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Rechercher : faut-il marquer les angles

  • La Franc-maçonnerie - Histoire et dictionnaire, Coll. Bouquins, Robert Laffont, 2013

    Il est difficile de parler d'un ouvrage collectif auquel on a collaboré, j'aurai cependant à revenir sur ce bel opus qui vient de paraître et doit beaucoup au travail de son directeur, Jean-Luc Maxence, dont il faut saluer ici la ténacité.

    On y trouvera, dans ce volume de près de 1200 pages, de nombreuses contributions originales - je ne parle évidemment pas des miennes  ! - dont, sans exhaustivité, celles de Pierre-Yves Beaurepaire ("La franc-maçonnerie des Lumières"), Claude Saliceti ("L'humanisme maçonnique"), M.-F. Picart ("Quand la franc-maçonnerie vint aux femmes..."), Simone Vierne ("Fonctions des myhes et des rites en franc-maçonnerie"), Jérome Rousse-Lacordaire ("Voie initiatique, voie spirituelle, histoire comparative"), Jean-Marc Vivenza ("René Guénon, l'ésotérisme et la franc-maçonnerie") ou encore Dominique Jardin ("Les courants ésotériques et la franc-maçonnerie"), Jean-Claude Bousquet ("Du Grand Achitecte de l'Univers à la liberté de conscience" - un article très complet et extrêmement équilibré sur un sujet difficile) et Michaël Segall (remarquable mise au point sur "La franc-maçonnerie américaine inconnue ").

    Ces auteurs sont estimés et fournissent ici de nouvelles preuves de leurs talents et de leur réelle maîtrise des sujets traités, en proposant des synthèses actualisées, très abouties, pertinentes et documentées - suffisamment distanciées aussi, car il ne s'agit évidemment pas d'un ouvrage de propagande, et la plupart des auteurs (mais pas tous !) semblent l'avoir bien compris...

    On a eu l'excellente idée d'ajoindre de copieuses annexes où l'on trouvera de bonnes traductions de textes fondamentaux, tels que quelques versions des Anciens Devoirs, les Constitutions d'Anderson, mais aussi le Discours de Ramsay.

    Enfin la bibliographie et les index, indispensables dans de tels ouvrages, sont bien faits.

    Que demander de plus ? Sans doute que tous les chapitres soient du même niveau, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Pour l'instant, je préfère réitérer mon jugement d'ensemble très favorable et recommander l'acquisition et la lecture de livre. Je dirai plus tard ce qui est moins agréable mais nécessaire, du moins si l'on veut défendre la vérité de l'histoire - or c'est l'une des passions (et donc l'un des risques) de ma vie !

    En attendant, je vous livre la fin du chapitre de conclusion, consacré à "L'avenir de la franc-maçonnerie", que l'ami Maxence m'a chargé de rédiger...

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    [...]

     

    L’initiation maçonnique a-t-elle un avenir ?

    Pour « ceux qui croient au ciel », il y avait – et il y a encore – les églises ; pour ceux qui n’y croient pas – ou n’en veulent plus – mais désirent pourtant conférer un sens à leur vie, il y aussi les partis politiques, l’action syndicale, l’engagement associatif – voire le divan du psychanalyste. Quelle est aujourd’hui – et quelle sera demain ! –, dans un pays comme la France singulièrement, la place de l’initiation maçonnique ?

    On a vu que la courbe des effectifs, dans notre pays, n’a cessé de s’élever depuis une trentaine d’années. Faut-il donc la prolonger et prédire un envol numérique de la franc-maçonnerie ? Nul ne peut le dire mais on peut au moins envisager les facteurs qui pourraient modérer ou simplement moduler cet enthousiasme arithmétique.

    D’abord parce que l’évolution économique et sociale contemporaine, qui rend les hommes moins disponibles et moins sereins, la mutation culturelle qui substitue le règne de l’éphémère et de l’image sans lendemain à la contemplation méditative de l’icône ou à la réflexion sur les textes que le temps avait consacrés, l’invraisemblable « bougisme » qui contraint les individus à une course folle et permanente, tous ces traits de la civilisation de l’incertitude, de l’apparence et du jeu sont a priori peu favorables à la prospérité d’une démarche mesurée, attentive et patiente comme celle que propose la franc-maçonnerie.

    Ensuite parce que, l’actualité l’a tragiquement montré depuis quelques années, le besoin de retrouver des racines spirituelles ou traditionnelles trouve souvent son aboutissement dans les intégrismes religieux de toutes sortes qui, tout en s’opposant avec violence, s’accordent généralement sur un point : la franc-maçonnerie est un ennemi à abattre. Une autre impasse caricaturale est encore représentée par les sectes qui, elles, n’ont jamais tant proliféré.

    Enfin parce que les références culturelles et philosophiques sur lesquelles repose le corpus symbolique et rituel de la franc-maçonnerie, empruntant aux sources essentielles de la tradition judéo-chrétienne, fût-ce au simple titre de mythe fondateur et d’allégorie suggestive, font aujourd'hui l’objet d’un discrédit inquiétant qu’alimentent surtout une ignorance et une inculture qui s’aggravent dans les générations les plus récentes.

    Pourtant, si l’on veut bien y songer un instant, toutes ces causes d’un possible effacement de la perspective initiatique dans l’esprit de nos contemporains – notamment dans un pays aussi sécularisé que la France du XXIème siècle –, sont peut-être autant de chances à saisir, voire de défis à relever pour une franc-maçonnerie à nouveau confiante et consciente de ses potentialités. Observons simplement que, depuis la fin du XIXème siècle, les acquis de l’anthropologie culturelle ont montré l’impressionnante permanence du schéma initiatique dans à peu près toutes les sociétés et suggèrent qu’il constitue peut-être l’un des invariants les plus saisissants de la condition humaine. Dotée d’une structure étonnamment stable à travers les siècles et les continents, à peine variable dans son fond mais sous des masques et des représentations multiples, l’initiation a jalonné toutes les étapes de la civilisation. Pourquoi notre monde « postmoderne » en serait-il dépourvu ? Pourquoi n’y trouverait-elle plus sa place pour répondre à des questionnements eux aussi intemporels ?

    Abandonnons ici résolument l’habit du devin que revêt toujours, plus ou moins consciemment, quiconque prétend trouver dans le présent une préfiguration de l’avenir. Gardons-nous aussi de prendre pour des réalités probables nos désirs comme nos angoisses. Restent alors l’éternelle énigme de la vie humaine et l’irrépressible interrogation sur les origines, le sens et la fin des choses qui, un jour ou l’autre, s’empare presque immanquablement de chaque être humain. Les efforts combinés, tantôt solidaires, tantôt contraires, de la philosophie et de la spiritualité n’ont pu en épuiser le secret en quelques dizaines de siècles de pensée humaine déchiffrable.

    L’initiation peut donc encore proposer sa contribution : celle du premier et du dernier pas.

  • Les ”Mystères” de la Rose-Croix (1)

        Mon propos n’est évidemment pas ici de reprendre en détail cette histoire elle-même ! Il y a pour cela d’excellents instruments de travail et de bonnes références textuelles – sachant qu’en ce domaine, malheureusement, règnent trop souvent encore la fantaisie la plus débridée, quand ce n’est pas le délire et la confusion les plus inquiétantes ! Tout membre d’un Ordre rosicrucien digne de ce nom doit, je crois, posséder une connaissance au moins approximative de ces sources sérieuses. Cela tient du reste, pour se limiter à la littérature en langue française, en trois ou quatre ouvrages de base [1] qu’il me semble indispensable de lire et de travailler.

    1.  Pourquoi a-t-on créé la Rose-Croix ?
     Cette question préjudicielle n’a en fait jamais reçu de réponse satisfaisante. On peut simplement tenter d’approcher la vérité en s’interrogeant sur le milieu intellectuel des fondateurs (le « Cénacle de Tübingen ») et en les situant dans leur environnement philosophique, politique et religieux.
     Les éléments de jugement tiennent en quelques constats :

    1.  Rose-Croix a été « inventée » par un groupe informel de jeunes théologiens luthériens qui, près d’un siècle après l’avènement de la Réforme, en Allemagne principalement, constataient avec tristesse que ce mouvement religieux, initialement conçu comme annonciateur d’une libération chrétienne, avait en peu d’années généré une nouvelle orthodoxie  – le « luthéranisme », fondé sur le socle devenu intouchable de la Formule de Concorde adoptée en 1577 –, le tout sur fond de mise au pas politique en vertu du principe « cujus regio, ejus religio » (« tel roi, telle religion » [i.e. catholique ou strictement luthérienne selon le choix du Prince]), principe consacré par la Paix d’Augsbourg dès 1555. C’est donc avant tout en raison des risques politiques et religieux impliqués par ce contexte que nos auteurs choisirent l’allégorie pour s’exprimer et l’anonymat pour se protéger;
    2.  Pendant le siècle qui venait de s’écouler (le XVIème), deux courants avaient marqué et infléchi la réflexion de certains cercles chrétiens en Europe : a) l’humanisme érasmien – Erasme (1469-1536), l’un des contributeurs involontaires de la Réforme, avait en tout cas imposé l’étude des textes « authentiques » et le retour critique aux sources comme l’une des voies inévitables d’un nécessaire renouvellement religieux ; b) la découverte par des érudits – eux-mêmes souvent liés à l’humanisme renaissant, comme Johannes Reuchlin (1455-1522), véritablement emblématique à cet égard – de la kabbale juive, puis son adaptation au cas du christianisme pour approfondir la compréhension de ce dernier (la kabbale chrétienne) ;
    3. La vogue considérable dont jouissait alors une certaine vision du monde, ou plus précisément une philosophie de la nature, prenant ses racines dans le mouvement hermétiste néo-alexandrin né à Florence vers 1460 avec la redécouverte et la traduction du Corpus Hermeticum par Marsile Ficin (1433-1499), mais ayant pris corps et consistance dans l’œuvre séminale de Paracelse (1493-1541), à la fois philosophique, mystique, médicale et alchimique ; c’est par le biais de tous ces hommes que naquit une nouvelle synthèse, encore confuse et indistincte dans ses contours, ce que F. Yates nommera « le courant hermético-kabbalistique » [2] : une clé de décryptage du monde qui ouvrait des perspectives insoupçonnées et, à son tour, n’était évidemment pas sans implication religieuse.Rose de Luther.jpg

    Or, venant au terme de 150 ans de spéculations diverses et souvent désordonnées dans ces domaines, la Rose-Croix, à travers ses manifestes fondateurs (Fama Fraternitatis, 1614 ; Confessio, 1615 ; Noces chymiques de Christian Rosenkreuz, 1616), évoque sans effort toutes les influences et tous les débats qu’on vient de mentionner et elle tente de les conjuguer :

    1.  Ils font clairement référence à la situation religieuse de leur temps, aux déceptions issues de la Réforme luthérienne, à la nécessité d’une « nouvelle Réformation », autant intellectuelle que spirituelle et religieuse - rappelons en outre que le "Rose de Luther" associe déjà cette fleur à la croix ;
    2. Ils font une place de choix à Paracelse, à sa philosophie de la nature et, d’une manière générale, à la tradition hermétique et à l’alchimie exclusivement envisagée sous son angle spirituel;
    3. Ils évoquent également John Dee (1527-1608), avec une mention explicite de la Monade hiéroplyphique (publiée en 1564) dans les Noces chymiques, et cette nouvelle référence n’est pas indifférente
    4. Ils expriment, sous la forme d’un mythe générateur (la vie de Christian Rosenkreuz, sa mort et la découverte miraculeuse de son tombeau, dont dérive la création de l’Ordre), l’espoir de susciter un mouvement qui pourrait conduire à la réformation précédemment évoquée ;
    5.  Ils privilégient enfin la « discipline de l’arcane, en tout cas l’anonymat (les Rose-Croix sont en ce sens « invisibles » - je n’ose dire « Inconnus »).

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     Il reste que, comme cela a été désormais clairement établi, les auteurs des manifestes n’ont jamais constitué de véritable Société ou Ordre de Rose-Croix au sens propre de ces termes. Ils n’ont pas non plus laissé d‘autres instructions ni d’autres messages que ceux contenus dans les manifestes rendus publics et, naturellement, n’ont jamais connu le moindre rituel dans leurs rencontres intimes et leurs échanges informels. Au reste, si Johann Valentin Andreae (1586-1654) publie, en 1619, une utopie intitulée Christianopolis, en lien direct avec la fabulation Rose-Croix et que l’on pourrait considérer comme un « quatrième manifeste », après 1620 on n’entendit plus jamais parler du groupe. Seul Andreae reconnaitra, très tard, sa paternité effective à l’égard des Noces chymiques, mais en  qualifiant cet ouvrage de ludubrium (c’est-à-dire une plaisanterie, un canular, on n’ose dire une « farce »…).

    Finalement, les premiers Rose-Croix avaient posé un problème, jeté une bouteille à la mer sous la forme d’un appel (c’est le sens du mot latin « Fama ») un peu désespéré, mais ils s’abstinrent d’aller plus loin et notamment de répondre aux multiples réactions que suscitèrent leur initiative – ce qu’ils étaient sans doute bien loin d’avoir envisagé !

    A la fin de leurs vies respectives, occupés à d’autres tâches – mais Andreae écrira plusieurs versions d’une utopie d’inspiration rosicrucienne, Christianoplis –, ils durent penser que tout cela n’avait servi  à rien.  Du reste, comme une cinglante réplique de l’histoire, entre 1618 et 1648 devait se dérouler la Guerre de Trente ans qui éleva notamment l’opposition entre Protestants et Catholiques au rang d’un conflit européen. Les « Chefs de l’Europe » n’avaient manifestement rien entendu…

     Vient alors assez naturellement la question suivante :

    2. Sur quelles bases la tradition rosicrucienne se constitua-t-elle, malgré l’effacement et la disparition de ses premiers concepteurs, et comment fut-elle malgré tout transmise pendant le siècle suivant ?

    La publication des trois manifestes aurait n’être qu’un feu de paille, sans lendemain, une mystification littéraire comme il y en eut tant. Or, entre 1614 et 1620, on compte plus de 200 réponses publiées en Europe, émanant parfois d’intellectuels de premier plan (comme Robert Fludd ou Michael Maïer) et, jusqu’au cœur du XVIIIème siècle, on dénombre près de 1000 publications relatives  la Rose-Croix : bien plus qu’un phénomène littéraire, c’est un fait de société, un moment dans l’histoire des idées en Europe. Une fascination sans précédent s’est emparée d’une partie significative des milieux intellectuels européens pendant plus d’un siècle. La Rose-Croix en est ressortie toujours vivante mais profondément changée, en tout cas diversifiée. C’est de cette « deuxième » Rose-Croix que nous avons principalement hérité, il faut insister sur ce point.

    Il faut en effet distinguer la Rose-Croix originelle – celle des manifestes – de ce que l’on peut appeler la « tradition rosicrucienne », laquelle s’est élaborée et enrichie pendant plusieurs décennies, sans ordre ni méthode, grâce aux apports désordonnés et parfois contradictoires d’auteurs qui, pour la plupart ne se connaissaient pas, ignoraient même le plus souvent ce qui avait déjà été publié, et s’intéressaient à des aspects très divers de la « révélation » initiale. Certains se demandaient encore ce qu’elle avait pu dissimuler, croyant sincèrement en l’existence des mystérieux Rose-Croix ; d’autres se présentaient, plus roublards, comme missionnés par ces derniers ; d’autres enfin saisissaient ce prétexte et l’intérêt de curiosité suscité par le mystère rosicrucien, pour attirer l’attention sur leurs œuvres et se faire connaitre, sinon entendre.

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    Johann Valentin Andreae

    C’est ainsi que peu à peu, s’éloignant à plus d’un titre du projet initial – pour autant qu’il ait été clairement formulé par ses auteurs –, le rosicrucianisme est devenu l’un des principaux courants de ce qu’il est convenu de nommer l’ésotérisme occidental. Rappelons brièvement les autres, par ordre d’apparition : l’hermétisme néo-alexandrin (milieu XVème), la kabbale chrétienne (fin XVème), le paracelsisme (début XVIème). [3] En dehors de la Rose-Croix elle-même, il ne reste, pour compléter le paysage, que la théosophie chrétienne incarnée Jacob Boehme – lequel est exactement contemporain des manifestes mais n’y fait aucune allusion, même s’il est probable qu’il en ait entendu parler.

    On voit que dans l’histoire de ces courants, la Rose-Croix tient une place à part : elle ferme la marche, si l’on peut dire et elle emprunte à chacun de ceux qui l’ont précédée. Elle y ajoute une dimension qu’ils n’avaient pas : à savoir, l’idée d’une fraternité secrète chargée de conserver et de transmettre ces enseignements. Le rosicrucianisme en est ainsi venu à se présenter, dans le courant du XVIIème siècle, sans avoir alors jamais existé réellement en tant qu’institution, comme le modèle de la société secrète, de l’Ecole des mystères dans l’Europe moderne. Il lui manquait une seule caractéristique pour l’achever ou le parfaire : la notion d’initiation – parfaitement absente des manifestes, bien que l’idée d’une expérience de la transmutation y soit présente, comme l’un des invariants majeurs des courants ésotériques. [4] Il est probable que le modèle maçonnique, développé en Grande-Bretagne dans la deuxième moitié du XVIIème siècle – où l’on retrouve d’ailleurs des propagateurs de la littérature rosicrucienne en Angleterre ou en Ecosse, comme Robert Moray (1608-1673)  ou Elias Ashmole  (1617-1692) – a joué ici un rôle d’entrainement, par capillarité sociale en quelque sorte, pour donner corps à la synthèse finale.

    De simple corpus littéraire qu’il était à l’origine, le rosicrucianisme s’est donc transformé en une voie initiatique par une sorte de parcours inverse de celui de la franc-maçonnerie spéculative : dans ce dernier cas, un rituel opératif, assez simple et de caractère coutumier, aurait précédé l’incursion de préoccupations philosophiques visant à lui donner un sens nouveau et plus riche, tandis que dans le cas de la Rose-Croix, un courant philosophique complexe et vieux de plus d’un siècle s’est finalement inscrit dans une pratique rituelle  nouvellement créée à cet effet !

    Tout  cela s’est opéré en Allemagne – encore ! –  et à un moindre degré en France, au cours du XVIIIème siècle, puis en Angleterre sur une échelle bien plus impressionnante au cours du siècle suivant. Toute la question est ici de juger des relations qui peuvent exister entre ces différentes filières.

    3. Quels enseignements tirer de la généalogie des premières Sociétés de Rose-Croix ?

    Une remarque préliminaire s’impose ici. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, l’expression « Rose-Croix » était devenue une appellation rigoureusement non protégée. Elle servait à désigner  à peu près tout ce qui relevait de l’occulte, du mystérieux, depuis les superstitions populaires, ou presque, jusqu’à la théurgie, en passant par la magie, les arts divinatoires et bien sûr l’alchimie. On n’est donc pas surpris que, vers 1760, venant apparemment d’Allemagne, un grade maçonnique qui fera son entrée en France par l’est du pays (Nancy, Metz), sous le nom de « Rose-Croix », se soit présenté – avec succès – comme le nec plus ultrades connaissances maçonniques. Or, si ce grade est effectivement chrétien dans son contenu comme dans ses décors, il n’emprunte rien, notons-le bien, qui soit spécifique à la tradition rosicrucienne. Rose-Croix voulait simplement dire ici : « très secret, très mystérieux, très vénérable »…

  • En parcourant The Square

    La lecture du magazine maçonnique bimensuel The Square est un exercice auquel devraient se livrer régulièrement – qu’ils soient « réguliers » ou non ! – les francs-maçons français qui souhaitent mieux comprendre la franc-maçonnerie, sortir du cadre intellectuel de la seule maçonnerie française qu’ils connaissent, toucher des yeux sinon des doigts – si j’ose ainsi m’exprimer – la réalité internationale d’une « Fraternité universelle », comme ils se plaisent souvent à le répéter d’un air grave mais qui, pour l’immense majorité d’entre eux, se réduit à leurs tenues bimensuelles, à de rares visites dans d’autres loges de leur Obédience le plus souvent, voire à la participation à un « Congrès régional » ou même au « Convent » – deux types d’événements qui ne nous apprennent jamais grand-chose d’intéressant sur la maçonnerie…

    Pour ma part, je lis attentivement The Square – qui s’intitulait jadis Masonic Square – depuis plus de trente ans, et j’y ai appris beaucoup de choses intéressantes ou curieuses. D’une part en tant que maçon français qui peut relativiser son savoir et sa vision maçonnique, mais aussi sur la maçonnerie anglaise, réputée immuable selon beaucoup de gens et que j’ai vu bouger de plus en plus nettement depuis des années. Je précise que The Square est un magazine de grande qualité, complètement indépendant de la Grande Loge Unie d’Angleterre. Le dernier numéro disponible, paru en septembre 2016, en apporte une preuve nouvelle. J’y ai relevé deux articles publiés à la suite l’un de l’autre – sans doute par hasard – qui résument parfaitement tous les malentendus qui existent entre la maçonnerie française et la maçonnerie britannique.

    Une visite décevante

    Le premier article dont je souhaiterais parler est celui de Bob Mellor, consacré à l’exposition qui s’est tenue au milieu de l’année à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Notre ami anglais l’a visitée et en est revenu profondément déçu, c’est le moins qu’on puisse dire…

    Nombre de ceux qui, comme moi, ont eu le plaisir d’en suivre la préparation – un événement unique en son genre en France – et de la découvrir parmi les quelques privilégiés invités pour la « pré-inauguration », pourront s’étonner, voire se formaliser, d’un jugement aussi négatif. Rien ne semble avoir plu à notre visiteur, qu’on en juge [mes commentaires personnels sont en italiques entre crochets] :

    « La lumière est faible, les mur sombres ou noirs et cela donne comme un effet de mausolée [merci pour le metteur en scène de l’expo !]. Les pièces les plus pittoresques et frappantes sont les posters antimaçonniques. Ils montrent, encore une fois, les aspects sataniques et occultes supposés de la maçonnerie […] Tout en français [à Paris, c’est assez logique…] Je n’ai rien pu voir sur les aspects modernes de la franc-maçonnerie, ses actions de bienfaisance, ses aspects sociaux, ses liens fraternels et son réseau mondial […] – en tout cas rien qui puisse persuader le visiteur qu’elle ne va pas mourir et qu’elle peut encore attirer à elle des hommes (et des femmes). »

    Mais la partie de punching-ball se poursuit : « Il y avait deux vidéos de commentaires par les Grands Maîtres du Grand Orient, de la Grande Loge et de la Grande Loge Nationale. Aucun n’est apparu comme une bon ambassadeur pour la franc-maçonnerie et l’un d’entre semblait se remettre d’une bringue [sic ! angl. « binge »] - ou bien ne s’en remettait-il vraiment pas ? [sur ce point, je crois comprendre mais je m’abstiendrai de tout commentaire] »

    Notre visiteur exténué d’ennui est ensuite passé par la librairie de l’exposition : « Il y avait plein de livres et un très gros ouvrage illustré avec la description des pièces exposées [il s’agissait, je pense, du magnifique catalogue de l’exposition]. Je suis passé à autre chose et j’ai acheté un livre moins cher que je n’ai pas lu, et j’ai pris mes propres photos. »

    Le compte rendu de cette visite improbable est tellement négatif que le rédacteur en chef du magazine a estimé nécessaire de faire une note en fin d’article : « Clairement, Bob ce n’était pas pour toi. » Mais il ajoute pourtant : « J’ai moi-même visité l’exposition et je suis d’accord avec l’essentiel de ce que tu dis. »

    Bref, l’exposition n’a pas intéressé nos deux amis anglais – cependant j’ai croisé, le jour de l’inauguration, des anglophones de diverses provenances pour qui la visite a été un vrai plaisir mais – puis-je le suggérer sans prétention ? – ils avaient un bon guide…

    Ce qui retient mon attention ce sont certaines critiques de Bob Mellor – pas celles qui portent sur la qualité de l’exposition qu’il ignore superbement et, à mon avis, très injustement – mais surtout quand il note qu’on n’y parlait pas « des aspects modernes de la franc-maçonnerie, de ses actions de bienfaisance, de ses aspects sociaux, de ses liens fraternels ni de son réseau mondial… » La mention des femmes est également révélatrice. Naïvement, un maçon français s’attendrait à ce que la critique d’un maçon anglais porte sur l’absence d’approfondissement des sources légendaires, des symboles, voire de la spiritualité de la maçonnerie – car telle est la perception que nous avons de la maçonnerie anglaise : passionnée de rituels, de symboles et de prières…

    Or, tel n’est manifestement pas le cas ici. Bob Mellor serait-il un maverick, ou représente-t-il une tendance significative de la maçonnerie britannique d’aujourd’hui ? 

    L’article suivant permet d’en avoir une idée plus précise.

     

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    « Pourquoi j’ai quitté la franc-maçonnerie »

    The Square publie en effet ce que dans la presse française nous nommerions une « tribune » : le témoignage d’une personne qui critique violemment la franc-maçonnerie après en avoir été membre pendant quelques années, non seulement d’une loge bleue mais aussi d’un Chapitre de l’Arc Royal – considéré en Angleterre comme le complément indispensable du grade de Maître.

    Soit dit au passage, je ne sais pas si une revue maçonnique officielle française serait capable d’en faire autant…

    Là, encore, on croirait entendre Bob Mellor –  l’auteur écrit sous le pseudonyme de « NX Mason » : il commence en nous disant qu’il a falli s’écrouler de rire lors de son initiation en entendant l’énoncé des châtiments physiques encourus si l’on trahit son serment – « avoir la gorge tranchée, etc. ? ». Après son accès au grade de Maître il a visité des loges, dont une loge d’études qu’il a trouvée ennuyeuse. Lorsqu’il a accédé au Chapitre de l’Arc Royal – selon moi, l’un des plus beaux moments de maçonnerie du système anglais – il a trouvé le rituel dépourvu de sens et pratiquement incompréhensible. Il a logiquement fini par considérer qu’il était préférable pour lui de partir.

    Le plus intéressant est en fait la liste très factuelle des reproches énoncés contre la maçonnerie, figurant en fin d’article. Cette liste, que je cite partiellement, nous apporte d’intéressantes informations. Notamment :

    • « Les membres [des loges] sont vieux et figés dans leurs habitudes. Je n’ai pas envie de passer mes soirées avec de vieux hommes pédants. »
    • « C’est trop hiérarchique. Les décisions sont juste prises et imposées – et pourtant je payais pour appartenir à ça. »
    • « Les rituels sont désuets et souvent franchement stupides. Beaucoup les récitent mais n’y croient pas. Par exemple, j’en connais plein qui ne croient pas en Dieu. »
    • « C’est beaucoup trop religieux – si je veux la Bible et des prières, je vais à l’église. »
    • « Tout y prend beaucoup trop de temps. Ça peut prendre toute votre vie. »
    • « Les repas [après les tenues] sont mauvais et les discours [qui se font habituellement à ce moment-là dans les loges anglaises] encore pires, et c’est la même chose à chaque fois.
    • « Les membres ne comptent pas dans la société en général. La plupart ne sont rien du tout. Certains sont même pires – nous avions deux alcooliques dans ma loge et un autre s’est suicidé. »

    On est finalement heureux que cette démolition en règle s’arrête ! Et puis, on peut se mettre à réfléchir.

    Certes, une expérience négative, même si, au témoignage de notre auteur, il a rencontré plusieurs autres maçons qui vivaient la même expérience que lui, ne suffit pas à juger une institution. La maçonnerie n’était sans doute pas faite pour lui. Nous pourrions nous en tenir là.

    Pourtant, il faut écouter certaines critiques que nous pourrions sans doute transposer au cas français : sommes-nous sûrs que nos « travaux » soient toujours au bon niveau ? Les « carrières » maçonniques sont-elles toujours irréprochables au plan des méthodes ? L’exécution des rituels n’est-elle pas, ici comme là-bas, parfois purement mécanique et sans inspiration ? Quant à l’approfondissement de ce qu’ils contiennent, est-ce que cela aboutit toujours à un réel éclairage, sans jamais virer au pur « délire symbolico-maniaque » ? Je laisse à chacun(e) le soin de répondre.

    Plus surprenant pour nous, le fait que « nombre de membres disent qu’ils croient en Dieu [parce que c’est obligatoire en Angleterre] mais en réalité n’y croient pas ! N X Mason ajoute du reste qu’il a rencontré dans les loges « beaucoup d’hypocrites pontifiants ». Mais cela ne nous-est-il jamais arrivé ?

    Soulignons aussi la difficulté fréquente, également signalée par l’auteur, d’insérer l’engagement maçonnique dans la vie moderne, notamment pour les jeunes – ou moins jeunes – actifs. Cela suppose également une réflexion sérieuse et sans doute un changement des pratiques, à Londres comme à Paris, si l’on ne veut pas vider les loges dans les années et les décennies qui viennent.

    Bref, les états d’âme d’un ex-maçon déçu ne changent évidemment pas la réalité de la maçonnerie, mais ce reportage inattendu au cœur d’un loge anglaise nous a tout de même apporté quelques surprises.

    La maçonnerie en France a une chance – et une faiblesse : la multiplicité des Rites et des Obédiences. Oui, je sais, cela produit plus souvent qu’on ne le souhaiterait du désordre, de la confusion, et trop souvent aussi des situations simplement ridicules voire grotesques. Les grandes Obédiences n’aiment pas les petites, ou s’en agacent et les créditent de tous les maux de la maçonnerie. Mais en Angleterre où l’on trouve encore la plus puissante Grande Loge d’Europe, unique dans son pays où toutes les loges bleues sont censées faire à peu près la même chose en matière rituelle, par exemple, la situation est-elle pour autant nettement meilleure parce qu’il n’y a pas de « petites obédiences » ? Rien n’est moins sûr si l’on entend ce témoignage. Les grandes Obédiences françaises pourraient en prendre de la graine et réfléchir sur leur modèle.[1]

    J’ai la chance de connaitre depuis des années des maçons anglais ou écossais éminents, savants et respectés. Je parle souvent avec eux en toute liberté et, à travers eux, j’entends d’autres témoignages. Comprenons-nous bien : je connais de nombreux maçons anglais qui vivent avec intérêt et même avec passion les innombrables rituels que leur offrent les quelque 120 ou 130 Side Degrees que compte leur univers maçonnique, et je corresponds avec eux sur notre passion commune. Ces rituels ne leur paraissent nullement ennuyeux ni absurdes, et leur tonalité religieuse – qui est fondatrice dans toute la maçonnerie, il faut le rappeler – ne les gêne aucunement. Sur FaceBook – car ils ne sont pas isolés tels des zombies dans leurs loges – ils échangent joyeusement à ce propos : voir notamment la page Side Degrees of Kent (groupe secret, of course !), particulièrement révélatrice à cet égard.

    Il n’empêche que, dans le même temps, une partie de la maçonnerie anglaise « de base » aspire confusément à un certain changement, en tout cas à une certaine évolution, mais le « système » ne le permet que très difficilement et les maçons anglais sont d’autre part très légitimistes. Ces maçons sincères qui, à la différence de NX Mason, ne trouvent pas forcément les rituels « dépourvus de sens et pratiquement incompréhensibles », aimeraient cependant bien, parfois, qu’il y ait aussi en Angleterre plusieurs Obédiences.

    Laissons pour le moment les Anglais à leurs problèmes. Je voulais seulement suggérer que la réalité maçonnique britannique, comme la réalité maçonnique française, est bien plus complexe qu’on ne le croit. Ceux qui, en France, ont voulu négliger cette complexité, qui suppose une approche prudente et appropriée des contacts et une gestion très subtile des initiatives de dialogue, en ont été pour leurs frais. Nous avons, quant à nous, la chance de posséder une maçonnerie plurielle, certes parfois bruyante, agitée et encombrante mais qui, au final, permet à tous et toutes d’exister librement ! Préservons donc cette « maçonnico-diversité » !

    Manifestement, les maçons anglais – je ne parle pas ici de l’appareil de la Grande Loge –, du moins certains d’entre eux, cherchent à ouvrir les portes. Ne fermons pas les nôtres…

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    [1] Ce point a déjà été évoqué en détail dans le dernier chapitre du livre que j’ai co-écrit avec A. Bauer et M. Barat en 2013, Les promesses de l’aube.