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Chevaliers, Templiers et francs-maçons: les sources d'une rencontre (2)

4. L’irruption du thème chevaleresque dans l’imaginaire maçonnique. - Nous l'avons vu, la chevalerie, exhumée de l'histoire, était de nouveau "à la mode" au début du XVIIIème siècle. Une question se pose alors :  Quand l’idée selon laquelle il existait un lien entre la franc-maçonnerie et la chevalerie fit-elle son apparition ?

Il est difficile de répondre précisément à cette question, mais quelques indices apparaissent avant 1730 et se multiplient après cette date. En effet, dès 1723, dans les Constitutions publiées par James Anderson pour le compte de la Grande Loge de Londres, il est indiqué,  dans une mention furtive :

« […] on pourrait montrer que les Sociétés ou Ordres de Chevalerie, militaires aussi bien que religieux, ont au cours des temps emprunté à cette ancienne Fraternité [des francs-maçons], un grand nombre d’usages solennels […] »

andersonfront.jpgAffirmation au demeurant assez osée, puisque selon toute apparence c’est exactement l’inverse qui s’est produit, et cela sensiblement après qu’Anderson eut écrit ces lignes ! Mais le rapprochement est significatif, non tant d’une thèse historique que le texte souhaiterait défendre – l’histoire, selon Anderson, est de toute façon très hautement fantaisiste – mais du statut que, dès cette époque, on souhaite donner à la franc-maçonnerie. N’oublions qu’après avoir affirmé, dans le même texte, qu’au Moyen Age déjà, à l’époque du Prince Edwin, « la plupart des grands hommes étaient Maçons »  – ce qui, historiquement, n’a proprement aucun sens, cela va de soi –, il rappelle plus loin que désormais – soit dans les années 1720 – « plusieurs nobles et gentlemen du meilleur rang »  s’y sont franchement ralliés, et cette fois c’était parfaitement vrai : depuis deux ans le Grand Maître, le Duc de Montagu,  était noble, premier d’une longue lignée – par surcroit Chevalier de Jarretière, le plus prestigieux Ordre de la Couronne – et la composition sociologique de la maçonnerie londonienne évoluait alors à vive allure.

Mais c’est en France, vers le milieu de la décennie 1730, que les choses semblent se préciser. L’homme qui va le premier établir dans un texte promis à un destin sans égal, un lien de génération entre la chevalerie et la franc-maçonnerie est un Écossais de naissance qui fit toute sa carrière – et notamment sa carrière maçonnique – en France : André Michel « de » Ramsay, dont la noblesse écossaise présumée fut reconnue en France pour l’admettre lui-même dans l’Ordre de Saint-Lazare en 1723, et qui, après avoir été le disciple de Fénelon, devint à la fin de 1736, l’Orateur de la Grande Loge – c’est-à-dire du petit cénacle d’aristocrates placés autour de celui qui faisait office de Grand Maître, Lord Derwenwater, jacobite qui mourut pour cette raison sur l’échafaud à Londres en 1746.


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Ramsay, "inventeur" de la légende templière ?...


Fréquentant un milieu ou abondaient les stuartistes – ceux-là mêmes qui dès le XVIIème siècle se nommaient les « Cavaliers » – ,  converti au catholicisme, mais ayant reçu la lumière maçonnique en 1730 dans loge Horn,  à Londres – loge aristocratique à laquelle appartenaient à la fois Anderson et Désaguliers – , Ramsay composa à la fin de l’année de 1736 un discours qu’il prononça certainement une fois à Paris et qu’il prévoyait de lire à nouveau lors d’une assemblée de Grande Loge en mars de l’année suivante, ce dont Fleury, son protecteur qui gouvernait alors la France, lui fit interdiction. Il importe peu ici que Ramsay soit alors officiellement sorti de l’histoire maçonnique – tout en maintenant discrètement, on le sait aujourd’hui, ses contacts maçonniques et donc aussi son influence. Le Discours qui porte son nom fut largement connu, très diffusé, lu et relu, au point qu’il fut un peu comme la déclaration de principes et le programme intellectuel d’une très grande partie de la maçonnerie française au XVIIIème siècle.

Or, dans ce texte, Ramsay avance les affirmations suivantes :

« Du temps des guerres saintes dans la Palestine, plusieurs Princes, Seigneurs et Citoyens entrèrent en Société, firent vœu de rétablir les temples des Chrétiens dans la Terre Sainte, et s'engagèrent par serment à employer leurs talents et leurs biens pour ramener l'Architecture à primitive institution. Ils convinrent de plusieurs signes anciens, de mots symboliques tirés du fond de la religion, pour se distinguer des Infidèles, et se reconnaître d'avec les Sarrasins. On ne communiquait ces signes et ces paroles qu'à ceux qui promettaient solennellement et souvent même au pied des Autels de ne jamais les révéler. Cette promesse n'était donc plus un serment exécrable, comme on le débite, mais un lien respectable pour unir les hommes de toutes les Nations dans une même confraternité. Quelques temps après, notre Ordre s'unit intimement avec les Chevaliers de S. Jean de Jérusalem. Dès lors et depuis nos Loges portèrent le nom de Loges de S. Jean dans tous les pays. Cette union se fit en imitation des Israélites, lorsqu'ils rebâtirent le second Temple, pendant qu'ils maniaient d'une main la truelle et le mortier, ils portaient de l'autre l'Epée et le Bouclier. »

On mesure sans peine la nouveauté extraordinaire de ce récit.

En premier lieu, il récuse clairement toute origine ouvrière et corporative de la franc-maçonnerie. Du reste, un peu plus haut, dans le même texte, Ramsay avait déjà suggéré un parallèle évocateur :

« Les ordres Religieux furent établis pour rendre les hommes chrétiens parfaits; les ordres militaires, pour inspirer l'amour de la belle gloire; l'Ordre des Free-Maçons fut institué pour former des hommes et des hommes aimables, des bons citoyens et des bons sujets, inviolables dans leurs promesses, fidèles adorateurs du Dieu de l'Amitié, plus amateurs de la vertu que des récompenses. »

Toute idée d’une origine « opérative » de la franc-maçonnerie paraissait donc inenvisageable pour Ramsay et ses amis et il y a fort à parier que nombre de francs-maçons de leur époque partageaient ce sentiment.


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En deuxième lieu, il renonce à toute mythologie biblique. Il renvoie même explicitement, pour donner à la maçonnerie des antécédent historiques, aux « fameuses fêtes de Cérès à Eleusis dont parle Horace aussi bien qu’ [à] celles d'Isis en Egypte, de Minerve à Athènes, d'Uranie chez les Phéniciens, et de Diane en Scythie ». Mais si la franc-maçonnerie, dans sa forme présente, possède un lien d’origine avec la Palestine, c’est dans un contexte chrétien qu’il se situe, selon Ramsay, précisément au moment des croisades.

Enfin, il est dit très clairement que la franc-maçonnerie est le résultat de « l’union » avec un Ordre de chevalerie, en l’occurrence celui de Saint-Jean de Jérusalem, c’est-à-dire celui des Hospitaliers ! Contrairement à une légende tenace, ce n’est pas Ramsay qui a introduit les Templiers dans la franc-maçonnerie : il ne souffle pas même un seul mot à leur sujet…

En revanche, les conséquences de ce Discours, et de la thèse qu’il propose pour la première fois, s’imposent immédiatement par l’évocation des fondateurs qui « pendant qu'ils maniaient d'une main la truelle et le mortier, portaient de l'autre l'Epée et le Bouclier. » Cette image, clairement empruntée à Néhémie, 4, 11-12, formera précisément la trame du premier grade chevaleresque de l’histoire maçonnique, celui de Chevalier de l’Orient ou de l’Epée, très vraisemblablement apparu au début des années 1740, peut-être même un peu plus tôt. Le thème en est la reconstruction du Temple de Jérusalem détruit par Nabuchodonosor, grâce au décret de Cyrus libérant les Juifs et autorisant leur retour en Palestine. Ce grade restera, notamment à Paris, le grade maçonnique majeur, le nec plus ultra de son temps, jusqu’au début des années 1750. On a vu qu’une longue préparation du public, par toute une littérature consacrée à la chevalerie, rendait cette évolution naturelle et aisée. Le thème de la chevalerie était dans l’air du temps avant de pénétrer dans celui des loges.

Cela ne se fit pas du reste, sans quelques contestations – ce qui démontre bien son caractère de nouveauté. Ainsi, en 1737, on s’émeut dans une loge parisienne, des « innovations qui sont faites dans la loge du Grand Maître (Derwenwater) comme de tenir l’épée à la main lors des réceptions […] et les frères ont ajouté que l’ordre n’était pas un ordre de chevalerie. »

Ce n’est qu’une fois ce premier pas franchi qu’apparaitra une nouvelle version de la chevalerie maçonnique, destinée à supplanter toutes les autres : celle qui met en scène le retour des chevaliers du Temple. (à suivre)

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