2. Quelle est la nature du symbolisme maçonnique ?
Pour poursuivre notre exploration de ce sujet, les sources du symbolisme maçonnique peuvent nous éclairer sur la nature de leur ésotérisme supposé. La référence à la maçonnerie opérative étant inévitable, on peut se demander si, à l’époque des chantiers médiévaux, une réflexion ésotérique avait lieu dans les loges. Une telle interrogation, cependant, paraît sans objet. Aucun témoignage ne nous est jamais parvenu permettant de supposer qu’un quelconque enseignement de nature mystique ait pu être dispensé aux ouvriers des cathédrales. Les loges transmettaient les secrets du métier, l’art de bâtir, ce qui était considérable et précieux, donc jalousement préservé et dans une certaine mesure caché, mais nullement ésotérique pour autant. Pour le reste, ces ouvriers étaient soigneusement encadrés par des prêtres, souvent commanditaires des travaux, et l’on sait que ces derniers rédigèrent les plus anciens textes de la période opérative. Les prescriptions morales dont ils font état, du reste, se démarquaient à peine des manuels dont se servaient couramment les clercs pour l’édification de leurs ouailles.
Sans doute, une interprétation morale simple pouvait être suggérée aux ouvriers par les outils de leur travail en un temps où, d’une certaine manière, tout faisait signe. On a ainsi retrouvé dans une pile d’un pont situé près de Limerick en Irlande, un équerre métallique portant la date de 1507 et cette inscription : « je m’efforcerai de vivre avec amour et soin, sur le niveau et par l’équerre ». Symbolisme moral, à n’en pas douter, dans un contexte clairement opératif, mais est-ce à proprement parler une démarche ésotérique ?
L'Equerre de pont de Baal - Limerick (Irlande)
Il faut donc admettre que le symbolisme maçonnique, dans toute sa luxuriance, sa diversité, avec ses connotations ésotériques, est une création postérieure à la période opérative. La dimension ésotérique de la maçonnerie a été introduite par ceux qui, peut-être dès la fin du XVIème siècle, certainement dans le courant du XVIIème, ont voulu créer sur le modèle ancien des organisations de métier, une société nouvelle consacrée à la philanthropie puis aux spéculations philosophiques libres. On peut même affirmer que le symbolisme maçonnique a existé avant la maçonnerie spéculative, mais en dehors de tout contexte professionnel et opératif. Ainsi, dans les grands traités d’architecture de la Renaissance, qui sont pour l’essentiel l’œuvre d’amateurs éclairés, de dilettanti, il est courant de donner des trois principaux ordres d’architecture, le dorique, l’ionique et le corinthien, des interprétations morales ou spirituelles. Dans l’un des traités majeurs du siècle français, Les Livres de l’Architecture de Philibert de l’Orme, publiés en 1648, on peut lire tout un passage consacré au symbolisme de la croix. Le portait qu’il trace de l’architecte idéal est une sorte de préfiguration du maçon du XVIIIème siècle: épris de choses anciennes et d’architecture, bien sûr, mais aussi philosophe, théologien, et même versé dans les sciences et la médecine! C’est l’idéal du polymathes qu’on trouvera en si grand nombre dans les rangs de la Royal Society dès sa fondation et dont Robert Moray, nous l’avons déjà dit, fut le modèle. On doit aussi rattacher à ce courant la littérature des emblemataqui connut un vif succès tout au long du XVIème siècle et au XVIIème siècle encore, compilant des centaines de figures énigmatiques auxquelles on associait une vertu, une qualité ou une courte devise. Nombre de ces « symboles » se retrouveront, quelques décennies plus tard, dans le décor des loges maçonniques.
Illustration d'un livre d'emblèmes - XVIème siècle
Un symbolisme "maçonnique" avant la franc-maçonnerie ?
Compte tenu des sources identifiables des symboles maçonniques, il est peu vraisemblable qu’on ait accordé à ces derniers, dès l’origine, un contenu mystique ou proprement initiatique. Comme le rappelait Ramsay en 1737: « Nous avons des secrets; ce sont des signes figuratifs et des paroles sacrées, qui composent un langage tantôt mue tantôt très éloquent, pour se communiquer à la plus grande distance et pour reconnaître nos Confrères de quelque langue ou de quelque pays qu’ils soient ». C’est par le jeu d’une réinterprétation beaucoup plus tardive, et pour tout dire assez récente, que l’on a pu comparer ces symboles, rassemblés dans les tracing boards, à des supports de méditation ouvrant à une expérience intérieure. Si une telle évolution a pu se produire dans certains esprits, c’est probablement parce que ces figures et ces tableaux jouent un rôle majeur pendant les cérémonies au cours desquelles sont conférés les grades maçonniques. Dans le contexte maçonnique, la question de l’ésotérisme renvoie donc finalement à celle de l’initiation.
Tableau du 1er Grade (Angleterre)
3. Le rituel de l’initiation maçonnique est-il un ésotérisme ?
Si l’on s’en rapporte aux textes les plus anciens, et notamment aux manuscrits écossais du groupe Haughfoot (1696-c.1720), les cérémonies maçonniques de la période pré-spéculative étaient assez simples. La loge est un lieu orienté où l’on dispose quelques objets liés au métier de maçon et le candidat, introduit les yeux bandés, y reçoit la lumière. On lui communique alors, sous réserve qu’il prête un serment solennel assorti de châtiments terribles, les secrets de son grade, en l’occurrence le Mason Word. Aucun autre enseignement n’est délivré.
Cependant, dès les années 1730, en Angleterre puis rapidement en France, un mouvement nouveau va se manifester et prendre très vite une ampleur considérable: les hauts grades. Tout au long du XVIIIème siècle, des dizaines et des dizaines de rituels, rapportant des légendes le plus souvent inspirées de la Bible, peuplés de symboles nouveaux empruntés à toutes les sources, encombrés de mots relevant d’un hébreu plus ou moins exact, vont plonger les maçons dans un monde étrange et déroutant. La lecture des milliers de manuscrits qui subsistent dans les principaux fonds d’archives maçonniques en Europe, laisse une impression mitigée. De cet ensemble parfois confus on a peine à extraire quelques pièces de valeur. L’histoire nous apprend par ailleurs que nombre de ces grades furent inventés et vendus à bon prix par des aventuriers qui firent de la maçonnerie une sorte de commerce. Des mots incompréhensibles qu’ils renferment et des signes extravagants qu’ils révèlent, les auteurs toujours anonymes des rituels nous disent qu’ils suggèrent des leçons d’une grande élévation spirituelle et que le devoir du récipiendaire est de travailler à les découvrir.
Cette méthode nous permet cependant de préciser la place qu’occupe l’ésotérisme dans le rituel maçonnique: ce dernier prétend moins enseigner par le discours qu’entraîner le candidat dans une expérience vécue, dans une sorte de drame sacré, de mystère – au sens médiéval du terme – qui doit éveiller en lui des résonances spirituelles et lui ouvrir les portes d’un monde mystique. C’est un lieu commun maçonnique que d’affirmer que le secret véritable de la maçonnerie ne réside nullement dans les « mots, signes et attouchements » qu’enseignent les grades, mais dans l’expérience intime du récipiendaire. Ce secret, dès lors, est réellement incommunicable et inviolable, authentiquement ésotérique. Cette conception permet aussi de justifier l’apparente absurdité de certains rituels, au même titre que les déroutantes histoires zen, car ce n’est pas le sens littéral qui importe, mais le sens profond et existentiel vécu par le candidat en son for intérieur. Dès le XVIIIème siècle, dans ses Mémoires, Casanova écrit à ce propos des lignes d’une grande profondeur.
La nature exacte de cette expérience intime demeure toutefois discutée. Ici encore, on peut schématiquement opposer la conception guénonienne qui voit dans le processus de l’initiation la transmission d’une « influence spirituelle » en rapport avec la « constitution subtile » de l’être humain, et une interprétation plus courante, fortement psychologisante, rapprochant le rituel maçonnique de la technique, utilisée en psychanalyse, des associations d’idées, du rêve éveillé ou du psychodrame.
Cette vision de l’ésotérisme maçonnique comme expérience initiatique ineffable met clairement de côté le contenu doctrinal objectif des rituels, c’est-à-dire leurs « catéchismes » et leurs classiques « lectures ». Au-delà de tout enseignement discursif, c’est la dimension vécue qui est ici privilégiée. Cette approche n’épuise cependant pas la question de l’ésotérisme au sein de la maçonnerie car, tout au long de son histoire, nombre de systèmes maçonniques ont revendiqué la possession d’une authentique doctrine ésotérique. (à suivre)