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Rechercher : faut-il marquer les angles

  • Le mythe de la patente maçonnique

    Un des sujets les plus fréquents de querelles et de désordres, dans la maçonnerie française notamment, est la question des patentes. On a vu, nombre de fois, des Obédiences ou des Juridictions de hauts grades nouvellement crées – par scission ou par « essaimage » – à l'initiative de membres « régulièrement » initiés aux grades divers que ces structures entendaient désormais contrôler de façon indépendante, aller à la recherche, souvent pénible et mouvementée, de la « patente » qui seule, selon elles – et plus encore selon les autres ! – pourraient légitimer leurs travaux.

    Le sujet n’est pas nouveau et a entrainé quelques-uns des épisodes les plus pittoresques – mais parfois aussi les plus navrants – de l’histoire maçonnique dans notre pays. Un rapide survol historique permet cependant de l’éclairer d’un jour nouveau. Je voudrais donner ici quelques indications que je me réserve développer d’une façon bien plus considérable dans un livre à paraitre d’ici trois ou quatre ans.

    Qu’est-ce qu’une patente ?

    D’où vient cette idée qu’un document, « dénommé « patente » – Warrant, en anglais – est indispensable pour que les travaux maçonniques soient parfaitement indiscutables, du moins en droit, sinon en fait ?

    Il faudrait ici refaire toute l’histoire de la notion juridique de patente, car c’est de là que tout vient.

    Dans le droit ancien, une lettre patente (angl. Letters patent) était un acte public (lat. patere : « être ouvert ») par lequel le roi conférait à ce qui dépendait de son autorité, un droit, un statut ou un privilège. Ce document s’opposait à la Letter closed ou en français la lettre de cachet (car cachetée !) qui ne s’adressait qu’à son destinataire – et pas nécessairement pour le mettre en prison !

    On l’aura compris, la patente est un instrument juridique par lequel une autorité civile permet à une personne, un groupe de personnes ou une institution d’exercer une certaine activité, le bénéficiaire reconnaissant en revanche la suprématie du donneur de patente – et admettant, le cas échéant, qu’il puisse en décider le retrait : on le voit, ce n’est pas autre chose, en définitive, qu’une procédure de soumission politique…

    La patente en maçonnerie

    Quand la patente a-t-elle fait son apparition en maçonnerie ? Là encore, comme en de nombreux autres domaines, c’est en Angleterre que tout a commencé.

    Lorsque, à partir de 1721 et l’arrivée du premier Grand Maître noble de la Grande Loge de Londres, John, 2e Duc de Montagu, les loges furent chapeautés par un haut aristocrate, la Grande Loge, soucieuse d’asseoir son autorité, qui reposait sur des fondements traditionnels pour le moins assez faibles, inventa tout à la fois la notion de « régularité » - qui signifiait alors simplement : « relever d’une autorité connue dont on suit les règlements » – et la patente qui en était la manifestation officielle.[1]

    Les mêmes usages seront suivis en France dès la Grande Loge commencera, bien plus tardivement, et avec difficulté, à imposer son autorité sur les loges du royaume.

    Dans tous les cas, le point le plus intéressant était que -  la délivrance des patentes donnait lieu au paiement d’un droit de chancellerie…

    De nos jours, tous les loges anglaises sont pourvues de patentes…sauf celles qui dérivent des quatre loges réputées fondatrices en 1717 (il n’en subsiste d’ailleurs que trois), lesquelles sont dite…time immemorial (« de temps immémorial » !)

     

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    Les Constitutions : naissance de l'autorité maçonnique

     

    La saga des fausses patentes et des documents fondateurs apocryphes

    On pourrait écrire un véritable roman sur les patentes dont se sont parés les fondateurs d’obédiences ou de Rites pour tenter d’établir – souvent contre toute évidence – qu’ils n’avaient rien inventé mais ne faisaient que transmettre « pure et dans tâche », ou de « réveiller » une tradition ancienne dont ils avaient « régulièrement » reçu le dépôt, ce dont témoignait justement la « patente », c’est-à-dire la « preuve publique » qu’ils exhibaient.

    Après tout, l’exemple venait de haut et de loin : c’est sur ces bases que fut constituée en 1717 (ou plus exactement vers 1721, en prétendant remonter à 1717) la Grande Loge de Londres ! Selon Anderson, en effet, elle avait été seulement « réveillée », ses Constitutions – entièrement refondues et dotées d’un plan et, surtout, d’un contenu entièrement nouveaux en 1723 – n’étant que le dernier maillon de la longue chaine des Anciens Devoirs (Old Charges), dont l’origine se perdait dans la nuit des temps – Georges Payne, réputé avoir été Grand Maître en 1720, n’avait-il pas montré le Ms Cooke, que l’on date de 1420 environ ? Cela ne valait-il pas « dépôt de fondation » ?

    Suit alors la longue liste des documents qui ultérieurement –  alors que tous sont des faux manifestes et parfois éhontés, ou simplement des documents grossièrement antidatés – ont servi de base et de justification d’origine à des institutions ou des Rites aujourd’hui vénérables – et qui veillent jalousement à ce que l’on ne fasse rien sans une patente délivrée par elles !

    Voici, pour en donner quelque idée, une liste non exhaustive :

    La patente Gerbier, réputée de 1721, apparue en 1785, est un faux évident comme le pensait déjà Thory au début du XIXe siècle, mais le Chapitre du Dr Gerbier qui se fondait sur cette prétendue patente n’en fut pas moins co-fondateur du Grand Chapitre Général du Grand Orient de France !

    La patente de Martinès de Pasqually, datée de 1738, supposée attribuée par Charles Stuard, et qu’il exhiba très tôt dans sa carrière pour se faire ouvrir les portes des loges et imposer son Rite, qui devait influence le RER, est d’une invraisemblance absolue tant par sa forme que par son contenu.

    La patente Morin (1761) a bien existé mais les pouvoirs quelle attribuait à son bénéficiaire furent révoqués cinq ans plus tard par l’autorité qui l’avait émise – ce qui n’empêche pas qu’elle soit l’un des documents fondateurs de ce qui devait devenir, après des aventures improbables, le REAA.

    Les Grandes Constitutions, dites de 1786, absurdement attribuées à Frédéric de Prusse, texte de référence de l’autorité du REAA, est un faux grossier inspiré d’un texte émanant de la Grande Loge de France en 1763, outrageusement plagié.

     

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    Frédéric II

    Auteur présumé de Grandes Constitutions dont l'essentiel avait été rédigé par la première Grande Loge de France une vingtaine d'années plus tôt.

    Le texte confond en outre manifestement le Saint Empire et la Prusse...

     

    L’aventure se poursuit à l’époque contemporaine. Ainsi, nos amis anglais, si exigeants en matière de « régularité, » – c’est-à-dire de conformité aux règles qui sont les leurs, et à nulle autre – n’ont cessé de créer purement et simplement de nouveaux systèmes de Side Degrees- que nous nommons hauts grades en France –, au XXe siècle encore. Pour ne citer que quelques remarquables, L’Ordre auguste de la Lumière, créé en 1902, L’Ordre maçonnique des Précepteurs Pélerins en 1984, L’Ordre commémoratif de St Thomas d’Acre en 1998 et L’Ordre maçonnique d’Athelstan en 2005.

    Si ces créations sont clairement des élaborations contemporaines – au demeurant très intéressantes et très intelligemment construites –, et sont par conséquent dépourvues de « patentes immémoriales», leurs auteurs ont néanmoins senti le besoin de se réclamer, eux aussi, d’un « document fondateur », même de façon très floue et très indirecte, par exemple en mentionnant de « vieilles archives » dont ils auraient fait la découverte providentielle !

    Ces organisations n’en ont pas moins été reconnues par la GLUA comme d’authentiques « Masonic Bodies » – car dans ce pays, c’est elle qui donne aux Juridictions le droit d’exister « régulièrement » – et, par exemple, l’on compte à ce jour environ 5000 membres dans les « Cours » (Courts) de l’Ordre d’Athelstan…

    La patente maçonnique de nos jours en France

    La patente, en France, disons-le sans détour, est le plus souvent devenu un instrument de gestion de l’influence politique et de la puissance affichée d’une obédience ou d’une juridiction sur toutes les autres.

    Pourtant, outre toutes les considérations historiques rappelées ci-dessus, et qui relativisent beaucoup la notion de patente en maçonnerie, certains cas aboutissent simplement à des absurdités : par exemple, lorsque l’on demande – comme on l’a fait auprès de moi à plusieurs reprises, dans les diverses responsabilités maçonniques que j’exerce ou ai exercées – une « patente Emulation » ! Mesure-t-on à quel point une telle demande est grotesque ? En premier lieu parce que, en toute rigueur, seule la loge Emulation de Londres pourrait le faire…ensuite et surtout parce qu’elle-même ne l’a jamais fait ! Elle attribue un « label », en quelque sorte, reconnaissant que telle ou telle loge suit le rituel défini par elle, mais si quelque loge que ce soit, au sein de la GLUA, décide de travailler « Emulation with some alterations » ou tout autre Working, elle recevra bien sûr une patente de la GLUA pour travailler les Craft Degrees (les trois grades du Métier) sous son autorité, mais certainement pas la patente d’un Rite – ce qu’Emulation n’est absolument pas, au sens français du mot « Rite ». Dès lors, de quel droit, en France une autorité maçonnique quelconque attribuerait-elle une « patente Emulation » ?

    Mais allons plus loin. Lorsque René Guilly-Désaguliers et ses compagnons de route, en 1968, ont créé la LNF en y rétablissant selon les formes du XVIIIe siècle, le Rite Français Traditionnel (RFT) ; a-t-il éprouvé le besoin de demander une patente au GODF – lequel ne l’aurait sans doute pas accordée à cette époque, surtout pour une forme du Rite Français qu’il ne pratiquait plus depuis fort longtemps et qui allait alors à l’encontre de ses principes et de ses pratiques les mieux établies ? Fallait-il, dès lors, que les Frères de la LNF s’interdisent cette heureuse refondation ?

    On pourrait enfin élargir la remarque à tous les Rites : si des Frères – ou des Sœurs, évidemment –, ayant été reçus à un ou plusieurs grades d’un Rite, constatant que, pour des raisons diverses, ils ou elles ne peuvent plus les pratiquer dans le cadre d’une Obédience ou d’une Juridiction donnée, décident de s’en affranchir et de refonder une structure nouvelle, plus conforme selon eux – à tort ou à raison – aux définitions d’origine, doivent-ils se l’interdire parce que personne ne leur donnera de patente ? C’est alors admettre que tout détenteur d’une patente « reconnue » –  mais par qui ? – dont les origines lointaines sont elles-mêmes le plus souvent infiniment douteuses ou obscures, peut décider que désormais il faudra en passer par lui pour en obtenir une à l’avenir ! On voit rapidement à quelles conséquences absurdes ce raisonnement nous conduit…

    Je mets de côté certains aventuriers maçonniques contemporains –  qu’en droit commun on nommerait des escrocs – prétendant vendre à bon prix des patentes « indiscutables », mais quand une Juridiction bien établie exige, pour reconnaitre une structure maçonnique nouvelle désireuse de pratiquer un Rite que la première prétend détenir, qu’elle obtienne une patente d’elle et stipule que le nouveau titulaire sera lui-même incapable d’en accorder à d’autres, cela n’a plus aucun rapport avec la « régularité initiatique » et relève simplement de volonté de puissance et de l’arrogance politique.

    J’entends immédiatement l’argument que l’on peut opposer à cette vision des choses : « Mais alors, désormais, tout le monde peut faire n’importe quoi et le transmettre à n’importe qui, sans patente ?! »

    On peut à cela répondre plusieurs choses :

    En premier lieu, et pour commencer avec un sourire, quand on porte un regard un peu distancié sur les mœurs et les péripéties du paysage maçonnique français, on se demande souvent si l’on ne fait pas déjà un peu n’importe quoi…sous couvert et à l’abri d’innombrables patentes !

    Ensuite, et plus sérieusement, ce n’est pas ce que j’ai dit, mais je maintiens que d’un point de vue traditionnel – au sens presque guénonien du terme, une fois n’est pas coutume chez moi ! –  un groupe de Frères et de Sœurs ayant été reçus à un grade donné dans des structures généralement considérées comme historiquement fondées à le leur communiquer, sont légitimes à la transmettre à leur tour, avec ou sans patente.

    Et si demain ils décident de fonder un nouveau Rite et de créer de nouveaux grades – comme on l’a fait, notamment en France, tout au long du XVIIIe siècle et comme le font depuis toujours et de nos jours encore les Anglais ! – on pourra les reconnaitre ou non, admettre leur existence ou non, mais on n’aura pas à exiger d’eux la possession de la moindre patente pour légitimer leur action – ni même à leur en demander une pour reprendre leur création si on le souhaite (à moins qu’ils ne l’aient déposée à l’INPI !).

    Enfin, la liberté n’exclut évidemment ni la rigueur ni la raison. Ce n’est pas parce qu’on peut tout faire que l’on doit tout faire. Il faut toujours s’efforcer de faire preuve de discernement et de bon sens dans toutes ses actions : ce sont malheureusement des qualités souvent en défaut dans la maçonnerie.

  • L'initiation : définition et problèmes (1)

    La nature même de l’institution maçonnique a toujours été ambiguë aux yeux du public – et parfois à ceux des maçons eux-mêmes : club philosophique, communauté fraternelle, lobby politique ou simple réseau, la franc-maçonnerie a reçu, au cours de sa déjà longue histoire, des identités variées et d’apparences contradictoires, sans qu’aucune d’entre elles puisse être considérée comme exhaustive ni tenue pour totalement erronée.

    Il  reste que, pour la plupart des Frères, la franc-maçonnerie peut et doit se définir notamment, sinon avant tout, comme un Ordre initiatique. Cette unanimité est réconfortante mais ne fait qu’introduire à un problème redoutable. Qu’est-ce, en effet, que l’initiation ?

    1. La réponse de l’anthropologie culturelle. – Il y a communément deux types de discours sur la nature et le contenu de l’initiation. D’abord celui des « initiés» (de préférence « grands ») – ou de ceux qui se présentent comme tels et pensent très souvent l’être: nous n’en dirons rien car les considérations qu’ils avancent pèchent souvent par la fréquente approximation de leurs fondements philosophiques et surtout parce que, habituellement très imprégnées de psittacisme guénonien [1], elles ignorent toute distanciation par rapport au phénomène dont elles veulent rendre compte en s’exprimant, à l’instar du maître qui les guide, non sur le ton de l’opinion qui se propose mais sur celui de la vérité qui s’énonce, impériale et sans réplique. Ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature maçonnique » s’en inspire malheureusement ad nauseam.

     

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    Mais il est pourtant un autre regard dont les initiés « curieux » peuvent faire le plus grand profit : c’est celui des « phénoménologues » de l’initiation, entendons par là celui des sociologues, des anthropologues, des psychologues. Pour ces derniers il y a un fait de l’initiation et, grâce à la distance critique qu’ils ont établie et s’efforcent de maintenir entre eux-mêmes et l’objet de leur étude, il est possible de parler du dehors mais cependant avec pertinence – ou éventuellement « impertinence » – et surtout avec détachement, du « fait initiatique ». On mesure alors à quel point celui-ci est, avant toute chose, étonnamment normé et finalement assez invariant, mais aussi universellement répandu dans le temps et l’espace – bien au-delà de la maçonnerie, cela va sans dire, et de ce qui l’environne immédiatement, historiquement et philosophiquement.

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    Pourquoi faut-il être initié ?

    Les acquits les plus intéressants sont ceux de l’anthropologie culturelle, depuis environ un siècle. Le lieu n’est pas ici de les exposer en détail mais d’en rappeler quelques conclusions essentielles à titre de simple résumé, ou pour suggérer une direction de travail, en convoquant les synthèses d’auteurs récents comme Mircea Eliade, Jean Cazeneuve ou encore  Roger Bastide, pour ne nous en tenir qu’à ceux dont les travaux ont été publiés en français et sont aisément accessibles, sans oublier les apports éclairants des études structuralistes, dans la lignée de Lévi-Strauss, et ceux de la psychologie des profondeurs, de Freud à Jung. On admettra donc qu’ici un raccourci de quelques lignes simplifie hardiment – mais du moins sans la trahir – une problématique en réalité très riche, très complexe et par là même très passionnante.

    A travers toute l’expérience des sociétés archaïques ou « premières » – que jadis oneliade5.jpg qualifiait de « primitives » –, Eliade propose de définir l’initiation en général comme « une mutation ontologique du régime existentiel » [2]. A la fois destinée à chaque individu – du moins pour certaines d’entre elles – mais ne se concevant néanmoins que dans un cadre collectif ou social qui la formate et la justifie, l’initiation ainsi entendue se présente historiquement sous trois formes principales :

    -  L’initiation tribale, qui est essentiellement un ensemble de « rites de passage » balisant certaines étapes remarquables de la vie humaine : puberté, accès au monde des adultes, découverte de la sexualité, de la génération, des origines du monde et des sociétés humaines ;

    -  L’initiation dite religieuse – ou de confrérie –, nullement obligatoire, structurée en sociétés plus ou moins secrètes, et qui suppose un engagement particulier et plus personnel mais sur des thématiques finalement assez proches de celles de la précédente ;

    -  L’initiation magique – ou chamanique –, strictement individuelle, exceptionnelle et pas nécessairement choisie, instituant dans le corps social des intermédiaires qualifiés, chargés de missions particulières – de prophétie, de  divination ou de guérison par exemple.

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    Du chamanisme à la maçonnerie ?

    L’initiation tribale a été la plus étudiée sur tous les continents – parce qu’elle présente à la fois un caractère obligatoire et plus visible, s’adressant à tous et comportant des étapes publiques – et on y a reconnu, partout et en tous temps, de l’Australie à l’Afrique sub-saharienne en passant par l’Océanie ou l’Amérique précolombienne, des traits singulièrement redondants. Ainsi, les rites initiatiques comprennent toujours une phase de séparation et de rupture par rapport au monde « ordinaire » de l’existence précédente, avec des séquences évoquant sinon la mort du moins la regressio ad uterum, soit la vie avant la vie, conduisant logiquement à une re-naissance ; des rites « de marge » où des sévices, réels ou figurés, des mutilations physiques ou symboliques, signifient la transmutation qui s’opère chez le néophyte ; des rites d’agrégation enfin, c’est-à-dire de retour à un nouveau monde sous un nouveau statut, marqué par un nouveau vêtement, un nouveau nom, etc. D’autre part, presque toujours, ou au moins dans l’une des étapes à franchir si l’initiation – comme celles de confrérie –  comprend plusieurs volets, l’initié a dû « vaincre le monstre », subir des épreuves et mener des combats qui l’ont conduit à proximité des Anciens, au contact d’objets ou de symboles se référant à un récit des origines, à la naissance du monde et/ou de la race humaine : ainsi le rite rejoint le mythe qu’il illustre et réactualise – puisque tout mythe est, par nature, un récit intemporel de fondation situé non pas spécifiquement dans une époque lointainement reculée mais, plus précisément, dans une autre dimension du temps, ce que l’on nomme, chez les anciens Australiens par exemple, le « temps du rêve »...

    les-rites-et-la-condition-humaine-d-apres-des-documents-ethnographiques-de-jean-cazeneuve-941620998_ML.jpgOn le voit donc, qu’elle procède d’une nécessité sociale imposée à tous, comme l’initiation tribale, qu’elle relève d’un choix mystique ou religieux plus personnel comme l’initiation de confrérie – dont se rapprocherait le plus la franc-maçonnerie –, ou qu’elle corresponde enfin à une sorte d’élection par les Dieux ou les Anciens que son « bénéficiaire » n’a pas nécessairement désirée, l’initiation apparait ainsi comme une des institutions les plus constantes des communautés humaines quand il s’agit, pour les êtres qui les composent – hommes ou femmes – de mieux comprendre le sens de leur existence dans la collectivité, de leur place dans le monde, de leur destin personnel. Véritable invariant anthropologique, elle s’inscrit, plus largement, dans le débat de la raison qui s’interroge sur l’ordre des choses et de l’inquiétude – ou de la préoccupation – religieuse qui questionne l’opposition – ou la dialectique – du sacré et du profane.

    Incessamment reformulée – dans un schéma structuraliste où les détails variables du contenu n’affectent pas le sens fondamental mais au contraire l’expriment dans son inéluctable et constante richesse – la langue mythique de l’initiation s’adresse aussi aux instances les plus profondes de la psyché humaine qu’elle interpelle au-delà du discours de la claire conscience, véhiculant peut-être, s’il faut suivre Jung, des archétypes, c’est-à-dire des symboles fondamentaux qui peuplent l’inconscient collectif de l’espèce humaine et contribuent peut-être en partie à fonder son unité. [3] (à suivre)



    [1] Expression légèrement polémique, due à plume redoutable de Robert Amadou.

    [2] On préfèrera cette définition purement phénoménologique mais au moins assez claire, à celle de Guénon qui est à la fois délibérément mystérieuse et cependant dotée d’une prétention étiologique, c’est-à-dire finalement obscure et arbitraire : « La réception rituelle d’une influence spirituelle d’origine non humaine » – mais qu’est-ce qu’une « influence spirituelle » et qu’est-ce qu’une « origine non humaine » ?... (Cf. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Paris, 19xx ; Initiation et réalisation spirituelle, Paris, 19xx)

    [3] Sur ce dernier aspect, voir le brillant et provocant essai de Jean-Luc Maxence, Jung est l’avenir de la franc-maçonnerie, Véga, 2009.

  • « La maçonnerie pure et ancienne ne comprend que trois grades et pas davantage…» (1)

    La question du nombre des « vrais » grades maçonniques est une question presque aussi ancienne que la franc-maçonnerie spéculative elle-même et c’est une question probablement  sans pertinence aucune car le mouvement irrésistible de l’histoire maçonnique a tranché le débat depuis bien longtemps : qu’on le veuille ou non, les grades maçonniques sont innombrables !

    On cite volontiers comme exemple des acrobaties intellectuelles auxquelles le sujet a pu donner lieu, ces lignes contenues dans les Articles de l’Union, c’est-à-dire dans le texte qui, en 1813, permit l’union des deux Grandes Loges rivales qui se querellaient depuis alors une soixantaine d’années en Angleterre, notamment sur la question des grades :

    « La maçonnerie pure et ancienne ne comprend que trois grades et pas davantage, à savoir ceux d’Apprenti entré, de Compagnon du métier et de Maître maçon, y compris l’Ordre suprême du Saint Arc Royal de Jérusalem ».

    On a souvent admiré, à juste titre, la subtile rhétorique de cette « motion de synthèse » qui explique qu’on ne peut considérer comme « authentiques » que les trois premiers grades…y compris le quatrième !

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    Les Articles de l'Union - 27 décembre 1813


    Au fond, on ne saurait mieux dire : en Angleterre comme ailleurs, la distinction entre la maçonnerie symbolique ou « bleue » et celle des hauts grades – parfois dénommés « side degrees » dans la tradition anglo-saxonne – est pratiquement sans aucune substance.

    Quelques rappels s’imposent ici sur l’origine de ces dénominations et sur leur contenu.

    Pendant la période opérative documentée (XIIème-XVème siècle) en Angleterre, on sait que l’Apprenti (Apprentice) est un jeune homme en formation, pratiquement sans aucun droit. Les formalités de son admission « symbolique » sur le chantier étaient selon toute apparence très réduites : une lecture des Anciens Devoirs et sans doute un serment sur la Bible – ou du moins l’Evangile. Le Compagnon (Fellow) est en revanche un ouvrier accompli, libre de chercher de l’emploi mais qui ne peut lui-même s’établir comme maître – c’est-à-dire comme employeur ou, sur un grand chantier ecclésiastique ou princier, comme « chef de chantier ». Rien ne dit que le Compagnon, à cette époque en Angleterre, ait dû prendre part à un cérémonial spécifique pour être reconnu comme tel, et même tout laisse à penser le contraire. La qualité de Maître n’était, quant à elle, qu’un statut civil.

    En Ecosse, à la même époque – ce qui durera en ce pays jusqu’au XVIIIème siècle –, le schéma est un peu différent : l’Apprenti est d’abord simplement « enregistré » (booked ou registered) par son Maître avant d’être officiellement et rituellement présenté à la loge de son ressort, quelques années plus tard. Il devient alors, après une cérémonie dont nous connaissons, à la fin du XVIIème siècle en tout cas, les traits essentiels [1], un Apprenti entré (Entered Apprentice). Pour beaucoup d’ouvriers, la carrière s’arrêtait à ce stade. Devenus des Journeymen, hommes payés à la tâche, ils exerçaient leurs métier leur vie durant comme « éternels apprentis »…

    Pour d’autres, une seconde étape rituelle les attendait : celle du Fellowcraft ou Craftman (Compagnon ou Homme du métier), qualité également acquise lors d’une réception rituelle dans la loge. Là encore, nous en connaissons les éléments principaux. En fait, cette progression n’avait de sens que si l’on envisageait, non plus dans le cadre privé de la loge mais dans celui, public et civil, de l’Incorporation (la guilde municipale des Maîtres bourgeois) le parcours pour devenir Maître à son tour : par succession familiale, mariage ou achat. Le statut de Maître, là encore, n’était qu’une qualification dans la cité et ne comportait aucun aspect rituel.

    C’est à peu près ce dernier système qui était pratiqué à Londres, en 1723, lorsque la première Grande Loge publia son Livre des Constitutions, compilé par le Révérend James Anderson, Ecossais de souche dont le père avait lui-même appartenu à la loge d’Aberdeen.

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    Vers 1725, une nouveauté apparaît à Londres : le « Maître » devient à son tour un grade qui s’acquiert en loge au cours d’une cérémonie spécifique – et donc nouvelle. L’apport majeur est celui de légende d’Hiram qui structure ce nouveau grade. En 1730, la très fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected, va consacrer cette division en trois grades qui s’imposera – mais en quelques décennies seulement – comme le standard de la maçonnerie dite « symbolique ».

    Entre 1733 et 1735, alors même que le grade de Maître n’est pas encore universellement adopté – loin s’en faut – en Angleterre, apparaissent déjà de nouvelles dénominations et notamment celle de « Scots master ». Même si on ignore la nature exacte de ce grade (?) et donc son contenu, il est certain que vers 1740-1745, il se pratiquait, au moins en Irlande, un grade de l’Arc Royal considéré comme l’achèvement de la maçonnerie symbolique et qu’à Paris on connaissait alors au moins quatre ou cinq grades après le grade de Maître (notamment ceux de Maître Parfait, de Maître Irlandais, d’Elu et d’Ecossais, et très bientôt le grade prestigieux de Chevalier de l’Orient ou de l’Epée). A partir de 1745 et pendant au moins une vingtaine d’années, l’inflation du nombre des hauts grades va être impressionnante : on en compte environ une trentaine vers 1760 et plusieurs dizaines avant la fin du XVIIIème siècle…

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    Masonry Dissected (1730) - Première divulgation du grade de Maître

    On voit donc qu’opposer une maçonnerie de type « opératif » en trois grades, à une maçonnerie d’origine exclusivement « spéculative » en un nombre indéfini de grades, est à la fois erroné et sans objet. En premier lieu parce que dans la période opérative il n’y eut sans doute qu’un seul grade et en Ecosse parfois deux, mais jamais trois au sens strict du terme. Ensuite parce que la transformation spéculative a d’abord et avant tout affecté les « grades du métier » eux-mêmes et que l’évolution du système des grades s’est faite insensiblement et sans heurt à cette époque fondatrice – même si certains protestèrent contre le grade de Maître à Londres vers 1730, mais sur des arguments très différents. Enfin parce que la trame légendaire qui définit et caractérise ces grades établit entre eux une indéniable continuité : ce n’est, tout au long, que le développement de virtualités symboliques contenues dans les premiers grades.

    Faut-il donc rayer d’un trait de plume toute l’évolution qui s’est accomplie et, au nom d’une prétendue « pureté opérative » en réalité parfaitement illusoire, ne s’en tenir qu’aux grades « purs et anciens », c’est-à-dire aux trois premiers ? A suivre cette logique, on pourrait en arriver à la position extrême qui verrait dans le seul grade d’Apprenti toute l’essence de la maçonnerie, renonçant à poursuivre au-delà – et du reste, certains l’ont fait ! Or, que peut-on penser d’une telle position ?

    D’abord, qu’elle aboutit inconsidérément à tenir pour rien tout le patrimoine légendaire, rituel et philosophique que les hauts grades ont mis devant nos yeux et qui a fait, en trois siècles, toute la richesse de la franc-maçonnerie, ce qui est difficilement soutenable. Ensuite, qu’elle pèche aussi gravement en oubliant que le grade de Maître, présenté par certains comme l’accomplissement suprême des grades de la tradition opérative, n’est pourtant lui-même qu’une création tardive, opérée dans le premiers tiers du XVIIIème siècle, au sein d’une franc-maçonnerie déjà devenue entièrement non-opérative. Enfin, elle consiste à ne pas voir que ce grade de Maître est surtout, par sa structure même, le premier des hauts grades et fut sans doute le modèle d’un grand nombre de ceux qui le suivirent immédiatement.

    S’il paraît donc insoutenable de contester par principe la légitimité historique et traditionnelle des hauts grades et absurde de prôner une régression qui viserait à les abolir, l’existence même d’un courant d’opinion hostile à ces grades au sein de la franc-maçonnerie, depuis longtemps déjà et à toutes les époques de son histoire, doit pourtant nous conduire à examiner la nature de ces grades et à en préciser l’intérêt. (à suivre)



    [1] Cf. les manuscrits du groupe Haughfoot (1696-c.1715).