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Rechercher : faut-il marquer les angles

  • Des figures masculines en maçonnerie...

    On en apprend tous les jours et, lorsqu’on déserte un moment les sinueuses mais paisibles allées de la recherche pour parcourir les gazettes - ce qu’il m’arrive de faire, je l’avoue -, on découvre des théories originales. L’une d’entre elles, récemment exposée par un Auteur, constate que « le rite [maçonnique] ne nous présente que des figures masculines » et qu’il en découle naturellement que la mixité en maçonnerie est un non-sens – bien que les Sœurs se voient décerner un hommage final.

    Je veux souligner que mon ambition n'est pas d'aborder ici le sujet de fond, car cela suppose une discussion autrement plus sérieuse et plus approfondie. Mais dès cet instant, notre Auteur se prend déjà les pieds dans le tapis, si je puis dire, car de deux choses l’une : ou bien ce qu’il dit est vrai, et dans ce cas, non seulement la mixité est une coupable transgression, mais en outre les Sœurs qui font entre elles de la maçonnerie ne se livrent alors qu’à une regrettable et douteuse parodie, ou bien l’Auteur déraisonne gravement. C’est toute la question.

    Ce n’est évidemment pas la première fois que l’on entend proférer des sornettes dans l’univers maçonnique. Malheureusement, cela n’atteint pas seulement les dignitaires – ce serait, du reste, le moins grave – mais également nombre de maçons.  Discuter ces absurdités ne mène généralement pas très loin car pour échanger utilement, il faut parler la même langue, celle de l’intelligence distanciée qui ne confond  pas la controverse courtoise et la polémique de réunion publique.

    Mais, cette fois, surpris par la nouveauté de l’argument, je me suis quand même décidé à réfléchir un moment sur ce qu’il faut bien appeler une niaiserie.

    « Tant qu’il y aura des hommes »…

    La théorie de notre Auteur se heurte en effet à quelques obstacles.

    Prenons, par exemple, la tradition chrétienne. Sa « figure » fondatrice, cruciale, est un homme – qui, cependant,  ne méprisait pas les femmes, chose plutôt rare en son temps. Cela veut-il dire que seuls les hommes peuvent être chrétiens et que cela est interdit aux femmes ? Que penser alors de l’accueil que Jésus fit à la Samaritaine, femme et hérétique ? Que songer aussi de ce que dit Paul – peu suspect de féminisme ! – dans Galates, 3, 28 : « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni personne libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. »

    Le même Paul, du reste, enseignait à tous les chrétiens, me semble-t-il, les trois vertus théologales : la Foi, l’Espérance et la Charité (ou l’Amour). L’iconographie postérieure unanime a toujours représenté ces trois vertus sous l’aspect de trois femmes : l’une portant la croix (la Foi), une autre soutenant une ancre (l’Espérance) et la troisième allaitant des enfants (la Charité). Ces trois femmes figurent du reste sur le tableau de loge au premier grade en Grande-Bretagne. Est-il possible d'en déduire que l’exercice de ces vertus est réservée aux femmes et que les hommes en seraient incapables ?

     

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    Trois femmes figurent sur ce tableau de loge...anglais !

     

    Si maintenant, du champ religieux, nous passons à celui de l’emblématique sociale et politique, une « figure féminine » se dresse immédiatement devant nous : Marianne, une femme puissante et souvent un peu dénudée – son sexe ne fait aucun doute ! Faut-il donc comprendre que seules les femmes sont à même de réaliser et de mettre en œuvre les valeurs de la République ?

    Enfin, si nous revenons à la maçonnerie elle-même, rappelons-nous qu’un Rite  important – et qui m’est cher –, je veux parler du Rite Ecossais Rectifié (RER) a pour emblème central le Phénix et que le grade le plus révéré de toute la tradition maçonnique française du XVIIIe siècle, celui de Rose-Croix, place à son sommet l’image d’un Pélican. Si l’on suit notre Auteur, faut-il en conclure que ce Rite et ce grade sont réservés aux volatiles ?...

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    Le Rose-Croix : un grade pour la volaille ?

    On me pardonnera d’avoir mené à son terme, par une innocente dérision,  la logique absurde qui nous est proposée. Toutefois, cette proposition aberrante pose un problème  qu’il faut tenter de résoudre.

    Passons-donc aux choses sérieuses.

    Inculture et fétichisme

    D’où provient l’erreur ? Au-delà, une fois encore, du fait que l"on soit éventuellement opposé à l''idée de mixité maçonnique, comment peut-on en arriver à une telle ineptie pour justifier cette opposition ? La source me parait double.

    D’abord, c’est, une fois de plus, la formidable inculture maçonnique qui est un des fléaux les plus redoutables de la vie maçonnique en France – mais pas seulement, qu’on se rassure. Quand on s’enferme dans son Rite, dans sa loge, dans son Obédience, comme dans autant de bunkers intellectuels, sans chercher à savoir ce qui se passe ailleurs, dans le temps et l’espace de la maçonnerie, dans la profondeur de son passé et la diversité de son présent, on se condamne aux pires contresens. Si notre Auteur avait un peu effectué cette sorte de voyage, il saurait, par exemple, qu’une très importance cérémonie maçonnique de souche écossaise, qui a tous les caractères d’un grade, met le candidat en présence d’une haute « figure féminine » de la Bible : la Reine de Saba elle-même ! Cela n’empêche pas ladite cérémonie d’être pratiquée depuis un siècle et demi par des maçons britanniques encore peu enclins à la mixité en loge, il faut le reconnaitre. On pourrait du reste citer d’autres exemples.

     

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    La Reine de Saba : une héroïne maçonnique outre-Manche

     

    Mais plus fondamentalement, il s’agit d’une erreur touchant la nature même du symbolisme. Le symbolisme n’est pas le fétichisme et les symboles ne sont ni des totems ni des dieux païens. Si leur forme varie (signe, objets, être vivant humain ou animal), ils nous proposent toujours de surmonter les conditionnements culturels et historiques qui les ont vus naître – et les éclairent, cependant – pour atteindre à une région de l’esprit et du cœur où se résolvent toutes les oppositions irréductibles de notre monde : objet/être vivant, frère/étranger, animal/être humain, femme/homme. Le dessein du symbole est bien de nous conduire au-delà de lui-même et de son apparence.

    Nous conduire vers ce point ultime où prennent sens toutes les questions communes à tous les êtres humains sans aucune distinction : d’où viens-je ?, qui suis-je ?, où vais-je ?, que dois-je faire ? Ce point oméga du parcours de l’esprit que, pour ma part – et je n’oblige personne à me suivre – je nomme Dieu, le Grand Architecte de l’Univers.

    C’est évidemment un long et patient travail qui mérite mieux que des pirouettes et des entrechats. Il est clair que pour certains, il y a encore du pain sur la planche…

     

     

  • Cher Nombre d'Or...*

    A force d’ignorer les sources traditionnelles simples et véritables de la franc-maçonnerie, surtout au cours du XIXème siècle et plus encore pendant le siècle suivant, les francs-maçons ont tenté, péniblement, de repeupler un univers symbolique désenchanté et surtout incompris à l’aide de « mystères de substitution » qui vont chercher dans les pyramides d’Égypte chères à l'inoubliable Georges Barbarin (Le secret de la Grande Pyramide, 1936), les secrets des Druides ou ceux des Druzes (!), les clés qui permettront d’éclairer à nouveau la franc-maçonnerie.

    Ces excursions dans des contrées bien éloignées du lieu de naissance de la franc-maçonnerie ont souvent conduit à de pures élucubrations – et la veine est loin d’en être épuisée ! Mais aussi, une réelle méconnaissance de certains aspects de l’histoire intellectuelle de l’Europe a conduit à prêter aux bâtisseurs du Moyen Age des « secrets de l’art »qui, en réalité, se réduisent à peu de chose et, me semble-t-il, font surtout perdre beaucoup de temps en sollicitant l’attention de certains francs-maçons sur de purs mirages.

    Le Nombre d’or en est un exemple flagrant…

    1. Des mesures incertaines. Observons qu’en l’occurrence il s’agirait moins d’un secret – puisque tout le monde pouvait théoriquement le retrouver dans les façades des bâtiments gothiques sur lesquelles on l’avait en quelque sorte inscrit – que d’une science qui traduirait les hautes connaissances des ouvriers médiévaux ou de leurs architectes. On comprendrait des lors parfaitement que ces humbles artisans aient pu être les pères spirituels, et les maîtres sans doute, des maçons spéculatifs, malheureusement moins savants qu’eux. En d’autres termes, les commentaires et les spéculations relatives au Nombre d’or permettraient d’accréditer l’idée que les maçons opératifs étaient secrètement – comme toujours – versés dans les plus hautes mathématiques et non point seulement des ouvriers illettrés.

    Tout un chacun a déjà lu ou parcouru ces ouvrages interminables ou, avec force plans sur lesquels s’étalent et se croisent les traces les plus complexes, l’on retrouve la « clé harmonique » de la façade de Reims, de Notre-Dame de Paris ou de la cathédrale de Chartres. Or, tout cela laisse immanquablement un sentiment d’artifice et de jeu vain. Reconnaissons en premier lieu, avec P. du Colombier que « les mensurations des monuments souffrent dans leur interprétation une grande part d’arbitraire et on a l’impression que, pour les faire cadrer avec telle ou telle théorie, certains auteurs, inconsciemment [?], arrangent la réalité.» [1]

     

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    Avec un simple crayon : prouver tout... et son contraire !

     

    C’est malheureusement une pure évidence et l’on songe, dans la même veine, a l’abondante littérature qui, dans les dimensions et les angles de la Grande Pyramide de Khéops, peut retrouver à la fois le diamètre polaire de la Terre et toutes les grandes dates de l’histoire de l’Humanité, sans compter mille autres merveilles [2]

    S’agissant des constructeurs du Moyen Age, ces laborieuses théories se heurtent en fait à deux obstacles de poids :

    - Le premier est qu’en effet, sur un même plan architectural, on peut sans difficulté appliquer quatre canevas « harmoniques » fondés sur des principes entièrement différents : c’est juste une question de patience et l’effet parait tout aussi convaincant. Du reste, cela a été réalisé et démontre que l’on peut précisément tout démontrer – et son contraire [3] ! On peut alors poser une simple question : raisonnablement, à quoi tout cela mène-t-il ?

    - Mais plus fondamentalement, et c’est le second point, il faut se reporter à l’état réel des connaissances mathématiques à cette époque. Comme le rappelle J. Gimpel [4], la correspondance échangée entre deux écolâtres – donc deux savants – vers 1025, montre qu’au XIème siècle l’essentiel des documents grecs sur le savoir mathématique avait bel et bien été perdu, et ce dès le haut Moyen Age. De l’analyse de ces lettres, le grand historien des sciences Paul Tannery, dans ses Mémoires scientifiques (Tome V, 1922) conclut qu’elle se réduit à des constats d’ignorance. Il faudra attendre les traductions de l’arabe aux XIIème et XIIIème siècles pour que ce savoir soit progressivement retrouvé.

    2. Naissance du Nombre d’or. En ce qui concerne le célèbre Nombre d’or, la question est encore plus intéressante. A ceux qui le désignent comme la norme mathématique de la plupart des monuments de l’histoire, on peut opposer les mêmes objections que celles qui ont été mentionnées plus haut : l’arbitraire des mesures, l’approximation des relevés sur des plans qui ne reproduisent pas nécessairement les dimensions exactes de bâtiments endommagés ou érodés par le temps, ou encore le fait qu’en variant d’un écart infime l’emplacement de deux tracés, le quotient ou la « raison » qu’on leur applique peut être modifiée d’une manière bien plus considérable.

    L’un des propagateurs de ces méthodes, une personnalité haute en couleur sur qui je reviendrai dans un instant, Matila Ghyka, conseillait du reste aux amateurs de ne pas se décourager si leurs premiers calculs se révélaient infructueux, et leur proposait d’essayer tous les tracés possibles jusqu’à trouver celui qui s’accorderait avec sa théorie ! Dans de telles conditions, en effet, le succès est assuré…

    Mais il y a davantage à en dire. L’affaire du Nombre d’or est très révélatrice des circonstances dans lesquelles s’élabore une légende « ésotérique » [5].

    C’est Euclide qui, dans ses Éléments, le grand traite de mathématiques de l’Antiquité [6], au Livre XIII, décrit sans y attacher particulièrement la « division en moyenne et extrême raison » qui peut notamment générer le pentagone mais permet également d’inscrire dans un cercle des corps réguliers, comme l’icosaèdre (20 triangles équilatéraux) et surtout le dodécaèdre (12 pentagones). Après lui, aucun commentaire particulier n’est connu sur cette proportion jusqu’au tout début du XVIème siècle, quand un mathématicien franciscain, Luca Pacioli, publie un traité intitule De divina proportione. [7]

     

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    Luca Pacioli (c. 1445-1517)

     

    Théologien au moins autant que savant, il ne peut résister à l’envie de rapprocher les mathématiques de la science sacrée : comme on compte treize effets de la division en moyenne et extrême raison, il les rapporte « aux douze Apôtres auquel s’ajoute notre Sauveur » et voit dans le dodécaèdre, qui pour Platon symbolisait l’univers, l’évocation de Dieu : voilà pourquoi la proportion est divine !

    Mais Pacioli ne va plus loin, ne donne à cette proportion aucune vertu esthétique et ne parle pas du « Nombre d’or » – personne, à son époque, n’en a d'ailleurs encore parlé.

    Il faudra attendre le début du XIXème siècle pour que des mathématiciens allemands s’emparent de ce thème et, le tout premier, Adolf Zeising [8], auteur en 1854 d’un ouvrage intitule Neue Lehre von de Proportionen des menschlichen Körpers (Nouvelles leçons sur les proportions du corps humain), va faire un sort a cette proportion désormais qualifiée par lui de « section d’or », où il voit un critère de beauté universelle et singulièrement la norme des proportions du corps humain. Parmi ses émules, il faut surtout citer Franz Liharzik, un homme curieux qui se prétendait possesseur de mille sortes de sciences [9] et pour qui, en1865 dans son livre Das Quadrat, la section d’or est « la loi morphologique fondamentale qui imprègne toute la nature et qui doit constituer le fondement de la structure de l’univers » : cette conviction n’engageait que lui et n’eut alors que peu d’écho.

    3. La thèse de Matila Ghyka. Mais on doit surtout à Matila Ghyka [10], évoqué plusMatila_Ghyka.jpg haut, d’avoir véritablement « inventé » le Nombre d’or auquel il donnera une signification tout à fait nouvelle. Dans deux ouvrages publiés entre 1927 et 1931 [11], il annonce que le Nombre d’or – car c’est ainsi qu’on le nommera désormais, d’après lui – résume la tradition pythagoricienne tout entière, laquelle aurait régi les monuments antiques et toutes les cathédrales gothiques, et aurait été transmise depuis cette époque, d’âge en âge, par une chaine d’initiés : confréries de bâtisseurs, Steinmetzen, guildes anglaises, Compagnons français, sans oublier cela va sans dire, les alchimistes et les Rose-Croix…

    Ghyka, à l’érudition touffue, confuse et incertaine, ne dit jamais d’où il tire de si extraordinaires révélations, ni sur quoi il fonde ses affirmations. Il assène avec une certitude tranquille et nombre d’esprits légers ou exaltés, depuis lors, n’ont cessé de le plagier. Il reste qu’on chercherait vainement, avant lui, la moindre trace d’un document susceptible de corroborer ces théories plutôt extravagantes dont aucune source pythagoricienne antique ne fait état et, bien entendu, ni dans les Carnets de Villard de Honnecourt, ni dans les « divulgations » de Roriczer [12] ne figure jamais cette « divine proportion » comme règle d’un « tracé harmonique » !

     

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    "Le" livre fondateur...

     

    Bref, on l’aura compris : le Nombre d’or n’a fait son entrée dans la tradition maçonnique et n’est connu des francs-maçons que depuis que certains d’entre eux, au cours des décennies récentes, ont rapporté, souvent sans en soupçonner l’origine, les rêveries échevelées de Matila Ghyka [13]

    Résumons-nous : de même qu’il ne faut pas accorder aux architectes du Moyen Age une science géométrique qu’ils ne possédaient pas encore, en dépit de leur réel talent pratique, de même il ne faut pas leur attribuer la science de subtilités mathématiques dont rien n’atteste en leur temps et qui ne furent explicitées que bien plus tard.

    Après tout, l’émotion esthétique que suscitent les grandes églises médiévales, le sens artistique qu’elles révèlent  chez ceux qui les conçurent, la foi profonde et l’audace technique dont elles témoignent, sont leurs plus beaux titres de gloire. Les créditer de secrets sans fondement et sans substance n’y ajoute vraiment rien et ne fait même que brouiller leur image en travestissant la vérité.

     

    * Cette note est inspirée d'un passage de mon livre L’invention de la franc-maçonnerie, Paris, Véga, 2009, 2011.


    [1] 1. P. du Colombier, Les chantiers des cathédrales, Paris, 1953, p. 92.

    [2] Voici une soixantaine d’années déjà, dans un livre a la fois drôle et dévastateur, le grand archéologue et architecte J.-P. Lauer a montre l’inanité de toutes ces pseudo-démonstrations : Le problème des pyramides d’Égypte, Paris, 1948.

    [3] F. Benoit, L’architecture, l’Occident médiéval, 2 vol., Paris, 1933, II, 303.

    [4] J. Gimpel, Les bâtisseurs des cathédrales, Paris, 1958,  p. 117.

    [5] Sur cette question, il faut de reporter au livre implacable et superbement documenté de M. Neveux, Le nombre d’or, radiographie d’un mythe, Paris, 1995.

    [6] Les 13 livres de Eléments, écrits vers 300 avant notre ère et constamment transmis depuis lors, furent imprimes des 1482 a Venise.

    [7] Venise, 1509. Le titre complet de l’ouvrage est d’ailleurs très évocateur des intentions de son auteur : œuvre nécessaire à tous les esprits perspicaces et curieux, où chacun de ceux qui aiment étudier la philosophie, la perspective, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique et les autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate, subtile et admirable doctrine et se délectera de diverses questions touchant une très secrète science.

    [8] (1810-1876) Philosophe et professeur a Leipzig puis a Munich.

    [9] (1813-1866) Docteur en médecine, il se disait a la fois chirurgien, pédiatre, ophtalmologue, accoucheur, et avait sillonne toutes les villes d’Europe centrale.

    [10] Ne en 1881 en Roumanie d’une famille qui avait servi le Tsar de Russie – Ghyka avait droit au titre de Prince –, il sera élevé a Paris. Polyglotte, il fera l’École navale, l’École supérieure d’électricité et obtiendra aussi un doctorat en droit. Diplomate roumain, il fut en poste dans diverses capitales européennes. Ruine en 1946, il émigra aux USA où il devint professeur d’esthétique et d’histoire de l’art. Il mourut en Virginie en 1965.

    [11] L’Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, Paris, 1927 et Le Nombre d’or. Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, 2 vol., Paris, 1931

    [12] Un certain Mathias Roriczer, Parlier de son père Conrad, avait rejoint en 1473 la Fraternite des Steinmetzen. Il suivit son père dans sa carrière, notamment en tant que maitre

  • ”Martinisme” et franc-maçonnerie : les équivoques spirituelles du Régime Ecossais Rectifié (2)

    Le deuxième contraste que je voudrais envisager, et qui précise celui que l’on vient d’évoquer, est celui qui oppose la théurgie à la mystique. Nous sommes ici sur un terrain plus affermi, et surtout dans une distinction plus classique.

    On pourrait aisément résumer en peu de mots cette différence : Martinès a écrit des rituels, prescrit des opérations ; Saint-Martin a écrit des prières et prêché la méditation solitaire et le contact personnel avec Dieu. Pourtant, les choses sont assurément plus complexes.

    See full size imageIl existe, en Occident, depuis au moins la Renaissance, une tradition assez bien documentée de ce que l’on nomme la « magie cérémonielle ». Entendons par là, non pas les sombres et parfois douteuses procédures des magiciens et des sorcières de campagne, puisant dans les Clavicules de Salomon et le Grand Albert – célèbres classiques du genre depuis le Moyen Age – les moyens de ravir la fiancée d’un ennemi, de faire périr son troupeau, ou plus simplement de lui « nouer l’aiguillette »…


    Par magie cérémonielle, il faut entendre un genre nouveau, dans le sillage de Cornelius Agrippa, Giordano Bruno ou John Dee, des célébrations qui n’ont pas d’objet particulier, qui ne cherchent aucun effet concret dans le moindre matériel, pas de manifestation hors du commun, mais visent cependant à établir avec la Surnature, l’Au-delà du monde immédiat, un rapport d’un type particulier, à faire vibrer si l’on peut dire, en accord avec l’un des grands principes de l’ésotérisme occidental qui dit que « Tout est Vivant », les harmonies secrètes qui tissent le monde subtil qui nous entoure. Le but est en quelque sorte faire naître en nous, de faire naître en l’opérateur, le sentiment réel de son immersion dans un monde qui va bien plus loin que les apparences, briser la surface des choses.

    Le sommet de cette magie cérémonielle est la théurgie qui ne vise à rien de moins que de convoquer Dieu – si l’on peut ainsi s’exprimer – ou du moins de rendre palpable la présence de ses Esprits les plus élevés. Dans quel but ? Uniquement pour vérifier leur présence, sentir leur proximité et, du même coup, constater leur amitié. C’est à cela que vise Martinès avec ses rituels compliqués. Il n’a jamais cherché, comme tant de charlatans, à fabriquer des philtres d’amour ni à favoriser ses affaires par des procédés occultes – ses affaires furent du reste calamiteuses et ses finances catastrophiques tout au long de sa vie. Ce qu’il ambitionne, c’est de susciter la présence intime et vécue du Divin. Expérience au demeurant strictement personnelle et privée puisque les effets lumineux et sonores qui, selon lui, attestaient du succès des opérations, étaient exclusivement réservés à l’opérateur, les autres personnes présentes ne percevant rien. On voit que cette théurgie toute intérieure est bien éloignée de la magie vulgaire. Elle a presque la valeur d’une expérience mystique.


    Schéma


    Tracé d'opération des Elus Coëns


    Et c’est ici que Saint-Martin, si l’on veut bien y prendre garde, n’est pas si éloigné qu’on le croirait de son Maître Martinès. Voyons cela de plus près.

    De même qu’il existe en Occident une tradition de la magie vulgaire, je l’ai dit, il existe une tradition encore plus brillante de la mystique extatique, faite de transes et de convulsions, d’états seconds, de poings tordus et d’yeux révulsés – pour ne pas parler des troublants émois de Thérèse d’Avila, le cœur transpercé par le dard d’un petit ange et éprouvant alors une délicieuse torpeur où, disait-elle, « le corps lui-même a sa part », expérience dont la célèbre statue du Bernin, à Rome, a parfaitement saisi la nature…

    Mais la mystique de Saint-Martin ne se situe assurément pas dans ce registre là – de même que la magie de son Maître avait peu à voir avec celle de Harry Potter ! Si la théurgie de Martinès est une magie cérémonielle, on pourrait dire que la mystique de Saint-Martin est une méditation ritualisée.

    Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on veut dire par là, mais cette idée me parait importante. Saint-Martin s’est incontestablement, après la mort de Martinès, éloigné de la théurgie et de ses rituels –même des simples rituels maçonniques rectifiés, puisqu’il n’a pratiquement plus participé à aucune loge ni à aucun autre niveau de l’Ordre rectifié à partir de cette époque. Mais, pour autant, il ne s’est pas réfugié dans une pure introspection. Ce serait une profonde erreur que de croire, influencé par le mot de Papus qualifiant cela de « voie cardiaque » – une terminologie anatomique qui trahit le médecin de formation – que Saint-Martin se serait livré à une sorte de délectation morose, de vague prière un peu larmoyante, comme son siècle en avait la spécialité.

    Saint-Martin, après Martinès, n’est pas resté longtemps orphelin. Il a trouvé un père de substitution, son deuxième maître. Il s’agit de Jacob Boehme. Et cette découvert est essentielle car c’est une clé pour comprendre Saint-Martin – et à travers lui, qui s’est qualifié de « coën » jusqu’à la fin de ses jours, pour saisir le sens nouveau qu’il a donné, en toute connaissance de cause, lui le disciple du premier rang, à la doctrine spirituelle de son premier maître.


    Mysterium

    Illustration des œuvres de jacob Boehme

    Avec Jacob Boehme, ce n’est de plus de théurgie qu’il faut parler, mais de théosophie : la nuance est d’importance mais surtout la mutation est révélatrice. Je ne crois pas, en l’occurrence, qu’il s’agisse d’un reniement. Je pense qu’il y a là comme un accomplissement. Boehme, à qui Saint-Martin consacrera les 15 dernières années de sa vie, quant il n’en avait donné qu’une demi-douzaine à son Maître ; Boehme dont il traduira le premier les œuvres en français après voir tout exprès appris l’allemand pour cette seule raison ; Boehme, enfin, dont Saint-Martin dira qu’il fallait non point l’opposer mais l’unir à Martinès, et chez qui il retrouvait non seulement toutes les doctrines de ce dernier mais dont il pensait qu’il l’avait dépassé en ampleur et en profondeur. Quel extraordinaire aveu !

    Ce point, qui nécessiterait de longs développements, a encore été trop négligé dans les milieux rectifiés. Or, Saint-Martin le dit avec force et netteté : dans cette voie spirituelle particulière, la théosophie de Boehme est à la fois une source et un aboutissement. Et comme toute théosophie, elle se nourrit moins de rituels et d’invocations que d’images et de signes, visualisés, médités, intériorisés. C’est la voie des médiations et de l’imagination active dont Antoine Faivre nous a dit, dans sa fameuse typologie des invariants de l’ésotérisme, qu’elle en est précisément l’une des composantes essentielles. J'y reviendrai. (à suivre)