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  • Une équivoque féconde : la Loge et le Temple

    C’est un lieu commun de la vie maçonnique que de nommer la loge – au sens du local où s’assemblent les Frères – le « temple ». Il s’agit en l’espèce d’une des équivoques les plus anciennes, les plus sérieuses et en même temps les plus fécondes de l’histoire maçonnique. Elle appelle de nombreuses observations dont on retiendra ici les principales.

    La loge est-elle « le » Temple – c’est-à-dire celui de Salomon à Jérusalem – ou, du moins, le représente-t-il ? Beaucoup de francs-maçons le croient…or, il n’en est rien pour plusieurs bonnes et indiscutables raisons.

    En premier lieu, n’oublions pas que la loge maçonnique est orientée de l’ouest vers l’est – « comme toutes les saintes églises », ainsi que le stipulent les plus anciennes instructions de la maçonnerie.[1] Or, le Temple de Jérusalem était orienté exactement à l’inverse : le Saint des Saints, l’endroit le plus sacré, celui où Yahvé lui-même se tenait dans l’obscurité, était à l’ouest et l’on accédait au Temple par l’est ! C’est du reste seulement à partir du IVème siècle environ que les églises, lorsqu’elles furent librement construites au sein de l’Empire devenu lui-même chrétien, commencèrent à changer leur orientation pour se distinguer radicalement du Temple et de ses références juives désormais rejetées[2] – c’est aussi dans le même esprit que le Sabbat (samedi) fut remplacé par le dimanche chrétien (en réalité un jour de solennité païenne [Dies Natalis Solis Invicti] secondairement christianisé).

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    Reconstitution du Temple de Salomon

    Mais on sait que les premiers francs-maçons n’ignoraient pas ce détail – qui revêt une certaine importance : on peut en effet lire dans les autres plus anciens textes maçonniques de l’Ecosse (1696-1714) les lignes suivantes :

    -   Où se tient la loge ?

    -   Sur le parvis du temple de Salomon.

    On ne saurait être plus clair : si la loge est sur le parvis du temple et que seule l’entrée, encadrée par les deux colonnes, leur est commune, il devient évident que la loge est orientée en miroir par rapport au Temple et donc d’ouest en est, ce que l’on constate en effet. Il faut donc se rendre à une criante évidence : la loge n’est pas le Temple…

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    Temple et Loge.pngDès lors, d’où vient cette croyance si répandue – source d’interminables confusions ? Elle s’est en fait constituée peu à peu et finalement de manière assez tardive.

    Il a d’abord fallu attendre que les loges maçonniques, en Angleterre comme en France, prennent l’habitude de se réunir dans des locaux dédiés et non plus dans des tavernes, des hôtels particuliers ou des appartements privés : imagine-t-on qu’on ait pu qualifier de « temple » la salle du traiteur Huré, rue des Boucheries, dans le quartier Saint-Germain, où s’assemblaient la première loge parisienne en 1725, au milieu des ripailles et des joyeuses libations ? Et n’oublions  pas qu’en Grande Bretagne, les loges se tiennent encore souvent dans des hôtels : on ne parle jamais de « temples » à ce sujet, mais de « lodge rooms ».

    Ce n’est qu’en 1751 que la loge écossaise de Marseille fit pour la première fois construire un hôtel maçonnique réservé aux tenues maçonniques et l’interdiction de tenir loge dans les auberges ne fut édictée par le Grand Orient qu’en 1787 et plus ou moins suivie : c’est finalement sous l’Empire que toutes les loges s’installèrent dans des locaux exclusivement maçonniques. Le Freemasons’Hall, siège de la Grande Loge d’Angleterre, à Londres, ne vit pas le jour avant 1775 : il est naturellement doté d’un « Grand Temple ».

    En fait, la fortune du mot « temple » en franc-maçonnerie s’est jouée au confluent de deux influences : tout d’abord celle d’un cadre protestant où le temple n’est aucunement un édifice sacré mais un simple lieu de réunion et de prière, de lecture et d’écoute de la parole de Dieu, et peut donc s’appliquer à toutes sortes d’endroits, qu’ils soient spécifiquement ou non affectés à un usage cultuel et proprement religieux ; ensuite par l’effet de l’introduction du troisième grade avec la légende d’Hiram, drame dont le Temple de Jérusalem, cette fois, est le théâtre.

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    Un tableau du grade d'Apprenti au RER

    La fortune de ce « temple » hybride, en dépit de l’archéologie et de l’orientation traditionnelle, a fini par le faire pénétrer en force dans la loge. En franchissant les colonnes J. et B. on a acquis la certitude d’entrer dans le Temple alors qu’en réalité, on en sortait…mais pour entrer, c’est vrai, dans une autre sorte de temple, au sens protestant et courant du terme.[3]

    Du reste, nombre de détails des rituels maçonniques le rappellent. Par exemple au Rite Ecossais Rectifié, lorsque le candidat est invité à monter fictivement les trois premières marche de l’escalier du temple, sur la figuration qui en est faite sur le tableau de loge, c’est bien vers le Temple de Jérusalem qu’on le conduit, mais on le fait aussitôt redescendre : il n’y est donc pas entré ![4]

    Cela n’empêchera pas que, depuis le grade de Maitre qui commence à cultiver largement cette équivoque sur le Temple de Jérusalem – et pour cause : toute son histoire se situe en son sein et il faut que le candidat la revive à son tour –, nombre de hauts grades feront un large usage de cet édifice mythique de ses diverses parties.

    Au terme de cette évolution, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, J.-B. Willermoz pouvait à bon droit affirmer : « Le temple de Salomon, à Jérusalem, est la base invariable de toute la Franc-Maçonnerie ; vous retrouverez le même, sous différentes formes, dans tous les grades ».[5] L’histoire avait rejoint le mythe…



    [1] Par exemple, le Ms Dumfries n°4 (1710) qui dit avec une parfaite ambiguïté : « est-ouest parce que toutes les saintes églises sont orientées ainsi, et en particulier le temple de Jérusalem. »

    [2] Du reste, nombre de temples de l’Orient ancien,  consacrés à de multiples dieux, possédaient cette même orientation est-ouest : celui de Salomon n’était pas une exception. La nouvelle orientation des églises chrétiennes était donc aussi une façon de se démarquer de tous les cultes antiques. Rappelons que le décret de Théodose interdisant le paganisme dans tout l’empire ne fut promulgué qu’en 392.

    [3] En écho à cette équivoque la formule, retrouvée dans tous les catéchismes maçonniques du XVIIIe siècle,  sur la franc-maçonnerie conçue comme un endroit où « l’on élève des temples à la vertu »…

    [4] « Monsieur, l’escalier dont vous venez de monter les trois premières marches conduit à la porte d’un temple qui est encore caché à vos regards, et dans lequel cependant, en qualité de maçon, vous devez entrer un jour si vous êtes constant dans la seule voie qui peut y conduire. » (Rituel du grade d’Apprenti, 1783-1788)

    [5] Instruction morale du grade de Maître (1783-1788).

  • Souvenirs, souvenirs...

    Cela fait aujourd'hui 33 ans, jour pour jour, que j'ai été initié dans une loge de la Grande Loge de France, obédience que j'ai quittée en 1987 mais où je compte encore de nombreux amis - même si on ne peut pas plaire à tout le monde ! Ma loge-mère s'appelait Le Libre Examen (n°217) - et elle existe toujours, bien sûr.

    Je m'interroge donc, comme doit le faire tout franc-maçon tout au long de son parcours, sur cet événement déjà un peu lointain et pourtant si présent à mon esprit et à mon coeur.


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    Gravure de 1745


    Ai-je trouvé le chemin que je souhaitais arpenter, sans trop savoir où il menait ? Ai-je obtenu les réponses aux questions qui me taraudaient alors - et ne m'ont pas quitté depuis ? Et si c'était à refaire, le referais-je encore ?

    On imagine sans peine mes réponses à ce questions, mais peu importe. Ce ne sont pas les réponses qui comptent, mais l'expérience que cet engagement m'a donné la possibilité de vivre. Paradoxalement, j'en retiens surtout les difficultés, les déceptions et les découragements, parfois les amertumes, parce que ce sont les obstacles qui font grandir. Mais je ne méconnais pas la joie des rencontres improbables, le plaisir de découvrir des terrains insoupçonnés, ni la déambulation sans fin dans les Rites et les grades - car c'est ainsi que je conçois la franc-maçonnerie : comme un voyage interminable, sans terme prévisible, sans territoire interdit.

    Quand la maçonnerie devient paroissiale, elle dépérit et rétrécit l'âme. Quand elle plastronne et pontifie, elle sclérose l'intelligence. Quand elle est sûre d'elle-même, qu'elle prétend régenter les esprits et leur imposer de nouveaux crédo, elle se perd immanquablement.

    Mais la franc-maçonnerie existe depuis bien plus longtemps que nous, qui tentons plus ou moins maladroitement de la faire vivre. Elle nous a précédés de loin, avec ses symboles toujours jeunes, ses rituels toujours émouvants, et la communauté humaine, imparfaite mais globalement éprise d'idéal, qu'elle a contribué à forger en trois siècles.

    Enigmatique objet que je m'efforce de scruter depuis toutes ces années, et qui me surprend souvent encore, la franc-maçonnerie ne peut être que le cheminement de toute une vie, sinon elle est une comédie - au mieux - et au pire, une imposture.

    Oublions aussi tous ceux qui, parfois, étant chargés de parler en son nom, la caricaturent et ne contribuent pas à la faire aimer. A toutes celles et à tous ceux qui, du dehors, assistent avec perplexité à ces exercices discutables, apportons en revanche la plaisante et prometteuse assurance de ce quatrain de 1744:


    "Pour le public, un franc-maçon

    Sera toujours un vrai problème,

    Qu'il ne saurait résoudre à fond,

    Qu'en devenant maçon lui-même".


    Au bout du compte, et avec tous les risques que comporte un tel engagement - mais c'est la vie elle-même qui est un risque majeur ! - c'est tout le bonheur que je leur souhaite...


     

  • Encore un Que sais-je ? "La franc-maçonnerie" (nouvelle édition)

    En 1963, Paul Naudon avait produit, dans la mythique collection Que sais-je ?, un petit opus limité aux 128 pages règlementaires de cette série académique de référence et présentant, autant que possible, tous les aspects historiques, légendaires, rituels et philosophiques, de la franc-maçonnerie dans tous ses états.

    Le succès fut au rendez-vous : 18 éditions en plus de 40 ans, près de 200 000 exemplaires vendus et une reprise du titre, en 2012, dans la belle collection Quadrige chez le même éditeur ! L'ouvrage, reflet des choix intellectuels et maçonniques d'un auteur disparu en 2001, reflet des connaissances d'une époque aussi, avait cependant beaucoup vieilli...Naudon-Paul-La-Franc-Maconnerie-Que-Sais-Je-Puf-Livre-835333366_ML.jpg

    Les PUF nous ont demandé, à Alain Bauer et à moi, de rédiger une version entièrement nouvelle, sans rapport avec la précédente, intégrant les données d'une histoire plus récente et tenant compte des apports de la réflexion maçonnologique depuis une vingtaine d'ann&ées.

    La double signature de deux auteurs aux conceptions maçonniques si nettement tranchées en apparence, et pourtant recouvrantes dès lors qu'il s'agit des valeurs humaines fondamentales dont la franc-maçonnerie est porteuse, est un gage d'objectivité - n'en déplaise aux révisionnistes et aux fâcheux !  C'est en tout cas le pari que nous avons fait, le but que nous avons souhaité atteindre en partageant la rédaction et surtout en soumettant chaque partie rédigée au regard critique de l'autre...

    Les épreuves sont corrigées depuis quelques jours. Parution prévue vers le 15 juin prochain ! 

    Pour vous faire patienter, en "avant-première", je vous livre la courte introduction de ce tout nouveau Que sais-je ? Elle en fixe assez bien l'esprit et le projet :


    Introduction

     

    « Marronnier » régulier des hebdomadaires autant que sujet controversé pour les historiens, la franc-maçonnerie, surtout dans un pays comme la France où elle a connu depuis le début du XVIIIe siècle un fabuleux destin, cultive tous les paradoxes. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre de ses attraits mais c’est aussi, pour quiconque prétend l’étudier, une source inépuisable de difficultés et de pièges.

    Le premier de ces paradoxes est que, le plus souvent, les francs-maçons ne se reconnaissent guère dans les portraits – simplement moqueurs ou résolument hostiles – que leurs observateurs ou leurs ennemis se plaisent à en tracer, mais n’en sont pas moins passionnés par tout ce qui fait parler d’eux. Institution publique, profondément mêlée à l’histoire intellectuelle, politique, sociale et religieuse de l’Europe depuis plus de trois siècles, la franc-maçonnerie revendique en effet de porter en elle une vérité subtile dont le sens, par sa nature même, ne se laisse pas saisir dans ce qu’elle donne à voir au monde « profane ». Ambivalence classique, au demeurant, propre à tout groupe qui place l’essentiel de son identité dans sa vie interne mais ne peut cependant ignorer l’image que son statut social lui renvoie – parfois pour le meilleur et souvent pour le pire. Observons ici que le travail de l’historien ou du sociologue qui se penche sur le fait maçonnique n’en est guère facilité : doit-il ignorer le primat revendiqué de cette identité « profonde » qui échappe à peu près sûrement à un regard porté de l’extérieur, et donc se borner à une approche purement phénoménologique d’une réalité bien plus complexe, ou doit-il, pour surmonter ce dilemme, recourir à l’ethnologie participative ? En d’autres termes, ne peut-on parler avec pertinence de la franc-maçonnerie que si l’on est franc-maçon mais, dans ce cas, ne risque-t-on pas de n’en parler qu’avec complaisance et sans esprit critique ? De fait, une bonne partie de la littérature publiée sur cette question au cours des décennies récentes a oscillé en permanence entre ces deux écueils.

    Le second paradoxe – mais sans doute pas le moindre – est que le mot « franc-maçonnerie » est un terme dont le sens ne fait pas consensus parmi les francs-maçons eux-mêmes. Les aléas de l’histoire et les innombrables possibilités de l’imagination humaine ont tracé pour les francs-maçons des chemins variés, dans le temps comme dans l’espace : d’un point de vue diachronique, la franc-maçonnerie a connu plusieurs vies, assumé plusieurs identités, revêtu plusieurs masques ; sur un plan synchronique elle juxtapose et fait interagir – et parfois s’opposer vivement – des visions si contrastées que l’on serait presque tenté de mettre un « s » à « franc-maçonnerie » pour serrer au plus près une réalité difficilement saisissable. De la franc-maçonnerie fantasmée du « temps des cathédrales » – mais a-t-elle jamais existé sous la forme qu’on lui suppose ? – à celle du « petit père Combes », lancée dans une lutte sans merci contre le clergé catholique et pour l’établissement de la République, en passant par le cénacle des proches de Newton dans l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle, composé de francs-maçons tout à la fois préoccupés d’alchimie, d’histoire biblique et de rationalité scientifique, tout en n’oubliant pas les salons parisiens du Siècle des Lumières où des Philosophes en loge refaisaient le monde, voilà déjà plusieurs univers qui sont loin d’être entièrement conciliables. Mais encore, sur l’échiquier géopolitique de la franc-maçonnerie contemporaine, que de distance apparente entre la franc-maçonnerie britannique, pièce incontournable de l’establishment traditionnel, très liée à l’aristocratie et à l’Eglise d’Angleterre, propageant dans ses rituels « les principes sacrés de la moralité », et une franc-maçonnerie française dont l’image nous est familière depuis la fin du XIXe siècle, surtout soucieuse d’engagement « sociétal », longtemps très proche des cercles du pouvoir où elle s’est parfois enlisée, et toujours gardienne sourcilleuse de la laïcité de l’Etat et de la « liberté absolue de conscience »…

    Entre une franc-maçonnerie saisie comme « essentiellement initiatique » et celle que l’on dit « politique par nature » – pour reprendre des formules entendues dans la bouche de dignitaires maçonniques français –, entre ceux qui veulent simplement y recevoir la Lumière et ceux qui prétendent s’en servir pour changer la société, quel est le terme moyen ? Quels fondamentaux les relient les uns aux autres ? En quoi réside leur commune appartenance, affirmée dans les deux cas, à la franc-maçonnerie ? Où se situe la distance critique qui les ferait s’en séparer ?

    C’est à ces questions – et à quelques autres – que cet ouvrage accessible entend fournir des éléments de réponse sans a priori. C’est le fruit des réflexions croisées de deux « spectateurs engagés », familiers du monde maçonnique et curieux de son histoire mais peu désireux d’imposer leur vision propre et présentant du reste, en ce domaine, des différences notoires et amicalement assumées de l’un à l’autre.

    En proposant un regard duel, à la fois empathique et distancié, sur une grande méconnue, nous avons surtout souhaité prodiguer au lecteur un guide de voyage dans un monde parfois déroutant, et lui procurer les moyens de forger sa conviction en toute sérénité.

    Ajoutons encore que ce Que sais-je ?, succédant à celui du même titre écrit par Paul Naudon, et dont la première édition remonte à 1963, s’en distingue considérablement. Non seulement parce que la perspective d’analyse du fait maçonnique et les grilles de lecture de l’histoire que nous avons adoptées sont très différentes, mais aussi et surtout parce que depuis 2003 plusieurs titres consacrés à divers aspects de la franc-maçonnerie ont été publiés dans la même collection. Nous y renvoyons évidemment pour développer plus en détail les différents sujets (histoire, rites, obédiences) que traitent ces ouvrages auxquels le présent volume pourra désormais servir d’introduction générale.