de la maçonnerie anglaise au XVIIIe siècle mais il suffira de rappeler qu’on y a vu s’opposer, de 1751 à 1813, deux Grandes Loges rivales, celles Modernes – qui existait depuis 1717 – et celle des Anciens, créée entre 1751 et 1753 [1]. En dehors des accusations mutuelles que se sont adressées ces deux obédiences quant à leur respect de la tradition maçonnique, ce qui relève d'une autre discussion, une différence majeure et « visible » entre elles tenait au schéma symbolique de leurs loges respectives.

    Chez les Modernes la « Première Grande Loge » , le VM est à l’est et les deux Surveillants à l’ouest. Au centre de la loge figurent trois grands chandeliers qui sont disposés, deux à l’est et un au sud-ouest quoi réfèrent au Soleil, à la Lune et au Maître de la Loge. Entre ces chandeliers est posé le tableau de la loge. La colonne de Apprenti est dénommée J., celle des Compagnons B.

    Loge 1.png

    J                        B

    La Loge des Modernes


    Chez les Anciens, le Vénérable Maître  est toujours à l’est mais les Surveillants occupent des positions différentes de celles du schéma précédent : le 1er Surveillant se situe plein ouest, dans l’axe de la loge et face au VM, tandis que le 2nd Surveillant est placé au midi. Les chandeliers sont posés en face des trois principaux Officiers, au centre de la loge, et désignent la Sagesse, la Force et la Beauté (qui sont les attributs des Officiers en question, comme en atteste toute la tradition maçonnique, unanime sur ce point). Il n’y a pas tableau sur le sol mais l’espace central est figuré par son enceinte tracée sur le sol. La colonne des Apprentis se nomme B et celle des Compagnons J.

    Loge 2.png

    B                   J

    La Loge des Anciens

     

    Nous n’avons aucun élément, dans la littérature maçonnique du temps, pour nous éclairer sur la signification précise de chacun de ces deux dispositifs. Nous ignorons lequel a précédé l’autre et si l’un a évolué en se différenciant de l’autre, ou si les deux ont été imaginés indépendamment. Nous en sommes réduits, sur ces points, à de pures conjectures.

    On peut seulement noter que le schéma des Modernes privilégie clairement l’axe est-ouest (avec le Vénérable Maître et ses Surveillants) marquant les deux positions principales du soleil (le lever et le coucher), tandis que les trois chandeliers évoquent plutôt deux positions remarquables de sa course annuelle (les solstices, par l’opposition sud-ouest/nord-est). Par contre, le schéma des Anciens en désigne trois positions diurnes : le lever, le zénith et le coucher. [1] Dans tous les cas la marche journalière ou annuelle du soleil semble le fil directeur des emplacements retenus. Quant à l’ordre différent des mots J. et B., qui fit l’objet de longues querelles au XVIIIe siècle, il est aujourd’hui assez bien élucidé. [2] On ne retiendra qu'une chose à ce propos : le Mot du Maçon (Mason Word), d’origine opérative écossaise [3], était composé de ces deux mots qui, dans leur essence, sont inséparables [4]; leur ordre, consécutif à leur séparation lors de l’établissement d’un système en deux puis trois grades distincts, est par conséquent de peu d’importance.

    Dès lors, on peut considérer ces deux schémas comme les deux modèles fondamentaux de la loge bleue. Les Rites qui dérivent de la Grande Loge des Modernes (Rite Français, Rite Ecossais Rectifié) reprennent donc le premier modèle, et ceux qui se sont fortement inspirés des Anciens (Rite Anglais dit "Emulation" mais aussi Rite Ecossais Anciens et Accepté) suivent le second – avec quelques retouches cependant.

     3. Les évolutions de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle La France, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, « inventera » en effet  un nouveau schéma qui emprunte à la fois à celui des Modernes, dont il n'est qu'une variante, et introduit quelques éléments  nouveaux, en particulier la disposition dite « écossaise » des trois grands chandeliers : nord-ouest, sud-ouest et sud-est, usage qui apparait dans le courant des années 1770 dans le sud de la France et dont l’origine est inconnue.

    Loge 3.png

    J                      B

    La Loge "écossaise" du XVIIIème siècle


    Il s’agit ici, notons-le, d’une sorte de composition hybride dont le plan général est celui des Modernes, les chandeliers se rapprochant – sans la reproduire tout à fait –  de la position adoptée chez les Anciens. Les travaux de R. Désaguliers, dès le milieu des années 1960, avaient du reste montré que ces "trois grands piliers", attribués symbolquement à Sagesse, Force et Beauté, au lieu du ternaire Soleil-Lune-Maître de la Loge du Rite Moderne, n'avaient cependant jamais été absents de ce dernier. La différence est que dans le Rite Moderne les "trois grands piliers" sont les trois principaux Officiers eux-mêmes.

    Toutefois, ce dispositif ne fut jamais connu en Angleterre où, lors de l’Union de 1813 entre la Grande Loge des Modernes et celle des Anciens, un autre compromis fut adopté, dont la pratique anglaise actuelle (dite "Emulation") est le résultat :


    Loge 4.png

    B                         J

    La Loge en Angleterre après l’Union de 1813

     

    De même, au début du XIXème quand le jeune REAA créera les rituels de ses grades bleus (Guide des maçons écossais, 1804), il reprendra l’innovation "écossaise" pour la position des chandeliers, mais en la plaquant cette fois sur le schéma inspiré des Anciens – mais encore légèrement modifié –, d’où la formule suivante, très syncrétique et tardive, propre à ce Rite :

    Loge 5.png

    B                      J

    La Loge du REAA depuis 1804

     

    Il ne faut donc pas chercher à savoir lequel de ces différents schémas est le plus « authentique » ou le plus « traditionnel ». Cette question n’a même proprement aucun sens. Ces modèles, bien que nous n’en connaissions pas toujours les circonstances d’élaboration, ne sont que des options parmi d’autres et il serait erroné de leur attribuer une valeur absolue.  Ils ont été conçus pour mettre en valeur et faire jouer un ensemble de symboles qu’on voulait rendre parlants. D’autres solutions étaient sans doute envisageables et, du reste, les étranges agencements de la loge, du conseil ou du chapitre, que l’on peut voir dans certains hauts grades, en sont une preuve concrète. Dans une approche presque structuraliste, on pourrait dire qu’un modèle isolé n’a qu’un intérêt limité : c’est plutôt le rapprochement de systèmes différents, mais dont les constituants symboliques effectuent des migrations coordonnées et subissent des mutations harmoniques, qui permet le mieux de saisir un sens global et pérenne. C’est une raison de plus pour s’adonner à la connaissance la plus vaste possible de tous les Rites maçonniques.

     

     
  • Le ”Rite Français” : une identité idéologique ou structurelle ?

    Les querelles maçonniques contemporaines, essentiellement centrées sur des compétitions obédientielles assez dépourvues d’intérêt, conduisent malheureusement souvent les francs-maçons à oublier quelques vérités essentielles de leur histoire. L’opposition désormais classique, pense-t-on,  entre le Rite Français et le Rite Ecossais et Ancien et Accepté, pour ne citer que l’une de ces fausses querelles, en est un exemple frappant.

    Je voudrais me borner ici à rappeler certains faits élémentaires pour dénouer les équivoques qui s’attachent encore à l’identité du Rite Français en notre temps.

    Le Rite Moderne anglais – avant d’être tardivement appelé « Rite Français » sur le continent –, pratiqué au sein de la première Grande Loge de Londres fondée en 1717, a mené, pendant soixante ans, une lutte un peu dérisoire et sans grand objet, semble-t-il, contre le Rite Ancien, la Grande Loge qui respectait ses usages ayant été créée, quant à elle, en 1751. Ce conflit ne fut que purement anglais, soulignons-le, et n’eut aucune incidence en France, mais il semble parfois que certains « bricoleurs » de l’histoire s’emparent d’une affaire exclusivement insulaire pour donner au Rite Moderne des caractéristiques d’origine que ses protagonistes auraient sans aucun doute récusées.

    Le lieu n’est pas ici d’exposer en détail cette fameuse querelle, sur laquelle je reviendrai certainement un jour ou l’autre, toutefois certains éléments peuvent être évoqués. Ainsi, les Anciens énoncèrent une liste de reproches qu’ils adressaient aux Modernes, responsables à leurs yeux d’avoir altéré le dépôt initial de la tradition maçonnique que les Anciens affirmaient, quant à eux, avoir scrupuleusement respecté – on a, depuis lors, souvent entendu cette chanson...

    Parmi les griefs adressés à la Grande Loge des Modernes, on relevait notamment l’abandon des prières lors des cérémonies ou l’oubli des fêtes de Saint-Jean. Ces seuls exemples ont accrédité l’idée que les Anciens représentaient une mouvance religieuse et conservatrice, par opposition aux Modernes, réputés plus tolérants, ouverts et libéraux – plus « modernes » en un mot, si l’on oublie que ce qualificatif, attribué par dérision à la première Grande Loge, fut toujours rejeté par elle, considérant qu’il s’agissait presque d’une injure…


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    Les Free-Massons (1735)

    Une assemblée de la Grande Loge de Londres (Modernes).

    Noter la position des Surveillants  (à droite) et des Chandeliers.

    Malheureusement, rien de tout cela ne résiste à l’examen et, comme l’ont suffisamment montré depuis plusieurs décennies les travaux de l’érudition maçonnique anglaise,[1] ces accusations étaient apparemment sans fondement. Rien d’idéologique ne distinguait réellement les Anciens des Modernes, et notamment pas des considérations religieuses. Les raisons de leur opposition initiale furent sans doute de nature socio-économique (les Anciens recrutaient dans un milieu globalement plus modeste que les Modernes) mais aussi « ethnique » – car pour les Anglais, les Irlandais, majoritaires parmi les fondateurs de la « nouvelle » Grande Loge,  étaient vraiment un autre peuple. Quelques décennies plus tard, cependant, la Grande Loge des Anciens était devenue aussi anglaise que la première et sa structure sociologique très semblable. C’est certainement pour cela que la fusion finale des deux Obédiences fut si aisée. Les Articles de l’Union de 1813, donnant naissance à l’actuelle Grande Loge Unie d’Angleterre, n’aboutirent d’ailleurs qu’à des ajustements symboliques et rituels assez limités car rien d’autre, en effet, ne séparaient les deux Obédiences…

    Mais depuis au moins la fin des années 1730, la Rite Moderne en France, le seul qui existât –  autant dire simplement  « la franc-maçonnerie » –, avait acquis son indépendance.[2] On sait le destin brillant qui fut le sien dans toute l’Europe. On ne parle guère de « Rite Français » avant les toutes premières années du XIXème siècle, et c’est alors uniquement pour le distinguer, par exemple, du Rite Ecossais Rectifié (RER) ou du Rite Ecossais Philosophique, tous deux formés dans le dernier quart du XVIIIème siècle, en attendant le dernier venu, c’est-à-dire le Rite Ecossais « Ancien » et Accepté (REAA), dont les rituels ne seront rédigés, pour les grades bleus, qu’en 1804.[3]

    PLan des Anciens.jpg

    Plan de la loge des Anciens (1760)

    Noter la place des Officiers et l'absence de tableau au centre.

    Ce qui définit alors le Rite Français c’est toujours son système symbolique et rituel, qui contient tous ses « marqueurs » sur le plan traditionnel,[4] mais aussi son identification historique au Grand Orient de France, héritier institutionnel de la première Grande Loge en France. Toutefois, cette dernière appartenance a-t-elle une signification idéologique ? Assurément non. Louis de Clermont, Grand Maître de 1743 à 1771, pratiqua le Rite Moderne (qui ne portait pas encore ce nom !) et n’était certainement pas un révolutionnaire, tandis que le dernier Administrateur du Grand Orient de France avant la Révolution, Montmorency-Luxembourg – lui aussi du « Rite Français » – fut le premier émigré de France !

    On pourrait multiplier les exemples à loisir, mais ce n’est pas là mon sujet. On l’a compris : il ne faut pas confondre le contenant et le contenu. Que, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, le Grand Orient de France se soit identifié au combat laïc et républicain est une chose – tout à son honneur. Que le Rite du Grand Orient ait été, à cette époque comme à celle de Louis de Clermont et du duc d’Antin, le Rite Moderne ou Français, en est une autre, qui n’a rien à voir…

    Le Rite Français véhicule les plus anciennes traditions rituelles et symboliques connues de la maçonnerie spéculative : c’est là son identité fondatrice, telle que l’historien peut la restituer, et les profondes altérations que subirent ses rituels, à la fin du XIXème siècle, n’y changent rien.[5]

    Il existe du reste, depuis la début des années 1960, des formes dites "rétablies" ou "traditionnelles" du Rite Français, dont l'origine remonte aux travaux fondateurs de René Guilly-Désaguliers. Leurs rituels sont d'inspiration chrétienne et comprennent notamment un serment sur l'Evangile, selon l'usage constant du Rite Moderne au XVIIIème siècle.

    Tableau 1744.png

    Un des plus anciens tableaux de loge en France

    (Rite "Moderne" , 1744-1745)

    Confondre l’action historique du Grand Orient de France – courageuse et noble –  avec une certaine vocation « messianique » du Rite Français, que l’on supposerait destiné depuis ses origines à défendre l’idéal laïque et à établir la République, est donc une absurdité que l’historien ne peut manquer de relever.

    Sans oublier, pour l’anecdote, qu’à la fin du XIXème siècle, il a existé une obédience ultra-progressiste, fortement imprégnée d’anarcho-syndicalisme, récusant les hauts grades et favorable à l’initiation des femmes, alors que le Grand Orient, sur ces deux points, n’était assurément pas sur la même ligne et s’y opposait même nettement. Cette obédience « avancée » se nommait la Grande Loge Symbolique Ecossaise [6] et pratiquait le REAA !

    Il faut s’y faire : l’histoire est implacable …



    [1] Notamment les précieuses contributions de C. Batham, « The Grand Lodge of England according to the Old Institutions, The Prestonian Lecture for 1981 », Ars Quatuor Coronatorum [AQC] 94 (1981), 141-165 ; « Some problems of the Grand Lodge of the Ancients », AQC 98 (1985), 109-130.

    [2] C’est ce que constate James Anderson lui-même, dans la 2ème édition des Constitutions, publiée en 1738.

    [3] Le Guide des maçons écossais.

    [4] Position des Officiers, ordre des mots des deux premiers grades, position des chandeliers, instruments du serment, etc. Cf. les travaux essentiel de mon maître René Désaguliers, Les trois grands piliers de la franc-maçonnerie, Paris, 1963 - Nouvelle édition entièrement révisé par R. Dachez, Paris, 2011.

    [5] On peut en juger en lisant l’excellent ouvrage récemment paru de L. Marcos, Histoire illustrée du Rite Français Paris, 2012.

    [6] Elle fusionnera en 1896 avec la Grande Loge de France, créée deux ans plus tôt, et lui donnera plusieurs Grands Maitres et Grands Officiers.

  • La guerre des Rites - Une fatalité françaie ?

    L’expression en elle-même est choquante : la réalité qu’elle tente de décrire ne l’est pas moins. Au regard de l’idéal maçonnique, en effet, la simple notion d’un affrontement possible entre des courants « initiatiques », pour assurer à l’un d’entre eux on ne sait quelle suprématie, apparaît à la fois dérisoire et navrante. Mais le plus grand risque que courent les institutions sociales, quelles qu’elles soient, est de ne pas affronter leurs « vieux démons » : c’est en effet le meilleur moyen de les voir prospérer…


    Première fomulation "officielle" du Rite Français (1786-1801)

    Les Rites maçonniques sont d’une part des structures administratives, des « Puissances » et des « Juridictions », pour employer les termes dont elles se parent elles-mêmes – et donc des organisations « humaines, trop humaines ». D’autre part, selon l’échelle des grades qui définit chacun d’entre eux et les rituels qu’ils mettent en œuvre, ces Rites portent l’accent sur une certaine sensibilité maçonnique et font en, quelque sorte, des « choix » philosophiques et spirituels dans la grande nébuleuse, si foisonnante et si variée, de la tradition textuelle de la franc-maçonnerie.

    Or, bien (trop) souvent, ces différences et ces nuances, qui pourraient n’être exploitées que pour mieux faire saisir la profonde richesse et les innombrables virtualités de l’univers maçonnique, ont été envisagées comme des moyens de concurrence voire des motifs de querelles entre les différents Rites, et surtout comme des occasions de conflits entre leurs représentants les plus éminents.

    Si l’on met d’emblée à part l’aspect purement politique de ces affrontements visant à conduire au « premier rang » –  mais dans quel ordre de réalité, au juste ? – l’une ou l’autre des « Puissances » en jeu, le fond du problème est la mise en compétition – absurde par principe – de plusieurs approches différenciées de la pratique maçonnique. La question finale est alors la suivante : « Existe-t-il un Rite meilleur que les autres, plus vrai, plus profond, plus fondamental ? »

    Un premier point mérite d’être évoqué pour liquider une équivoque. Trop souvent, un Rite est perçu dans un contexte obédientiel, avec sa culture, son histoire, ses spécificités organisationnelles. De sorte que le jugement critique ou franchement négatif qui est alors porté sur les « autres » Rites, ou sur une autre pratique du même Rite, renvoie finalement à une sorte de « fierté » obédientielle – parfaitement hors de propos – et non pas au fond du Rite lui-même : en fait, on se trompe d’objectif et de référence. Ajoutons que, dans beaucoup de cas, cette incompréhension générale est alimentée par une solide ignorance des antécédents historiques, des sources intellectuelles et de l’état originel du Rite en question…

    Le vrai questionnement pourrait cependant être d’une nature plus intéressante : où est le « Rite originel » ? En vérité, il semble bien que cette question n’ait tout simplement pas de réponse.

    Quoi qu’il en soit, la Loge Nationale Française (LNF) a formulé dès sa fondation – en partie due à cette guerre des Rites dans d‘autres milieux obédientiels – sa façon d’envisager ce problème. Dans la Charte de la maçonnerie traditionnelle libre, adopte en 1969, le Titre IX  l’énonce sans ambiguïté : 

    « Les Maçons Traditionnels Libres constatent que le pluralisme des rites est désormais une réalité maçonnique qui doit être admise. Ils affirment qu’à travers ce pluralisme des rites une recherche initiatique méthodique et prudente doit permettre de retrouver l’essence traditionnelle de la Maçonnerie. Les rites ne s’excluent pas, ils se complètent. Ils doivent cependant conserver tous leur plus grande pureté ainsi que leurs traditions et usages propres. Un Maçon peut pratiquer plusieurs rites mais il faut dans ce cas qu’il s’abstienne soigneusement de les mêler par ignorance ou par un désir irréfléchi de bien faire.

    Les Maçons Traditionnels Libres font choix à ce jour de trois rites :

    • Le Rite Français Traditionnel (Rite Moderne Français Rétabli, issu de la Grande Loge de 1717).
    • Le Rite Écossais Rectifié (issu en 1778 et 1782 de la Stricte Observance).
    • Le Rite Anglais Style " Émulation " (issu en Angleterre de l’Union de 1813).

    Ils estiment que la réunion de ces trois systèmes, égaux en intérêt et en valeur initiatique, a de fortes chances de rassembler la quasi totalité de la tradition maçonnique et que tous les autres systèmes sont composés des mêmes éléments, parfois avec moins de cohérence. »

    La formulation est claire, elle se suffit à elle-même, et la pratique constante de la LNF lui a donné tout son sens depuis l’origine : il n’existe au sein de la LNF aucun Rite privilégié, aucun n’est déclaré supérieur ou plus important qu’un autre, nul n’est désigné comme une voie préférable dans le cheminement maçonnique et, naturellement, aucun des trois Rite de la Fédération n’a de prétention à être l’exclusif détenteur des « secrets les plus intéressants » [1]. On ne compare entre eux ces Rites ni pour les classer, ni pour les confronter, et certainement pas pour les opposer : la métaphore de la lumière blanche dispersée en raies spectrales est ici « éclairante », si l’on peut dire.  C’est à une sorte de synthèse, au contraire, qu’on aspire, mais pas à n’importe quelle synthèse, et pas à n’importe quel prix. Ce dernier point doit aussi être souligné.

    Tableau généalogique des Grands Prieurés du RER en France

    depuis le XVIIIème siècle

    Synthèse n’est pas syncrétisme, on le sait. A l’époque contemporaine, souvent avec la meilleure intention du monde, des essais de construction d’un Rite maçonnique unique rassemblant les éléments jugés les plus forts, les plus riches ou les plus marquants de tous les Rites connus, ont été parfois tentés, avec plus ou moins de bonheur, de méthode et de savoir [2]. Il ne nous appartient pas de juger des résultats obtenus et moins encore de méconnaitre le réel profit qu’on pu en retirer des francs-maçons sincères. Il reste que ce n’est pas la voie choisie par les fondateurs de la LNF – qui furent pourtant des érudits maçonniques –  et pas davantage par leurs successeurs. Le lieu n’est pas ici d’examiner en détail le sujet mais on peut, en étudiant l’histoire des Rites et des rituels, suggérer avec assez de vraisemblance qu’il fut, en ce domaine, une époque féconde et fondatrice – principalement au XVIIIème siècle –  où les « fondamentaux rituels » de la franc-maçonnerie ont été posés, sur un terrain alors vierge ou encore peu occupé, et que l’intention initiale qui a présidé à ces élaborations anciennes était assez claire dans l’esprit des concepteurs [3] pour qu’une certaine cohérence ait été garantie. C’est cette cohérence d’origine qu’il s’agit de préserver : le meilleur moyen pour y parvenir, le plus simple en tout cas, est de ne pas réécrire inconsidérément les textes.

    Une telle option a cependant des conséquences pratiques dont il faut être conscient. La première est que l’on trouvera, au détour de nombreux rituels, des formulations, voire des affirmations, qui pourront susciter de nos jours une certaine réserve voire une réelle hostilité car, en de nombreux domaines et notamment ceux touchant aux conceptions éthiques et à la morale sociale, les conceptions ont parfois beaucoup évolué. D’une façon générale, au lieu de procéder par facilité à la « correction » du texte, il faudra toujours s’efforcer de le contextualiser et donc, nécessairement, de le relativiser parfois. Ce travail, qui conduit inévitablement à une certaine distance critique, a le double avantage de rappeler que les textes maçonniques – même si on a décidé de ne pas « y toucher » – ne sont en rien des texte sacrés mais des œuvres humaines et, d’autre part, de souligner que la franc-maçonnerie dans son ensemble ne peut être réellement appréhendée et comprise sans contresens majeur que si on rapporte ses structures et ses enseignements essentiels aux idées et aux conceptions qui prévalaient à l’époque de sa création. Travail sans doute un peu exigeant mais qui protégera aussi le franc-maçon sincère et sérieux, comme la LNF voudrait en former, contre la tentation du « délire symbolico-maniaque » que l’on rencontre si souvent en maçonnerie.


    Grand temple GLUA.jpg

    Grand Temple de la GLUA, à Londres

     

    Mais alors, où se situe la possible unité des Rites et comment pourrait-elle se formuler ? Il semble qu’on touche ici à l’un des aspects du fameux « secret maçonnique ». La franc-maçonnerie offre à ses adeptes une méthode, des emblèmes et des allégories, des textes d’instruction et un cheminement symboliquement balisé par des grades. Il appartient à chacun d’en faire son profit – ou de n’en faire aucun, ce qui n’est pas très grave. Et si, d’aventure, un franc-maçon ayant parcouru divers systèmes maçonniques y parvient, c’est encore dans le secret de son cœur, au fond de lui-même, qu’une éventuelle synthèse pourra s’opérer et que, du même coup, se révéleront à lui les significations qu’il pourra juger vraiment fondamentales dans la démarche maçonnique, tous Rites confondus. Ajoutons, pour tout compliquer – ou pour tout simplifier, comme on le voudra  – qu’un tel but peut sans aucun doute être atteint en ne s’attachant qu’à un seul Rite ! Nos Frères anglais ont depuis longtemps résolu ce problème en pratiquant tous indistinctement en loge bleue le même Rite - à des variantes infimes près -, que nous appelons (mal !) le "Rite" Emulation...réservant pour les hauts grades (Side Degrees), une variété de formes et une diversité d'inspiration dont on n'a pas vraiment idée en France...

    L’essentiel est de rester à l’écoute, de ne sous-estimer personne, de juger moins encore, et de faire son travail. Avec le temps, si l’on sait être constant et sincère, le reste sera donné par surcroît…



    [1] Pour reprendre une expression plaisante, fréquemment rencontrée dans divers rituels maçonniques au XVIIIème siècle…

    [2] Pour parler en termes concrets, on peut mentionner le Rite Opératif de Salomon, né au Grand Orient de France (loge Les hommes) et pratiqué au sein de l’OITAR, nous l’avons dit, mais aussi les diverses formes du Rite de Memphis-Misraïm pour les grades bleus, considérablement remaniés par Robert Ambelain dans les années 1960, en empruntant à des Rites divers et s’éloignant ainsi des sources textuelles du Rite au XIXème siècle.

    [3] Même si, précisément de nos jours, elle ne nous apparaît plus nécessairement dans toute sa force…