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Rechercher : faut-il marquer les angles

  • Faut-il porter le tablier ”au-dessus” ou ”au-dessous” ?...

     

    Voilà une question qui revient parfois et suscite, dans les parvis comme dans les loges, des commentaires variés et des hypothèses parfois désopilantes, il faut bien l’avouer…

    Heureux celui ou celle pour qui la réponse à une telle interrogation va de soi et peut se trouver par la seule « logique » prétendue que l’on attribue au travail maçonnique. Je ne partage pas du tout ce point de vue, on s’en doute. Même si le sujet peut sembler assez mince – et il l’est en effet ! – il est aussi exemplaire, si l’on veut bien y songer un instant. La façon de le traiter peut être indifféremment rigoureuse ou fantaisiste, comme n’importe quel autre sujet relatif à la maçonnerie – où l’amateurisme règne souvent en maître. Prenons-le ici comme un sujet « sérieux » et appliquons la méthode qui a fait ses preuves : la preuve par l’histoire et par les documents…

    En premier lieu, de quel tablier parlons-nous ? Si l’on se réfère à la période opérative – comment ne pas commencer par-là ? – le tablier des tailleurs de pierre ne ressemblait que de très loin à celui des modernes francs-maçons. Fait de peau – pas comme ceux qui, de nos jours, ne sont faits que de « simili-cuir », ni du reste comme les délicats tabliers du XVIIIème ou du XIXème en satin ! – il était à la fois résistant et protecteur, donc très long. Il nous en est resté de nombreux témoignages iconographiques. De tels tabliers sont du reste encore en usage de nos jours dans les métiers de a pierre – et quelques autres, comme ceux de la charpente ou de la forge.

     

     

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    Tailleurs de pierres bavarois (début XVIème siècle)

     

    Mais les mêmes sources documentaires nous montrent aussi des ouvriers qui ne portent manifestement aucun tablier, la solidité et l’épaisseur de l’étoffe des leurs vêtements de travail paraissant suffire (?) à la protection conférée par le tablier. Certes, on peut invoquer la liberté de l’artiste ayant « oublié » ce détail vestimentaire, mais comment récuser aussi l’exactitude éventuelle de ces représentations, vu leur fréquence ?

     

     

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    Quoi qu’il en soit, Tour donne à pense que les plus anciens maçons « non opératifs » anglais ont arboré de tels tabliers. Le plus bel exemple – et l’un des plus anciens – est figuré vers 1736 dans la fameuse œuvre de Hogarth, La Nuit,  qui dépeint le pittoresque spectacle d’un Vénérable passablement aviné, raccompagné chez lui par un Tuileur complaisant.

     

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    Dans des textes maçonniques du début du XVIIIème, on trouve d’autres gravures qui illustrent la mythologie opérative de l’Ordre maçonnique et le grand tablier de tailleur de pierre y figure en bonne place.

    Des tabliers de ce modèle nous sont du reste parvenus et l’on peut en admirer quelques exemplaires dans le musée de la Grande Loge Unie d’ Angleterre à Londres.

    Il est clair que ces tabliers se mettent sur les vêtements que l’on porte et qu’ils protègent – ainsi que celui qui en est revêtu – par leur grande capacité d’enveloppement.

    Mais à mesure que l’on s’est éloigné de cette référence opérative, les tabliers se sont modifiés de deux manières : en premier lieu, leur taille a été réduite – de vêtement de travail, ils sont devenus des éléments du « décor » d’un maçon. Ensuite, ils se sont peu à peu ornementés – jusqu’aux sophistications incroyables et les prouesses de la passementerie du XVIIIème siècle français !

    Il faut cependant signaler que l’usage de ces longs tabliers, s’il a été abandonné dans les loges bleues, n’a pas totalement disparu de la pratique maçonnique. Dans le grade de Maître Maçon de la Marque, d’origine britannique, lors de la cérémonie « d’avancement », le candidat est conduit à revêtir pendant un temps ce que les rituels anglais nomment un « working apron », c’est-à-dire tout simplement un long tablier de travail opératif, comme celui qui est figuré plus haut. Il va de soi que ce tablier, qui enveloppe presque tout le corps, se porte habituellement après qu’on a laissé « tomber » la veste…

    S’agissant du tablier « spéculatif », en consultant l’iconographie, on voit que si l’Angleterre a privilégié le port du tablier sur la veste, en revanche en France ou même aux États-Unis, à la même époque, les usages ont varié. Enfin, en Ecosse et en Irlande, jusqu’à nos jours, c’est toujours sous la veste que se porte le « décor » du maçon !

    Quand la maçonnerie passe en France, dans le premier quart du XVIIIème, on ne dispose pas de document, mais dès 1745 les célèbres gravures attribuées à Lebas nous procurent une documentation très intéressante sur ce sujet. L’une de ces planches montre que le tablier est apparemment placé sur l’habit, au moins quand on peut interpréter les images et sous réserve de la fidélité de l’auteur aux usages réels des loges de son époque.

     

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    En Angleterre même, au cœur du XVIIIème siècle, en 1735, on observe des usages plus diversifiés : le Grand Maître, situé de face, porte son tablier sous l'habit, mais le personnage vu de dos nous montre la ceinture de son tablier, porté par conséquent sur l'habit...

     

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     (cliquer pour agrandir)

    Aux États-Unis, à la fin du XVIIIème siècle, la fameuse fresque qui met en scène Washington, posant la première pierre du Capitole, est sans équivoque.

     

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    Cette façon de porter le tablier sous l’habit se retrouvera encore en France  sous le Premier Empire.

    Les francs-maçons anglais, de nos jours, sont très dignes sur les photos de loges où, tous grades confondus, le tablier est toujours parfaitement ajusté sur la veste.

     

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    (cliquer pour agrandir)

    C’est l’usage également habituel aux États-Unis où il n’est cependant pas difficile d’observer que la tenue vestimentaire des Frères est largement plus casual – disons : « détendue » – qu’en Grande-Bretagne, c’est le moins qu’on puisse dire !

     

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    Si l’on considère que ce sont les Grands Maîtres qui donnent l’exemple – et comme en douter ? (!) – alors les trois Grandes Loges « Sœurs », Angleterre, Ecosse, Irlande affichent sans équivoque leurs usages officiels.

     

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    Portrait peint du Duc de Kent, Grand Maître de la Grande Loge Unie d’Angleterre

     

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    Le Grand Maître Maçon de la Grande Loge d’Ecosse

     

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    Le Grand Maître de la Grande Loge d’Irlande


    N’oublions pas non plus qu’en Grande-Bretagne, il y a aussi des femmes francs-maçons – notamment au sein de l’Order of Women Freemasons qui compte quelques milliers de membres. Les « Frères » – c’est ainsi que se nomment les Sœurs en Angleterre ! – portent leur tablier sur leur robe…mais ajoutent sur le tout une sorte de surplis blanc – en anglais gown, qui peut se traduire, selon le contexte, par « robe », « blouse » ou même « toge ». On observe aisément, sur cette photo, que cette robe ouverte est faite d’un tissu blanc semi-transparent qui laisse entrevoir…le tablier !

     

     

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    Pour en revenir aux États-Unis, les usages y sont en réalité très variés, comme le suggère cette photo où, côte à côte, un Grand Maître et un Vénérable de loge n’ont manifestement pas le même dress code !...

     

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    Que penser de tout cela ? Simplement une chose : en ce domaine, là encore, la coutume l’emporte sur le raisonnement. On peut en effet tout « justifier » et son contraire.

    On peut affirmer, comme certains, que la veste est sur le tablier car l’on travaille en « bras de chemise » et qu’on reprend ensuite sa veste. Pourquoi pas ? On a cependant vu plus haut que cette distinction entre la veste et le pantalon n’avait guère de sens sur un chantier du  Moyen Age, à une époque où la composition du costume était très différente. On entend aussi dire, parfois, autant en Écosse qu’en Irlande, que les opératifs ne mettaient précisément pas de veste, puisqu’ils travaillaient, et que seuls les spéculatifs (les Gentlemen Masons) l’ont « ajoutée » au vêtement du maçon : une thèse largement conjecturale, rigoureusement non documentée et qui sent assez fort l’explication verbale…

    On peut également plaider que la maçonnerie étant justement devenue spéculative, et le tablier purement « décoratif », c’est uniquement l’apparence qui compte. Il faut pouvoir observer les détails de ce tablier et laisser à chacun la possibilité de décrypter tous les symboles dont, peu à peu, il se chargera, à mesure que des grades nouveaux seront inventés.

    Au passage, n’oublions pas non plus que vers la fin du XIXème, et jusqu’à l’avant-guerre, il était habituel en France pour un Maître maçon, toutes obédiences confondues, de ne plus porter de tablier : à cette époque, la question ne se posait donc plus…

    Les anglais, de nos jours, respectent presque infailliblement la règle du « tablier sur la veste »…sauf exception ! Et cette exception – qui est aussi une règle habituelle, on l’a vu, chez les irlandais et les écossais – permet de souligner un autre point : ce sont finalement les règles de l’élégance qui dictent la solution.

    En effet, de deux choses l’une :

    -          Ou bien l’on porte un habit formel, habit « à la française » ou tenue de cérémonie (type « veste à queue de pie ») et, sur un tel vêtement, appliquer un tablier produirait inévitablement un effet gauche et d’un mauvais goût complet. Dans ce cas, le tablier trouve naturellement sa place sous la veste d’habit. Le fréquent usage de ce genre d’habit au XVIIIème et au XIXème siècles explique simplement qu’on y ait souvent porté le tablier « sous la veste ».

    -          Ou bien l’on a revêtu un costume de ville classique, ce qui est le plus habituel de nos jours, et le port du tablier « en-dessous » entraîne alors une conséquence qui saute aux yeux, si je puis dire : les pans droits (et plus encore si l’on est resté un adepte du costume croisé) masquent presque totalement le tablier – sauf à laisser la veste déboutonnée, et encore ! Du reste, même en Ecosse, où la règle habituelle est "la tablier sous la veste", il est spécifié dans les documents écrits remis aux Frères que si l'on porte un tel vêtement, le tablier doit préférablement être ajusté au-dessus, pour qu'au moins la bavette en soit visible. Sinon, visuellement, je trouve aussi que l’effet produit n’est pas très heureux, mais c’est encore une question de goût. Une photo récente, venue d’Irlande, en fournit une illustration parfaite…

     

     

  • 1728-2003 : histoire d‘un 275ème anniversaire

    Beaucoup des francs-maçons se souviennent sans doute qu’on a célébré en 2003, par de nombreux événements tant officiels que culturels et scientifiques, le « 275ème Anniversaire de maçonnerie française » : je revendique ici d’avoir déterminé l’année à laquelle se rapportait cette célébration, et d’avoir indiqué  la nature de l’évènement qui s’y était produit.

    La vérité des faits est encore plus précise : en 2002, Alain Bauer, qui entamait alors la dernière année de son mandat de trois ans à la tête du Grand Orient, me demanda un jour s’il serait envisageable, justifiable historiquement, de marquer l’année 2003 par le rappel d’un événement important ou significatif de l’histoire maçonnique française autour duquel toutes les Obédiences, qui traversaient alors une période de grâce dans leurs relations, pourraient se rassembler. Au terme d’une brève réflexion, l’année 1728 nous vint assez rapidement à l’esprit malgré le caractère assez inhabituel – mais pas totalement inusité – d’un « 275ème anniversaire » : onze ans plus tôt, en 1992, la Grande Loge Unie d’Angleterre elle-même avait bien fêté à grands fracas le 275ème anniversaire de la création de la première Grande Londres, à Londres en juin 1717 !

    Les diverses récupérations de cette date de 1728 qui ont lieu depuis lors, pour des raisons obédientielles que je ne juge pas mais qui ont peu de rapport avec le souci de l’exactitude historique m’obligent, afin que la mémoire ne s’en perde pas, à la présente mise au point en forme de réponse à la question suivante : que s’est-il vraiment passé en 1728 en France, dans le domaine maçonnique ?

    La réponse la plus lapidaire – si j’ose dire – tiendrait du reste en peu de mots : presque rien…

    Cela nécessite évidemment une explication plus substantielle.

     

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    Des débuts obscurs

    Nul ne sait au juste quand les premiers francs-maçons ont paru sur le sol français. Il existe en fait deux thèses dont l’une est pratiquement sans fondement documentaire alors que l’autre repose sur des preuves indiscutables. Il reste qu’elles ne sont nullement incompatibles.

    L’une affirme que les deux premières loges en France furent, dès 1688, celles de La Bonne Foy, du régiment de Dillon des Gardes écossaises et de La Parfaite Egalité, à l’Orient du régiment de Walsh-Infanterie. Ces deux loges mythiques appartiennent en effet au légendaire doré de la franc-maçonnerie française. Le lieu n’est pas ci de reprendre en détail ce dossier mais d’observer, après tant d’autres historiens qui ont confronté les maigres données disponibles, que rien ne permet d’affirmer l’existence réelle de ces deux loges – mais que rien non plus ne permet de l’exclure. Il est parfaitement vraisemblable que des francs-maçons, sinon des loges, aient été présents sur le sol français à cette époque, dans une émigration d’environ 20 000 à 30 000 personnes de souche britannique venues s’établir en France, suite à l’exil jacobite.

    La deuxième étape, documentairement indiscutable, en revanche, est celle de la fondation à Paris, vers 1725, d’une loge rue des Boucheries. Lalande, l’un des plus anciens témoins de la première maçonnerie française, nous en a laissé un célèbre récit dans le supplément de l’Encyclopédie publié en 1773 :

    « Vers l’année 1725, Milord Dervent-Waters, le Chevalier Maskelyne, d’Herguerty, & quelques autres Anglois établirent une Loge à Paris, rue des Boucheries, chez Huré, Traiteur Anglois, à la manière des sociétés angloises ; en moins de dix ans, la réputation de cette Loge  attira cinq ou six cens Frères à la Maçonnerie, & fit établir d’autres loges ;  […] » 

    Des francs-maçons, il y en donc eu en France avant même qu’il y ait peut-être des loges, et donc avant que l’on puisse parler d’une franc-maçonnerie organisée : en 1688, il n’existe de « Grande Loge » nulle part au monde et, en 1725, la jeune Grande Loge de Londres et Westminster est encore très confidentielle et ne compte alors que quelques dizaines de loges, non loin du cœur de la capitale anglaise.

    Dans ces conditions, pourquoi assigner la date de 1728 aux origines de la maçonnerie en France ?

    Pour le comprendre, il faut faire un détour par l’Angleterre, à la découverte d’un singulier personnage…

    L’improbable Wharton

    Raconter la vie de « sa Grâce le Duc de Wharton » n’est pas une mince affaire. En quelques mots, un aristocrate pourvu de quelques dons mais velléitaire, fantasque, débauché, multipliant les allégeances et les trahisons dans une Angleterre déchirée par le conflit dynastique entre les Hanovre et le Stuart…

    Dans des conditions plus que douteuses, il devint en 1722 Grand Maître de la Grande Loge de Londres, succédant au probe duc de Montagu, mais quitta sa charge l’année suivante dans des circonstances tout aussi mouvementées. Devenu ouvertement jacobite après avoir cultivé toutes les équivoques, sa situation politique étant devenue intenable et les créanciers se précipitant à ses trousses, il quitta l’Angleterre sans esprit de retour en 1725, pour une errance de quelques années en Europe. Il finit assez piteusement ses jours en Espagne, malade et alcoolique au dernier degré, en 1731.

    En 1735, un document essentiel fut rédigé par celui qui, cette année-là, « assumait » la fonction de « Grand Maître » : Hector Mc Leane, écossais de naissance, justement l’un des trois fondateurs de la première loge à Paris ! Les Devoirs enjoints aux maçons libres, adaptation très libre – mais riche d’enseignements – des Constitutions anglaises de 1723, est ainsi l’un des textes les plus précieux de la tradition maçonnique française. Or, dans ce texte, Mac Leane fait figurer la mention suivante, capitale pour notre sujet :

    « [Ces règlements généraux] furent modelés sur ceux donnés pat le Très Haut et Très Puissant Prince Philippe, duc de Wharton, Grand Maître des Loges du Royaume de France ».

    Le reste est simple : la biographie mouvementée de Wharton, aujourd’hui parfaitement connue[1], permet d’établir sans erreur qu’il séjourna à Paris entre juin 1728 et avril 1729. C’est donc à cette époque, à nulle autre, qu’il put être reconnu comme « Grand Maître » en France.

     

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    Frontispice des Constitutions de 1723

    Wharton est à droite

     

    Wharton avait été Grand Maître en Angleterre – d’une manière très controversée, certes, mais on avait fini par « régulariser » son élection. C’est sans doute parce que la très petite communauté maçonnique de Paris, en 1728 – alors évidemment composée d’une majorité de sujets britanniques – partageait ses engagements politiques, qu’elle ne fit aucune difficulté pour lui accorder le titre de Grand Maître, en France également. Une façon de dire que les loges, en France, ne dépendaient plus de la Grande Loge de Londres. En d’autres termes, qu’il y avait aussi, désormais une « maçonnerie française ».

    Sans doute, la référence historique à Wharton n’est pas spécialement reluisante pour un événement « fondateur » – mais on ne choisit pas ses ancêtres…

    Un Ordre maçonnique ou une Grande Loge ?

    Que faut-il donc penser des affirmations reprises depuis par plusieurs Obédiences, à commencer par le Grand Orient de France puis la Grande Loge de France, selon lesquelles leur propre fondation remonterait à 1728 – au point que cette date a remplacé, sur leurs sceaux respectifs, celles qui y avaient toujours figuré : 1736 (?), 1773 et 1894 – ou s’y est ajouté, ce qui est plus subtil et traduit malgré tout un léger trouble de conscience ?…

    Il faut simplement en penser que l’historiographie a toujours fait mauvais ménage avec la politique – fût-elle maçonnique – et peut-être surtout dans ce cas !

    Que l’on soit clair : en 1728, la franc-maçonnerie – entendons par là : un réseau composé de quelques loges et d’une poignée de francs-maçons – était déjà présente en France depuis au moins quelques années, sinon deux ou trois décennies, même de façon ultra-confidentielle.  En outre, ce qui s’est produit en 1728 n’est aucunement la création d’une structure – a fortiori de ce que nous nommons aujourd’hui une « Obédience » ! Aucun récit du temps ne fait mention de quoi que ce soit qui puisse se rapporter à une fondation quelconque cette année-là ! Au regard des francs-maçons de cette époque, 1728 fut un donc, je le répète, un non-événement…

    Mais le témoignage de Mac Leane, sept ans plus tard, est pourtant riche de sens, je l’ai dit. On comprend que James Anderson, dans la deuxième édition des Constitutions publiée en 1738, indique que « Toutes ces loges étrangères [mentionnées précédemment dans le texte] sont sous la protection de notre Grand Maître d'Angleterre. Toutefois l'ancienne loge de la ville d'York et les loges d'Écosse, d'Irlande, de France et d'Italie, assumant leur indépendance, ont leur propre Grand-maître. » Il n’est pour autant pas explicitement question de « Grande Loge »…

    En 1728, il n’y avait pas encore de Grande Loge, c’est une évidence, et Wharton fut qualifié de « Grand Maître » sans avoir à exercer la moindre prérogative – pour autant qu’il en ait été capable et qu’il en ait eu le goût – pendant son bref passage en France. Enfin, si après lui quelque uns des pionniers de la petite troupe parisienne des francs-maçons exilés, comme Derwenwater, assumeront l’appellation de Grand Maître, il ne faut pas se méprendre sur ce que cela veut dire. Au début des années 1740 encore, il sera d’usage de qualifier de « Grand Maître »  ce que nous nommons depuis longtemps un Vénérable Maître. Cette coutume fut abandonnée vers le milieu de la décennie, au moment sans doute où, en décembre 1743, fut élu celui qui allait dominer de haute quoique lointaine autorité toute la maçonnerie en France pendant presque trente ans : Louis-Antoine de Bourbon-Condé, comte de Clermont (1709-1771), qui porta désormais le titre très significatif à ses yeux, de Grand Maitre[2]. Pendant cinq ans, le duc D’Antin, « premier Grand Maître français »,  l’avait théoriquement précédé, mais ce fut une ombre prématurément disparue et qui n’a pratiquement laissé aucune trace sur la franc-maçonnerie de son temps.

    Désormais, il y avait donc un Grand Maître, mais un Grand Maître de quoi ? De la Grande Loge ? Pas du tout. Le titre constamment porté par Louis de Clermont, tout au long de sa vie, fut « Grand Maître des Loges régulières du Royaume de France » – le même titre que l’on attribue à Wharton en 1735 et dont il est supposé avoir joui en 1728. Le lieu n’est pas ici de revenir sur les origines et l’émergence du concept de Grande Loge de France au XVIIIe siècle – ce sera pour d’autres notes[3] – mais, de même qu’un Vénérable se nommait souvent « Grand Maître » de sa loge, je l’ai dit, il devint habituel de qualifier la Loge du Grand Maître –   Saint Jean de Jerusalem, à Paris, dont les règlements furent rédigés en 1745 – de « Grande Loge », puisque c’était la loge du Grand Maître ! Pendant une bonne quinzaine d’années environ, la Grande Loge de ne sera guère autre chose que les quelques proches collaborateurs que Clermont chargera d’expédier en son nom les affaires maçonniques qu’il réglait dans « sa » loge, c’est-à-dire la « Grande Loge »…dont personne ne pensait qu’elle avait été créée en 1728, cela va de soi ! L’expression « Grande Loge de France » elle-même n’est d’ailleurs pas attestée sous cette forme avant 1737.

    Faisons un rêve…

    Tous ces points étaient parfaitement clairs en 2003 et je dois à la vérité de dire que les Grands Maîtres des Obédiences qui, depuis l’année précédente, avaient formé une sorte de rassemblement informel dénommé « La Maçonnerie Française », le savaient tous très bien et n’interprétaient pas différemment cette célébration d’une mémoire collective, symboliquement rapportée à une date ancienne et significative – mais qui n’appartenait à personne.

     

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    Quelques dignitaires avec le Président de la République

    lors du 275e anniversaire

    au Palais de l'Elysée

    en juin 2003

     

    1728 avait précisément l’avantage de se situer avant l’époque des Grandes Loges  et a fortiori du Grand Orient. Cette date n’était pas une borne administrative destinée à être détournée par les uns et les autres mais une date idéale, renvoyant à un temps où il n’y avait encore en France qu’une seule maçonnerie « indifférenciée ».

    Le train de l’histoire, depuis lors, est passé. Il a laissé sur son chemin des structures, des juridictions, des règlements, des administrations. Il a aussi fait naitre – c’était sans doute inéluctable – des chamailleries et des querelles souvent peu substantielles mais incroyablement durables.

    En « inventant » 1728, nous voulions rêver à un temps idéal où la franc-maçonnerie fran

  • Un symbolisme médiéval de la pierre

    Le symbolisme de la pierre, l'usage allégorique des différentes formes que ce matériau peut revêtir, la mise en parallèle de la démarche initiatique et de la transformation d'une pierre brute en pierre taillée, sont autant de lieux communs de la pensée maçonnique. C'est encore ce thème qui fut exploité par le cher vieil Oswald Wirth, qui a tant fait pour édifier une véritable mythologie maçonnique moderne, en s'appuyant, comme plusieurs de ses collègues « symbolistes » et leurs successeurs, sur une indiscutable sincérité et une solide méconnaissance de l'histoire et des sources de la tradition maçonnique elle-même...

    La recherche maçonnologique et l'approfondissement de l'historiographie maçonnique, au cours de décennies récentes, ont pourtant mis à mort cette idée simple que le « symbolisme maçonnique » fut une création de la franc-maçonnerie : dans sa presque totalité, il préexistait à l' apparition des premiers francs-maçons et des premières loges. Il puise dans un fond bien plus ancien que la maçonnerie et c'est dans cette tradition, non pont orale, mais largement écrite – pour notre plus grand bonheur – que cette dernière a largement puisé pour étoffer ses rituels et meublé ses loges. On peut en donner d'assez nombreux exemples.

    Ainsi, il a existé, entre la fin du XVème siècle et la fin du XVIIème, toute une littérature, très répandue et fort populaire : la littérature des emblemata, ou littérature emblématique. Il s'agissait de volumes qui contenaient de nombreuses vignettes, figures et illustrations, de qualité très variable au demeurant, représentant des scènes énigmatiques, des « natures mortes », des objets, des signes, toutes  images auxquelles était conféré un sens symbolique, on disait alors « emblématique ». les images en question étaient habituellement accompagnées d'un commentaire ou d'une « devise », une sorte de sentence à la manière antique – elle-même parfois un peu énigmatique – qui en suggérait ou en explicitait plus ou moins clairement le sens. Le jeu consistait à feuilleter ces livres d'emblèmes et à se distraire, seul ou en commun avec des proches ou des amis, en discutant sur ces énigmes et en commentant le beauté ou l'étrangeté des figures. Jeu de société en quelque sorte, mais parfois peut-être jeu plus sérieux qu'il n'y paraissait.

    Toujours est-il qu'au détour des pages de ces recueils curieux, on trouve fréquemment la représentation d'un équerre, posée sur une pierre avec la devise « Dirigit obliqua » (« elle redresse les obliques »), ou encore un compas tenu par une main céleste sortant des nuages. Les triangles et les croix se trouvent abondance, de même que les fils à plomb ou les signes alchimiques. Insistons encore sur ce point : tout cela se situe dans un contexte très antérieur (d'un siècle ou deux) à l'apparition des premières manifestations de la franc-maçonnerie spéculative. C'est bien dans ce répertoire emblématique que les premiers tableaux maçonniques iront puiser sans retenue. Il faut se rendre à cette première évidence : les « symboles maçonniques » ont été dans le domaine public bien avant de pénétrer dans les loges...

    Un autre aspect doit être souligné : la distinction entre la maçonnerie opérative et la franc-maçonnerie dite spéculative, si elle correspond bien à une réalité historique, ne doit pas être surinterprétée. Il faut notamment se souvenir que, pendant toute l'époque médiévale et au cours de la Renaissance encore, l'idée la plus répandue est que dans le monde matériel, comme dans la nature en général, tout fait sens et qu'il existe une lecture subtile du monde qui perçoit en lui un message permanent venu d'un autre ordre de réalité. Dans les sociétés traditionnelles européennes, notamment celles des campagnes et des métiers, des traces de cette pensée ont longtemps subsisté. Rien ne permet donc d'affirmer que les maçons de métier n'aient jamais « moralisé », pour reprendre un terme anglo-saxon, sur les outils de leur art. Du reste, on en possède peut-être une preuve saisissante avec l'équerre du pont de Limerick, en Irlande.

    Au XIXème siècle, lors de travaux rendus nécessaires par l'état de détérioration de ce pont, on découvrit au sein d'une des piles de l'ouvrage, lors de sa démolition, un équerre métallique qui portait ces mots : « I will strive to live with love and care, upon the level, by the square » (« Je m'efforcerai de vivre avec amour et soin, selon le niveau et par l'équerre. ». Formule remarquable dont on peut faire un témoignage ancien du symbolisme maçonnique, dans un contexte qui n'est clairement pas « spéculatif ». La date que porte cet objet est encore plus bien intéressante : 1507 ! C'est donc à l'orée du XVIème siècle, bien avant les Statuts Schaw en Ecosse (1598-1599),  avant les premières versions « proto-spéculatives » des Anciens Devoirs (Old Charges) anglais (dernier quart du XVIème siècle), que ce document apparaît.


     

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    L'équerre de Baal Bridge, Limerick, Irlande


    Peut-on remonter plus loin encore ? Sans doute, mais il faut pour cela aborder un terrain peu arpenté par les historiens de la maçonnerie : celui de la théologie médiévale !

    Il n'est pas entièrement juste de dire qu'au Moyen Age, période de la toute puissance en Europe de l'Eglise catholique, les fidèles étaient tenus dans la plus complète ignorance des récits bibliques ou évangéliques. Certes, il faudra attendre la Réforme pour voir apparaître de nombreuses traductions en langues « vernaculaires » et surtout pour voir peu à peu s'imposer le principe d'un libre accès au sens même du texte sacré – en vertu du « libre examen ». Pour autant, les hommes du Moyen Age, très majoritairement illettrés, n'ont pas été tenus à l'écart de la Bible : au lieu de la leur faire lire, on la leur a montrée...

    Deux grandes sources de connaissance biblique ont été mises à la disposition de tous – ou du plus grand nombre – entre le XIème et le XVème siècle notamment. La première est constituée par les innombrables scènes sculptées dont s'ornèrent les façades des églises et des cathédrales. Loin de se plier à la seule fantaisie des « imagiers », plus ou moins crédités d'une sorte d'hérésie muette par des auteurs imaginatifs mais peu informés, les sculptures en question répondaient en réalité à un programme très normé, fixé selon des règles précises par les commanditaires, c’est-à-dire par des clercs, des moines ou des princes de l'Eglise. Nombre de personnages de ces images de pierre nous semblent aujourd'hui énigmatiques et leurs occupations assez obscures. Il n'en était rien il y a sept ou huit siècles. Leurs représentations sont parfaitement codées et permettaient leur identification aisée par tout un chacun : le juif porte un chapeau pointu, un vieillard barbu doté d'un épée n'est autre que Saint Paul, Saint Jean porte un livre, et Saint Thomas (ainsi que quelques autres) une équerre ! Ces objets associés aux personnages étaient leur « légende », leur étiquette. On invitait ainsi les fidèles a se replonger, lors de chacun de leurs passages près d'un édifice religieux, dans le monde enchanté de la Bible : c'était donc pour eux un monde de pierre peuplé de symboles – mis ces derniers n’avaient rien de spécifiquement maçonnique, cela va sans dire.

    Une autre source de culture biblique se trouvait dans les ouvrages spécialement composés pour l'édification spirituelle et morale des chrétiens : les psautiers illustrés, les bibles « moralisées » et d'autres ouvrages plus savant, comme le fameux Speculum humanae salvationis (le Miroir du salut humain), qui remonte au XIVème siècle.

    Le public auquel était destinés ces ouvrages était mixte, si l'on peut dire. D'un côté, ces livres manuscrits comportaient du texte, soit le texte de la Bible, soit – plus souvent – des passages remarquables du livre sacré, soit encore un mélange entre des citations bibliques et des commentaires plus ou moins élaborés. Ils s'adressaient donc à des personnes sachant lire, une minorité savante au premier rang desquels les prêtres et tous ceux qui avaient une mission d'enseignement auprès du peuple chrétien. Mais la deuxième composante, essentielle, de ces ouvrages était leurs illustrations. Celles-ci reproduisaient les scènes évoquées dans le texte mais s'en éloignaient volontiers pour en figurer le sens moral notamment. Ainsi s'est constitué tout un répertoire de dessins allégoriques, pour ne pas dire de scènes symboliques : songeons par exemple à l'image de Dieu traçant au compas les limites du monde. On peut supposer que ces illustrations permettaient de soutenir le discours d'un clerc qui, en les montrant au peuple, en rendait le message plus frappant. Or, certaines de de ces scènes portant sur la pierre.

    Pour ne mentionner qu'un exemple, mais il est très remarquable, on on trouve dans ces ouvrages de nombreuses représentations de la « pierre de l'angle », ou de la « pierre angulaire », évoquée dans le psaume 118, reprise par les Évangiles et des Épitres qui la rapprochent du Christ lui-même : « la pierre qu'avaient rejetée les bâtisseurs et qui est devenue la pierre d'angle ». A cette occasion, on voit comment l’ambiguïté du texte biblique conduisit, par la nécessité d'une représentation graphique, à l'apparition d'un sens nouveau qui aura peut-être un prolongement direct dans la franc-maçonnerie spéculative elle-même.

    Si l'on examine attentivement les mentions vétérotestamentaires de cette pierre angulaire, on réalise aisément qu'il s'agit d'une pierre en situation basse, une pierre qui fait lien à l'angle de deux murs pour en assurer la cohésion. C'est en ce sens que le texte l'évoque aussi comme un fondement. La reprise néotestamentaire va dans le même sens : le Christ est la pierre d'angle sur laquelle nous pouvons désormais bâtir un nouveau Temple, fait cette fois de « pierres vivantes ». C'est dans un sens proche que Pierre – l'Apôtre – sera ainsi nommé par Jésus pour qu'il soit la base de la nouvelle Église. Or, les représentations qu'on trouve dans les ouvrages mentionnés à l'instant font évoluer « graphiquement » le sens et le rôle de cette pierre.

     

     

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    Speculum humanae salvationis

     

    On trouve ainsi plusieurs représentations, tellement stéréotypées qu'elles paraissent avoir fait l'objet d'un tradition bien établie et assez répandue, où deux ouvriers, au sommet d'un édifice  – le Temple de Salomon fantasmé, car doté d'un plan comparable à celui d'un église chrétienne – pose à son sommet une pierre qui, de pierre angulaire «  de base », devient bel et bien clé de voûte en élévation. On mesure sans peine ce que ce simple changement graphique induit quant au sens profond.

    Or, dans le cours du XVIIIème siècle, en terre britannique, les symboles maçonniques vont s'enrichir d'un pierre de l'angle que l'on trouve dans la maçonnerie dite "de la Marque" (Mark Masonry) et dans le grade suprême de l'Arc Royal. Cette pierre, dans les deux cas – c'est du reste la même – est une clé de voûte, au sommet d'un arc dont elle assure l'achèvement et dont elle garantit la pérennité. Dans la maçonnerie de la Marque, le candidat devra retrouver cette pierre « rejetée » et au grade de l'Arc Royal, elle protégera le lieu où l'on retrouvera le vrai nom de Dieu. Nulle tradition de « opérative », n'aurait légué un tel contresens – à tout le moins une telle confusion – entre une pierre d'angle et une clé de voûte. On ne peut constater que que le modèle invoqué ici est celui des gloses qu'on trouve, au Moyen Age, dans les bibles moralisées et les psautiers illustrés. A ce sujet, n'oublions pas que, comme le montrent les versions les plus anciennes des Old Charges, et notamment le poème Regius, de c. 1390, c'est justement à des clercs que l'on doit la rédaction de ce textes qui régissaient alors  le travail et les usages des maçons de métier...

    D'autres exemples pourraient du reste être trouvés, car de nombreuses formes de pierres existaient dans le répertoire initial de la franc-maçonnerie, et plusieurs ont été ensuite oubliées.[1] Or, pour quelques-unes d'entre elles, il existait aussi des commentaires de même nature et de même origine. C'est là tout un champ à redécouvrir et à explorer pour une exégèse maçonnique qui ne se nourrisse plus seulement d'un symbolisme rudimentaire, de références abusives à une alchimie fantaisiste – pour ne pas parler de délires pseudo-kabbalistique !

    La pierre d'angle de la Marque, la clé de voûte de l'Arc Royal, puisant leurs sources dans la théologie médiévale de la pierre et l'interprétation graphique de la Bible par des moines et des prêtres du Moyen Age ? La thèse doit encore être renforcée, mais les évidences documentaires sont fortes.

    Nul ne sait jamais jusqu'où peut conduire le symbolisme maçonnique – mais il conduit assurément à tout, à condition d'en sortir...



    [1]    Cf. notamment R. Désaguliers, Les pierres de la franc-maçonnerie, Paris, 1995.