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  • La Franc-maçonnerie - Histoire et dictionnaire, Coll. Bouquins, Robert Laffont, 2013

    Il est difficile de parler d'un ouvrage collectif auquel on a collaboré, j'aurai cependant à revenir sur ce bel opus qui vient de paraître et doit beaucoup au travail de son directeur, Jean-Luc Maxence, dont il faut saluer ici la ténacité.

    On y trouvera, dans ce volume de près de 1200 pages, de nombreuses contributions originales - je ne parle évidemment pas des miennes  ! - dont, sans exhaustivité, celles de Pierre-Yves Beaurepaire ("La franc-maçonnerie des Lumières"), Claude Saliceti ("L'humanisme maçonnique"), M.-F. Picart ("Quand la franc-maçonnerie vint aux femmes..."), Simone Vierne ("Fonctions des myhes et des rites en franc-maçonnerie"), Jérome Rousse-Lacordaire ("Voie initiatique, voie spirituelle, histoire comparative"), Jean-Marc Vivenza ("René Guénon, l'ésotérisme et la franc-maçonnerie") ou encore Dominique Jardin ("Les courants ésotériques et la franc-maçonnerie"), Jean-Claude Bousquet ("Du Grand Achitecte de l'Univers à la liberté de conscience" - un article très complet et extrêmement équilibré sur un sujet difficile) et Michaël Segall (remarquable mise au point sur "La franc-maçonnerie américaine inconnue ").

    Ces auteurs sont estimés et fournissent ici de nouvelles preuves de leurs talents et de leur réelle maîtrise des sujets traités, en proposant des synthèses actualisées, très abouties, pertinentes et documentées - suffisamment distanciées aussi, car il ne s'agit évidemment pas d'un ouvrage de propagande, et la plupart des auteurs (mais pas tous !) semblent l'avoir bien compris...

    On a eu l'excellente idée d'ajoindre de copieuses annexes où l'on trouvera de bonnes traductions de textes fondamentaux, tels que quelques versions des Anciens Devoirs, les Constitutions d'Anderson, mais aussi le Discours de Ramsay.

    Enfin la bibliographie et les index, indispensables dans de tels ouvrages, sont bien faits.

    Que demander de plus ? Sans doute que tous les chapitres soient du même niveau, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Pour l'instant, je préfère réitérer mon jugement d'ensemble très favorable et recommander l'acquisition et la lecture de livre. Je dirai plus tard ce qui est moins agréable mais nécessaire, du moins si l'on veut défendre la vérité de l'histoire - or c'est l'une des passions (et donc l'un des risques) de ma vie !

    En attendant, je vous livre la fin du chapitre de conclusion, consacré à "L'avenir de la franc-maçonnerie", que l'ami Maxence m'a chargé de rédiger...

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    [...]

     

    L’initiation maçonnique a-t-elle un avenir ?

    Pour « ceux qui croient au ciel », il y avait – et il y a encore – les églises ; pour ceux qui n’y croient pas – ou n’en veulent plus – mais désirent pourtant conférer un sens à leur vie, il y aussi les partis politiques, l’action syndicale, l’engagement associatif – voire le divan du psychanalyste. Quelle est aujourd’hui – et quelle sera demain ! –, dans un pays comme la France singulièrement, la place de l’initiation maçonnique ?

    On a vu que la courbe des effectifs, dans notre pays, n’a cessé de s’élever depuis une trentaine d’années. Faut-il donc la prolonger et prédire un envol numérique de la franc-maçonnerie ? Nul ne peut le dire mais on peut au moins envisager les facteurs qui pourraient modérer ou simplement moduler cet enthousiasme arithmétique.

    D’abord parce que l’évolution économique et sociale contemporaine, qui rend les hommes moins disponibles et moins sereins, la mutation culturelle qui substitue le règne de l’éphémère et de l’image sans lendemain à la contemplation méditative de l’icône ou à la réflexion sur les textes que le temps avait consacrés, l’invraisemblable « bougisme » qui contraint les individus à une course folle et permanente, tous ces traits de la civilisation de l’incertitude, de l’apparence et du jeu sont a priori peu favorables à la prospérité d’une démarche mesurée, attentive et patiente comme celle que propose la franc-maçonnerie.

    Ensuite parce que, l’actualité l’a tragiquement montré depuis quelques années, le besoin de retrouver des racines spirituelles ou traditionnelles trouve souvent son aboutissement dans les intégrismes religieux de toutes sortes qui, tout en s’opposant avec violence, s’accordent généralement sur un point : la franc-maçonnerie est un ennemi à abattre. Une autre impasse caricaturale est encore représentée par les sectes qui, elles, n’ont jamais tant proliféré.

    Enfin parce que les références culturelles et philosophiques sur lesquelles repose le corpus symbolique et rituel de la franc-maçonnerie, empruntant aux sources essentielles de la tradition judéo-chrétienne, fût-ce au simple titre de mythe fondateur et d’allégorie suggestive, font aujourd'hui l’objet d’un discrédit inquiétant qu’alimentent surtout une ignorance et une inculture qui s’aggravent dans les générations les plus récentes.

    Pourtant, si l’on veut bien y songer un instant, toutes ces causes d’un possible effacement de la perspective initiatique dans l’esprit de nos contemporains – notamment dans un pays aussi sécularisé que la France du XXIème siècle –, sont peut-être autant de chances à saisir, voire de défis à relever pour une franc-maçonnerie à nouveau confiante et consciente de ses potentialités. Observons simplement que, depuis la fin du XIXème siècle, les acquis de l’anthropologie culturelle ont montré l’impressionnante permanence du schéma initiatique dans à peu près toutes les sociétés et suggèrent qu’il constitue peut-être l’un des invariants les plus saisissants de la condition humaine. Dotée d’une structure étonnamment stable à travers les siècles et les continents, à peine variable dans son fond mais sous des masques et des représentations multiples, l’initiation a jalonné toutes les étapes de la civilisation. Pourquoi notre monde « postmoderne » en serait-il dépourvu ? Pourquoi n’y trouverait-elle plus sa place pour répondre à des questionnements eux aussi intemporels ?

    Abandonnons ici résolument l’habit du devin que revêt toujours, plus ou moins consciemment, quiconque prétend trouver dans le présent une préfiguration de l’avenir. Gardons-nous aussi de prendre pour des réalités probables nos désirs comme nos angoisses. Restent alors l’éternelle énigme de la vie humaine et l’irrépressible interrogation sur les origines, le sens et la fin des choses qui, un jour ou l’autre, s’empare presque immanquablement de chaque être humain. Les efforts combinés, tantôt solidaires, tantôt contraires, de la philosophie et de la spiritualité n’ont pu en épuiser le secret en quelques dizaines de siècles de pensée humaine déchiffrable.

    L’initiation peut donc encore proposer sa contribution : celle du premier et du dernier pas.

  • Les "Mystères" de la Rose-Croix (2)

    4. Comment formuler un rosicrucianisme utile et sérieux pour notre temps ?

    On comprendra qu’il ait été nécessaire d’effectuer le survol précédent [Voir ma note Les "Mystères" de la Rose-Croix (1)] et de poser, à chaque détour, certaines questions, avant de s’interroger sur le temps présent.

    Je voudrais proposer ici une définition provisoire en forme de programme de travail qui s’assigne certaines bornes. Les éléments « limitants », je veux dire ceux qui nous éviterons de divaguer – sont les suivants :

    1.La SRIA est le modèle du rosicrucianisme moderne. A ce titre, nous pouvons certainement reprendre le projet que lui assignaient ses fondateurs dès 1867 :

    sria.gifAim of the Society

    « The aim of the Society is to afford mutual aid and encouragement in working out the great problems of Life, and in discovering the Secrets of Nature; to facilitate the study of the system of Philosophy founded upon the Kabbalah and the doctrines of Hermes Trismegistus, which was inculcated by the original Fratres Rosae Crucis of Germany, A.D. 1450; and to investigate the meaning and symbolism of all that now remains of the wisdom, art and literature of the Ancient World. »

                    C’est-à-dire :

    Objectifs de la Société

    « L’objectif de la Société est de procurer à ses membres aide et encouragement mutuels pour un travail portant sur les grands problèmes de la Vie et sur la découverte des Secrets de la Nature ; de faciliter l’étude d’un système philosophique fondé sur la Kabbale et les doctrines d’Hermès Trismégiste, système transmis aux premiers Frères de la Rose-Croix, vers 1450  [sic]; de rechercher la signification et d’approfondir le symbolisme de tout ce qui nous est parvenu de la sagesse, de l’art et de la littérature de l’Ancien Monde. »

     

        2. Nous avons aussi sous les yeux des contre-modèles qui adoptent parfois l’étiquette rosicrucienne mais où ne règnent que la confusion intellectuelle, le mélange de toutes les traditions, une histoire douteuse, la simplification abusive de  questions complexes, etc. Le programme, à peine caricaturé de cette navrante errance : "tout est dans tout et réciproquement", de l’ésotérisme supposé des temples Incas aux mystères de l’Agartha en passant par le calendrier des Druides, tout cela sans aucune réflexion critique, sans mise en perspective, sur fond d’inquiétante inculture. Dans la même veine, Les Grands Initiés d’E. Schuré, un roman onirique qui trace la continuité de « la tradition ésotérique », de Rama à Jésus ! Rien de scandaleux ni de suspect au demeurant, simplement un chemin d’illusion et une voie sans issue.

    Si l’on veut à présent exprimer des valeurs positives et originales de « refondation » de la Rose-Croix, je suggérerai alors les points suivants :

    1. La Rose-Croix des origines est un mouvement chrétien, né en terre protestante, ayant pour objet de régénérer le christianisme et d’établir les bases d’une foi vivante, profonde, d’un christianisme véritable et sincère, au-delà des institutions religieuses elles-mêmes mais pas  nécessairement contre elles. Sans cette affirmation chrétienne et, disons-le, sans cette dimension mystique, il n’y a pas de Rose-Croix authentique : rien alors qu’une vague spéculation plus ou moins occultisante, empruntant un vocabulaire chrétien saisi comme un décor et non comme un fondement. La Rose-Croix, dans sa pratique, doit refléter cette tension religieuse, au sens le plus élevé, le plus noble et le plus libre du mot. Dans le contexte protestant de sa fondation cela suppose, par exemple, une réelle fréquentation des textes sacrés, et notamment une lecture spirituelle de la Bible.

    Alchemist's_Laboratory,_Heinrich_Khunrath,_Amphitheatrum_sapientiae_aeternae,_1595_c.jpg

    2. La Rose-Croix a également toujours mis en avant la compréhension, l’étude et la recherche. Sans travail intellectuel, conçu non comme une fin en soi mais comme une nécessaire préparation à la vie spirituelle, nombre de voies sont possibles mais la voie rosicrucienne est ignorée. N’oublions pas, nous l’avons vu, qu’elle est aussi fille de l’humanisme, et songeons à cette magnifique gravure qui sert de frontispice au fameux ouvrage d’Henry Kunrath (publié en   1595), L’Amphithéâtre de l’éternelle sapience : on y voit un homme, un cherchant, disons un « vrai » Rose-Croix, agenouillé devant un oratoire (l’endroit où l’on prie) qui lui-même est placé immédiatement en face d’un laboratoire (l’endroit où l’on travaille et cherche). Tel est le programme implicite que fixe ce frontispice : travailler avec son esprit pour élever son âme ; chercher la vérité avec intelligence pour trouver Dieu avec le cœur. Mystique, la Rose-Croix l’est sans doute, mais c’est de mystique spéculative qu’il s’agit, de cet effort vers le Divin qui s’aide d’une tentative intelligente de décrypter l’univers à travers tous les signes – la tradition hermético-kabbalistique dit : « les signatures » – qu’il a laissées à notre intention dans un monde qu’il habite depuis toujours et où il faut le retrouver par la conversion de notre regard en tâchant une fois encore, selon le conseil de St Paul, d’entrevoir au travers des choses visibles ce qu’il y a d’invisible dans la création (Colossiens, 1, 15-17).

    3. Le domaine de prédilection de cette double recherche, intellectuelle et spirituelle, qui caractérise la Rose-Croix, est l’ésotérisme chrétien dans sa plus grande extension, c’est-à-dire l’ésotérisme occidental issu de la Renaissance, véritable époque axiale, mais à l’exclusion de tout autre sujet. J’insiste sur ce point. Sans prétendre aucunement décerner de bons ou de mauvais points, rappelons simplement que la Rose-Croix n’est pas la Théosophie de Mme Blavastsky, ni le New Age et moins encore le « bazar » moderne des Nouveaux Mouvements religieux (NMR). La fascination pour un Orient de pacotille, pour une parapsychologie naïve, pour un pseudo-ésotérisme qui confond l’hermétisme avec l’occultisme le plus terre à terre, n’a rien de commun avec la tradition rosicrucienne authentique.  Son objet n’est pas non plus de réfléchir sur les mérites comparés – et certainement très grands – du bouddhisme ou de l’hindouisme – généralement envisagés, du reste, de façon très superficielle et souvent erronée – et moins encore sur les prétendus mystères de l’Egypte ancienne, largement fantasmée,  voire sur ceux du vaudou  – j’allais dire : « Grand Dieu » ! – mais bien plutôt d’aller à la découverte du vaste et inépuisable domaine des études et des contemplations qui, de Pic de la Mirandole à Boehme, de Reuchlin à Agrippa, en passant par Paracelse, Fludd ou Maier, pour ne citer que les plus illustres, ont tenté de dépasser une vision strictement confessionnelle et dévotionnelle du christianisme institué pour s’efforcer de retrouver Dieu en chaque chose et le Christ au cœur de nous-mêmes.img136.jpg

    4. Enfin, et cela fait lien avec ce que je viens d’évoquer, la tradition hermético-kabbalistique qui sert de colonne dorsale à la Rose-Croix, repose avant tout sur un monde peuplé d’images. La pratique des médiations, de l’imagination créatrice, est un fondement du regard ésotérique, comme l’ont magnifiquement établi de nos jours A. Faivre ou J.-P. Laurant[1]. Il s’agit-là du « monde imaginal » selon H. Corbin[2] – d’autres diraient, avec C. G. Jung, celui des archétypes et de l’inconscient collectif [3] – de ces structures et de ces figures essentielles qui, bien que tracées de main d’homme, renvoient au monde céleste ou tendent vers lui, suggèrent son contact ou du moins son approche, en évoquant le numineux et le « Tout Autre »[4]. Cette confrontation « opérative » – ou opératoire –, à la fois intelligente et méditative, avec les emblèmes de la tradition hermético-kabbalistique doit donc constituer l’une des activités encouragées et mises en œuvre par les Rosicruciens.

    Les perspectives que l’on vient de tracer sont exigeantes et, à divers égards, assez neuves. Disons qu’à tout le moins elles sont inhabituelles dans le monde de ce qu’il est convenu de nommer le rosicrucianisme à notre époque…

    Pour finir, je reprendrai les termes mêmes de la Confessio, publiée en 1615 :

    « La philosophie secrète des R.C. est basée sur la connaissance de la totalité des facultés, sciences et arts. »

    Insistons bien sur le fait que la « totalité » qui est ici envisagée est moins une totalité encyclopédique – ambition assez vaine, au demeurant – que la totalité de l’être, où les dimensions intellectuelles, morales et spirituelles sont inséparables.

    La Confessio poursuit d’ailleurs, un peu plus loin :

    « Le portail de la sagesse s'est actuellement ouvert au monde ; mais les Frères ne pourront se faire connaître qu'à ceux qui méritent ce privilège car il nous est interdit de révéler notre connaissance, même à nos propres enfants. Le droit d'accéder aux vérités spirituelles ne s'obtient pas par héritage, il doit s'acquérir par la pureté de l'âme. »

    Et enfin :

    « Nous déclarons qu'avant la fin du monde Dieu fera jaillir un grand flot de lumière spirituelle pour alléger nos souffrances. Tout ce qui aura obscurci ou vicié les arts, les religions et les gouvernements humains et qui gêne même le sage dans la recherche du réel, sera mis au grand jour, afin que chacun puisse recueillir le fruit de la vérité. »

    Par un travail rigoureux, modeste et sincère, faute de voir ce grand jour, efforçons-nous d’en préparer l’avènement…



    [1] J.-P. Laurant, Le regard ésotérique, Paris, 2001.

    [2] « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les Formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. » Prélude à la 2ème édition de Corps spirituel et Terre céleste, Paris, 1978.

    [3] Les racines de la conscience, Paris, 1971, Chapitre 1 : « Les archétypes de l’inconscient collectif ».

    [4] R. Otto, Le sacré [1917], Paris, 1995.

  • Le "Rite Français" : une identité idéologique ou structurelle ?

    Les querelles maçonniques contemporaines, essentiellement centrées sur des compétitions obédientielles assez dépourvues d’intérêt, conduisent malheureusement souvent les francs-maçons à oublier quelques vérités essentielles de leur histoire. L’opposition désormais classique, pense-t-on,  entre le Rite Français et le Rite Ecossais et Ancien et Accepté, pour ne citer que l’une de ces fausses querelles, en est un exemple frappant.

    Je voudrais me borner ici à rappeler certains faits élémentaires pour dénouer les équivoques qui s’attachent encore à l’identité du Rite Français en notre temps.

    Le Rite Moderne anglais – avant d’être tardivement appelé « Rite Français » sur le continent –, pratiqué au sein de la première Grande Loge de Londres fondée en 1717, a mené, pendant soixante ans, une lutte un peu dérisoire et sans grand objet, semble-t-il, contre le Rite Ancien, la Grande Loge qui respectait ses usages ayant été créée, quant à elle, en 1751. Ce conflit ne fut que purement anglais, soulignons-le, et n’eut aucune incidence en France, mais il semble parfois que certains « bricoleurs » de l’histoire s’emparent d’une affaire exclusivement insulaire pour donner au Rite Moderne des caractéristiques d’origine que ses protagonistes auraient sans aucun doute récusées.

    Le lieu n’est pas ici d’exposer en détail cette fameuse querelle, sur laquelle je reviendrai certainement un jour ou l’autre, toutefois certains éléments peuvent être évoqués. Ainsi, les Anciens énoncèrent une liste de reproches qu’ils adressaient aux Modernes, responsables à leurs yeux d’avoir altéré le dépôt initial de la tradition maçonnique que les Anciens affirmaient, quant à eux, avoir scrupuleusement respecté – on a, depuis lors, souvent entendu cette chanson...

    Parmi les griefs adressés à la Grande Loge des Modernes, on relevait notamment l’abandon des prières lors des cérémonies ou l’oubli des fêtes de Saint-Jean. Ces seuls exemples ont accrédité l’idée que les Anciens représentaient une mouvance religieuse et conservatrice, par opposition aux Modernes, réputés plus tolérants, ouverts et libéraux – plus « modernes » en un mot, si l’on oublie que ce qualificatif, attribué par dérision à la première Grande Loge, fut toujours rejeté par elle, considérant qu’il s’agissait presque d’une injure…


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    Les Free-Massons (1735)

    Une assemblée de la Grande Loge de Londres (Modernes).

    Noter la position des Surveillants  (à droite) et des Chandeliers.

    Malheureusement, rien de tout cela ne résiste à l’examen et, comme l’ont suffisamment montré depuis plusieurs décennies les travaux de l’érudition maçonnique anglaise,[1] ces accusations étaient apparemment sans fondement. Rien d’idéologique ne distinguait réellement les Anciens des Modernes, et notamment pas des considérations religieuses. Les raisons de leur opposition initiale furent sans doute de nature socio-économique (les Anciens recrutaient dans un milieu globalement plus modeste que les Modernes) mais aussi « ethnique » – car pour les Anglais, les Irlandais, majoritaires parmi les fondateurs de la « nouvelle » Grande Loge,  étaient vraiment un autre peuple. Quelques décennies plus tard, cependant, la Grande Loge des Anciens était devenue aussi anglaise que la première et sa structure sociologique très semblable. C’est certainement pour cela que la fusion finale des deux Obédiences fut si aisée. Les Articles de l’Union de 1813, donnant naissance à l’actuelle Grande Loge Unie d’Angleterre, n’aboutirent d’ailleurs qu’à des ajustements symboliques et rituels assez limités car rien d’autre, en effet, ne séparaient les deux Obédiences…

    Mais depuis au moins la fin des années 1730, la Rite Moderne en France, le seul qui existât –  autant dire simplement  « la franc-maçonnerie » –, avait acquis son indépendance.[2] On sait le destin brillant qui fut le sien dans toute l’Europe. On ne parle guère de « Rite Français » avant les toutes premières années du XIXème siècle, et c’est alors uniquement pour le distinguer, par exemple, du Rite Ecossais Rectifié (RER) ou du Rite Ecossais Philosophique, tous deux formés dans le dernier quart du XVIIIème siècle, en attendant le dernier venu, c’est-à-dire le Rite Ecossais « Ancien » et Accepté (REAA), dont les rituels ne seront rédigés, pour les grades bleus, qu’en 1804.[3]

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    Plan de la loge des Anciens (1760)

    Noter la place des Officiers et l'absence de tableau au centre.

    Ce qui définit alors le Rite Français c’est toujours son système symbolique et rituel, qui contient tous ses « marqueurs » sur le plan traditionnel,[4] mais aussi son identification historique au Grand Orient de France, héritier institutionnel de la première Grande Loge en France. Toutefois, cette dernière appartenance a-t-elle une signification idéologique ? Assurément non. Louis de Clermont, Grand Maître de 1743 à 1771, pratiqua le Rite Moderne (qui ne portait pas encore ce nom !) et n’était certainement pas un révolutionnaire, tandis que le dernier Administrateur du Grand Orient de France avant la Révolution, Montmorency-Luxembourg – lui aussi du « Rite Français » – fut le premier émigré de France !

    On pourrait multiplier les exemples à loisir, mais ce n’est pas là mon sujet. On l’a compris : il ne faut pas confondre le contenant et le contenu. Que, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, le Grand Orient de France se soit identifié au combat laïc et républicain est une chose – tout à son honneur. Que le Rite du Grand Orient ait été, à cette époque comme à celle de Louis de Clermont et du duc d’Antin, le Rite Moderne ou Français, en est une autre, qui n’a rien à voir…

    Le Rite Français véhicule les plus anciennes traditions rituelles et symboliques connues de la maçonnerie spéculative : c’est là son identité fondatrice, telle que l’historien peut la restituer, et les profondes altérations que subirent ses rituels, à la fin du XIXème siècle, n’y changent rien.[5]

    Il existe du reste, depuis la début des années 1960, des formes dites "rétablies" ou "traditionnelles" du Rite Français, dont l'origine remonte aux travaux fondateurs de René Guilly-Désaguliers. Leurs rituels sont d'inspiration chrétienne et comprennent notamment un serment sur l'Evangile, selon l'usage constant du Rite Moderne au XVIIIème siècle.

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    Un des plus anciens tableaux de loge en France

    (Rite "Moderne" , 1744-1745)

    Confondre l’action historique du Grand Orient de France – courageuse et noble –  avec une certaine vocation « messianique » du Rite Français, que l’on supposerait destiné depuis ses origines à défendre l’idéal laïque et à établir la République, est donc une absurdité que l’historien ne peut manquer de relever.

    Sans oublier, pour l’anecdote, qu’à la fin du XIXème siècle, il a existé une obédience ultra-progressiste, fortement imprégnée d’anarcho-syndicalisme, récusant les hauts grades et favorable à l’initiation des femmes, alors que le Grand Orient, sur ces deux points, n’était assurément pas sur la même ligne et s’y opposait même nettement. Cette obédience « avancée » se nommait la Grande Loge Symbolique Ecossaise [6] et pratiquait le REAA !

    Il faut s’y faire : l’histoire est implacable …



    [1] Notamment les précieuses contributions de C. Batham, « The Grand Lodge of England according to the Old Institutions, The Prestonian Lecture for 1981 », Ars Quatuor Coronatorum [AQC] 94 (1981), 141-165 ; « Some problems of the Grand Lodge of the Ancients », AQC 98 (1985), 109-130.

    [2] C’est ce que constate James Anderson lui-même, dans la 2ème édition des Constitutions, publiée en 1738.

    [3] Le Guide des maçons écossais.

    [4] Position des Officiers, ordre des mots des deux premiers grades, position des chandeliers, instruments du serment, etc. Cf. les travaux essentiel de mon maître René Désaguliers, Les trois grands piliers de la franc-maçonnerie, Paris, 1963 - Nouvelle édition entièrement révisé par R. Dachez, Paris, 2011.

    [5] On peut en juger en lisant l’excellent ouvrage récemment paru de L. Marcos, Histoire illustrée du Rite Français Paris, 2012.

    [6] Elle fusionnera en 1896 avec la Grande Loge de France, créée deux ans plus tôt, et lui donnera plusieurs Grands Maitres et Grands Officiers.